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Ce que j’ai appris de la télé en passant les 48 dernières heures devant une chaîne d’infos en continu

Horreur, cadavres et commentaires : voyage jusqu'au bout de l'abrutissement
Paul Douard
Paris, FR

Je suis épuisé. Depuis trois jours, j'actualise sans cesse mon fil d'actualité Twitter en pensant que quelqu'un va enfin crier haut et fort que toute cette histoire d'attentats, de personnes fauchées pendant un concert, de kamikazes, de ceintures d'explosifs et de tueries simultanées n'était qu'une vaste blague. Une sorte de caméra cachée géante. Mais non, toute cette horreur est bien réelle : 129 morts et 352 blessés, donc 99 en état d'urgence absolue.

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C'est pourquoi à la place, je vois passer des avis de recherche qui se transforment en avis de décès. Ou de nombreuses photos de personnes bien trop jeunes pour mourir. Je n'étais ni au Bataclan, ni dans les Xe et XIe arrondissement. Pourtant comme nous tous, je suis dévasté – et abruti.

Vendredi dernier vers 21 heures 30, j'étais le cul bien enfoncé dans mon canapé du XVIIIe arrondissement. Comme tout bon jeune moyen de 26 ans, j'attendais que mes potes se manifestent pour aller descendre quelques bières. Mais aucun d'entre eux ne l'a fait. Je ne me doutais pas un instant de ce qu'il se passait dans les quartiers voisins jusqu'au moment où j'ai reçu un message inhabituel de la part d'un pote habitant rue de Charonne : « Attentat en cours mec, reste chez toi ! »

Après avoir eu la confirmation sur Twitter que quelque chose d'abominable était en train de se produire, j'ai fait comme tous les gens simples de ce pays : j'ai allumé la télévision et j'ai regardé l'une des deux chaînes d'infos en continu proposée par mon bouquet Free. Je ne regarde jamais ces chaînes-là. Je ne déteste pas la télévision, je n'en fais pas un dogme, mais pour moi, souvent ces chaînes d'infos n'en donnent aucune. Elles ne sont que des comptes Twitter en télé qui se plaisent à retweeter tout ce qui leur passe sous le nez, sans analyser les faits, ni les vérifier.

Car de fait, une chaîne d'info en continu sert à ça : nous cracher au visage sans discontinuer des faits, déblatérés par des journalistes nécessairement drogués pour rester devant la même caméra 8 heures d'affilée. C'est comme cette petite musique d'ascenseur anonyme et désagréable qui nous reste dans un coin de la tête pendant une semaine. Seulement là, quels autres choix s'offraient à moi ? J'ai allumé la télé, comme vous. Et je suis resté scotché devant pratiquement 48 heures.

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Screenshot via BFM TV

Au début, j'ai rapidement compris que des gens s'étaient fait tirer dessus à une terrasse de bar. Sur BFM, un énorme bandeau bleu affichait « 15 morts » en caractères blancs. Je n'ai pas tout de suite pensé à un attentat terroriste. J'ai plutôt imaginé un règlement de comptes à la marseillaise qui aurait mal tourné. Ou plutôt : très mal tourné. Au bout d'une heure, le nombre de morts augmentait trop rapidement. J'étais comme figé. Je ne pouvais plus décrocher de l'écran.

Je ne comprenais pas ce qui se passait mais je ne voulais surtout rien louper. L'accumulation de violence à laquelle je n'étais pas habitué me maintenait éveillé. Intérieurement, je me disais : ce truc est un film. Un film par trop réaliste certes, mais un vrai bon film catastrophe crypto-messianique à la Roland Emmerich – avec un plot d'enfer, en plus.

Plus les attaques se poursuivaient, plus rien n'était maîtrisé par l'équipe de la chaîne à laquelle j'étais scotché. Tout s'enchaînait beaucoup trop vite, pour eux comme pour moi.

D'abord, il y a eu des tas de témoins qui ont débarqué en direct pour apporter des informations. Mais on peut le comprendre : la plupart d'entre eux étaient bien trop submergés par les larmes pour arriver à raconter quoi que ce soit. Qui pourrait leur en vouloir ? Les seuls qui n'étaient pas encore totalement détruits par ce qu'ils avaient vécu décrivaient la réalité la plus froide, glaçante possible.

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Au bout de quelques heures, les journalistes n'avaient plus rien à dire et répétaient donc sans cesse le nombre de morts, qui finissait inexorablement par résonner dans ma tête. La même image – des flics du GIGN en train de s'équiper – tournait en boucle.

Je me souviendrai toujours de la phrase d'un jeune homme réchappé du Bataclan avec sa mère : « On a couru, on a dû marcher sur des cadavres pour s'enfuir », confiait-il au journaliste. Mon cerveau s'est arrêté net. L'image s'est cristallisée dans mon crâne, comme si j'avais aperçu un ovni. Je n'y croyais pas et mon cerveau non plus. Celui-ci s'est agrippé à ce qu'il pouvait : se souvenir de l'endroit. J'étais au Bataclan il y a à peine un an pour un concert de Kasabian.

Le fait d'apprendre ces attentats par la télévision a d'abord agi comme une barrière. Je n'étais pas réellement conscient que tout ça se déroulait à 30 minutes à pied de chez moi. Je voulais arrêter mais la chaîne était là pour me garder avec elle à grands coups d'images spectaculaires et de titres chocs non-informatifs.

