À Mossoul, au cœur des destructions, un restaurant de falafels renaît
Salah, derrière le comptoir de son restaurant, qui vend également du tabac à narguilé. Photos de l'auteure 

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reportage

À Mossoul, au cœur des destructions, un restaurant de falafels renaît

La reprise de la ville irakienne terminée, certains habitants commencent déjà à se réinstaller. Salah en fait partie. Avec deux amis, il a rouvert son restaurant.

Depuis près d'une heure, deux voitures sillonnent la vieille ville de Mossoul. Dans la première, des policiers fédéraux ouvrent le chemin. Dans la seconde, nous sommes quatre à les suivre : deux journalistes français, une fixeuse nommée Lina, et Makeen, notre chauffeur. Dehors, le temps s'est arrêté. Pas une maison n'a été épargnée par les bombardements. Les façades éclatées laissent entrevoir les signes d'une vie désormais révolue. Des couvertures tapissent les sols défoncés, des enseignes d'anciennes échoppes ne tiennent plus qu'à un fil, des chaises en plastique bleues ou vertes traînent par terre. Ces quelques rares coloris contrastent avec le lit de poussière grise qui recouvre maintenant ce quartier, situé au cœur de Mossoul-Ouest.

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Seconde ville d'Irak, Mossoul est traversée par le Tigre, qui sépare la commune en deux. D'un côté, Mossoul-Est, la partie moderne. De l'autre, Mossoul-Ouest, aux constructions plus anciennes. Les forces gouvernementales irakiennes, appuyées par certaines milices et une coalition internationale, ont rapidement reconquis la moitié orientale d'une ville contrôlée depuis juin 2014 par l'État islamique. Mais Mossoul-Ouest se compose d'étroites ruelles, difficiles d'accès pour les forces armées. Pour leur ouvrir la voie, les bombardements de la coalition internationale y ont été bien plus intensifs. De nombreuses habitations ont été touchées. Dans la vieille ville, résultat de ces tirs, mais aussi des mines posées par Daech, tout a été détruit. Avant la guerre, Mossoul comptait 2,7 millions d'âmes. Aujourd'hui, le nombre de déplacés s'élèverait à près d'un million – entre 10 000 et 40 000 Mossouliotes auraient péri pendant les combats.

Un habitant de Mossoul devant son domicile détruit

Après avoir dépassé des dizaines de voitures démolies et agglutinées les unes aux autres, nous nous échappons de la vieille ville. Au-delà de cette zone, les dégâts se révèlent importants, mais les rues principales ont déjà été nettoyées. Tout le long d'une route, les bordures de trottoir semblent avoir été récemment repeintes en jaune et blanc. Les maisons, à l'air inhabité, portent encore les stigmates des balles échangées entre Daech et les forces irakiennes. Les rues, quasi désertes, ne sont pourtant pas abandonnées de tous. Sur un trottoir, plusieurs personnes sont attablées à l'entrée d'un restaurant à la devanture rouge, des sandwichs à la main. Notre chauffeur lance alors : « Hey ! Des falafels, ça vous dit ? » Et nous d'acquiescer sans attendre.

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À l'intérieur, derrière un bar, deux hommes s'activent. Une dizaine de clients – dont plus de la moitié porte des uniformes de policier – est assis. L'ambiance est animée, le lieu en bon état. Le contraste avec le reste de la ville est criant. Un des deux serveurs vient prendre notre commande. Vêtu d'un sweat-shirt bleu et noir, il ne se départit jamais d'une démarche soucieuse, qui va de pair avec un visage aux traits fins, d'où jaillit un regard triste.

Il s'appelle Salah. À 24 ans, il est copropriétaire de ce restaurant, situé en plein cœur de Mossoul-Ouest. Avec deux amis, il a rouvert ce commerce il y a quelques jours. Sept mois auparavant, Salah fuyait les combats faisant rage entre les autorités irakiennes et l'État islamique. « Je me suis réfugié dans un camp en compagnie de ma famille, nous précise-t-il. Je ne suis revenu qu'il y a une semaine car avant, la police ne nous laissait pas entrer dans cette partie de Mossoul. » En effet, malgré la libération de la ville annoncée à cor et à cri par le Premier ministre irakien Haïder al-Abadi le 9 juillet dernier, Mossoul demeure une cité dangereuse pour les civils, car infestée de mines installées par Daech – de l'aveu même de la Police fédérale irakienne. De même, des cellules dormantes du groupe terroriste sont toujours présentes sur place. Des hommes de Daech sortent périodiquement des tunnels dans lesquels ils se terrent depuis plusieurs semaines, et où ils se nourrissent de dattes et d'eau. Si la ville est loin d'avoir été entièrement sécurisée, les autorités laissent certains habitants se réinstaller.

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Salah fait partie de ceux-là. Dès son retour à Mossoul-Ouest, il a pu rouvrir son commerce, épargné par les bombardements. Mais le quotidien de ce restaurateur ressemble en tout point à un parcours du combattant : « Il n'y a pas d'eau dans la ville, les canalisations ont été détruites – il faut donc acheter des bouteilles. L'électricité manque, aussi. » Au fil des minutes, la discussion rebondit et passe à des considérations bien plus personnelles. « Tu es revenu avec ta famille ? », lui demande Lina, notre fixeuse. « Non, je suis tout seul, ma famille est restée dans le camp », répond-il, sans poursuivre ni ajouter une quelconque explication. Le visage impassible, il change brusquement de sujet et relativise sa situation : « Mais ce n'est pas si terrible. Pour la nourriture, par exemple, on arrive à se fournir au marché, un peu plus loin. »

« Les soldats de l'EI nous obligeaient à leur donner de l'argent. On a également dû changer notre style de vie : la télévision était interdite, tout comme le narguilé. On ne pouvait pas fumer. » – Salah

Les falafels arrivent sur notre table, accompagnés du traditionnel pain irakien triangulaire, et de quelques tomates. « Bon appétit ! », lance notre chauffeur en arabe. Entre deux bouchées, nous questionnons timidement Salah sur son quotidien sous le joug de Daech. Non loin de son restaurant, le jeune homme a vécu deux ans et demi dans une ville contrôlée par une organisation réputée sanguinaire :

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« C'était beaucoup plus confortable avant qu'ils n'arrivent, annonce-t-il d'emblée. La vie s'est dégradée avec Daech. Les soldats de l'EI nous obligeaient à leur donner de l'argent. On a également dû changer notre style de vie : la télévision était interdite, tout comme le narguilé. On ne pouvait pas fumer. » Un policier irakien qui nous accompagne depuis ce matin plaisante : « Tu n'as pas de barbe ! Ça, ça serait pas possible avec Daech ! » Salah caresse alors son visage rasé avec le sourire. Avec l'arrivée de l'EI, la barbe avait été rendue obligatoire. Les hommes qui ne la portaient pas devaient payer une amende, et risquaient de se faire frapper par les autorités.

« Daech a tué mon frère, parce qu'il était de la police. Ils nous l'ont pris et nous ont ramené son corps. » – Adnan

Quelques mois auparavant, avant que les forces irakiennes ne réussissent à reprendre le contrôle de la ville au prix de nombreuses pertes, de tensions avec la population civile et d'exactions, des hommes de l'État islamique s'asseyaient ici pour commander des falafels. Salah s'en souvient encore : « Ils mangeaient souvent dans notre restaurant. Ils venaient de partout, de Syrie, du Liban, de Russie – et de France aussi ! » Notre chauffeur, Makeen, me regarde, un sourire gêné au coin de la lèvre. « Ils payaient pour le falafel, mais ils nous rackettaient derrière. » Aujourd'hui, la vie d'avant Daech reprend peu à peu son cours. Dans le restaurant, sur ses étals, Salah vend également du tabac à narguilé.

Sur une table voisine, un homme nous interpelle, une cigarette à la main : « Daech a tué mon frère parce qu'il était de la police. Ils nous l'ont pris et nous ont ramené son corps. J'ai perdu cinq membres de ma famille, en tout. » Adnan a 30 ans. Lui aussi a quitté Mossoul-Ouest durant les combats. « Je me suis réfugié chez des proches. Je suis revenu il y a quelques jours. » Avant la guerre, le trentenaire vendait des légumes au vinaigre. Depuis son retour, il enchaîne les petits boulots payés à la journée : « Je suis seul ici. Je suis perdu. »

Adnan

Ils sont encore rares ceux qui, comme Salah et Adnan, sont de retour dans la partie occidentale de Mossoul. « Petit à petit, les gens reviennent dans la ville », nous affirme pourtant Salah. Il prend l'exemple d'une famille entière, qui s'est réinstallée à quelques centaines de mètres du restaurant. Mais dans le quartier, beaucoup de maisons sont inhabitables. Dans le voisinage, certains Mossouliotes passent uniquement pour constater les dégâts. Il n'est pas rare d'observer des hommes s'atteler à la reconstruction de leur maison à l'aube, quand la température n'a pas encore atteint les sommets.

De retour dans la voiture, notre chauffeur s'amuse : « Si un ami te dit qu'il a mangé des falafels à Paris, tu pourras lui répondre que toi, tu l'as fait à Mossoul ! » Après des mois de déplacements et d'errance, dans des camps ou chez de la famille, les Mossouliotes espèrent retrouver leurs racines, ainsi qu'une vie normale.