Screenshot via BFM TV

Au bout de quelques heures, les journalistes n'avaient déjà plus rien à dire et répétaient donc sans cesse le nombre de morts, qui finissait inexorablement par résonner dans ma tête. La même image – des flics du GIGN en train de s'équiper – tournait en boucle. Cet effet de répétition a fait naître en moi une sensation de profonde inutilité. Alors que des centaines de personnes perdaient la vie au Bataclan et dans les rues de Paris, j'étais là devant ma télé à me demander ce qui allait bien pouvoir se passer par la suite.

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Sur le plateau de la chaîne en direct pendant ce temps, les journalistes étaient totalement perdus. Je sentais chez eux une sorte de schizophrénie. Ils semblaient partagés entre faire leur job, c'est-à-dire récupérer le plus d'infos possible, et se laisser prendre par l'émotion, fermer leurs gueules et pleurer. Comme tout le monde, en fait.

Je crois que j'aurais préféré la deuxième solution. J'aurais préféré qu'on chiale tous ensemble plutôt que d'être le spectateur d'un défilé ininterrompu de vidéos macabres. Vers 3 heures du matin, ma tête était sur le point d'exploser. Je ne clignais plus des yeux et je sentais ma rétine fondre. J'ai préféré aller dormir, espérant secrètement que tout soit effacé à mon réveil.

Lorsque celui-ci a sonné, j'ai rallumé la télévision avant même d'aller pisser.

BFM devenait un ordinateur branché directement à mon cerveau afin de l'alimenter en horreurs. Je n'avais plus à me poser de questions, simplement à recevoir la masse d'informations non analysées de la part de la chaîne. Le « 40 morts » de la veille s'était transformé en « 120 morts et 300 blessés ». Les journalistes sur le plateau utilisaient des termes chocs afin d'appâter le chaland du type « Une boucherie » ou « L'Horreur à Paris ».

Mais je ne pouvais pas m'arrêter. J'en voulais toujours plus. Toute la journée, ce fut un marathon de vidéos plus atroces les unes que les autres. Dans l'une, des images de cadavres qui avaient encore leur pinte à la main, la tête couchée sur la table. Dans une autre, des gens qui hurlaient comme jamais je n'avais entendu. Tout le temps, un fond sonore composé de rafales de Kalachnikov. Un aperçu de l'enfer lancé en pâture à des téléspectateurs hébétés.

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Screenshot via BFM TV

Au fond, je ne savais plus trop ce que je faisais. J'étais certes terriblement triste de voir autant de personnes souffrir à deux pas de chez moi. Mais j'étais aussi hypnotisé par une forme de curiosité particulièrement malsaine.

Toutes ces vidéos constituent un immense supplice à regarder, pourtant je ne pouvais pas m'en empêcher. J'étais comme Malcolm McDowell dans ce passage spécialement sordide d' Orange Mécanique, drogué et devenu presque dépendant des images de violence. Celle-ci s'imprégnait en moi petit à petit. J'étais désormais sorti du simple cadre informatif de l'événement. La réalité dans laquelle je croyais vivre s'était soudainement effondrée et avait laissé place à un monde triste, incompréhensible et irrationnel. Mon cerveau en redemandait. Il était sur OFF.

À force de regarder des corps sans vie, mon esprit s'est formaté sur la base de ces images. L'horreur devenait normale. En voyant tous ces instantanés d'apocalypse en boucle, ces corps sans vie, ces témoignages de survivants dévastés, je me suis finalement demandé ce qu'ils avaient bien pu ressentir à la toute fin.

Ma curiosité ne venait pas d'une envie particulière de voir des gens souffrir. je cherchais simplement à ressentir ce qu'eux avaient pu ressentir. Je ne parle pas de douleur physique, mais plutôt ce qu'il a dû se passer dans leur tête à l'instant où ils savent qu'ils étaient en train de quitter ce monde. C'est d'ailleurs également la deuxième question la plus fréquente posée par les journalistes aux témoins : « Qu'avez-vous ressenti ? » L'homme tient à savoir ce que son semblable s'est dit lorsqu'un monstre l'a regardé droit dans les yeux et a braqué son arme sur lui.

Car ces événements révèlent aussi notre peur de la mort et de l'inconnu qu'elle représente.

Toute notre vie, nous cherchons à savoir ce qui se passe à la fin. La mort est la seule chose qui ne peut être spoilée et simulé artificiellement. Quand nous voyons tant de personnes partir injustement, la tristesse et la rage se mêlent à d'autres sensations plus étranges, plus profondes. Si je suis resté sur BFM, c'est que je voulais être avec eux le plus longtemps possible et connaître la dernière pensée qui avait pu traverser leur âme. C'est comme si j'espérais trouver les réponses à mes questions dans leur regard. En passant des journées entières devant la télé à m'abreuver d'images difficilement supportables, je souhaitais capter la dernière pensée de ces personnes. À quoi pense-t-elle ? Sait-elle où elle va ?

Les chaînes d'infos, à la manière des réseaux sociaux, sont aujourd'hui les symboles de ce que l'homme recherche : ressentir toujours plus. Faire en sorte que notre cerveau accumule le plus vite possible le plus de faits, de sensations, de likes. Même ces jours où l'on vit coincés dans les limbes de l'horreur.

Paul est sur Twitter.