À feu et à sang

FYI.

This story is over 5 years old.

Photo

À feu et à sang

En France, entre 2011 et 2013, une personne s'est immolée par le feu sur la place publique tous les 15 jours.

En France, entre 2011 et 2013, une personne s'est immolée par le feu sur la place publique tous les 15 jours. À partir de ce constat et suite au silence qui a suivi la plupart de ces actes désespérés, Samuel Bollendorff, photographe et réalisateur, a enquêté sur le phénomène et s'est rendu sur quelques-uns de ces lieux qui ont connu l'horreur. Il a ainsi photographié à la chambre cour d'école, parking d'entreprise, agence Pôle emploi, coin de trottoir ou zone péri-urbaine, en France comme à l'étranger, afin de tenter ce que ces gens n'ont pas réussi à faire : porter leur désespoir aux yeux de tous. Accompagné d'Olivia Colo, journaliste, il en a tiré un web-documentaire intitulé Le Grand Incendie, qui a depuis été récompensé de plusieurs bourses et prix, avant de publier un livre du même nom aux éditions Textuel au début de l'été.

Publicité

« L'immolation par le feu n'est pas un suicide comme les autres. C'est un sacrifice public, une adresse au collectif, expliquent les deux auteurs. Comment rendre compte ? Nul besoin de donner à voir la violence d'une immolation pour être sensible à un tel évènement, pour en recevoir l'onde de choc. Au contraire. Le calme et le vide des lieux nourrissent l'imaginaire de chacun. L'orchestration du déni figure l'horreur. »

À l'occasion de son exposition à venir à la galerie agnès b., à Paris, du 13 au 30 avril 2016, Samuel Bollendorff a accepté de revenir sur quelques-unes de ses images.

Remy Louvradoux. 26 avril 2011. France Telecom/Orange, Merignac.

« Cette histoire est la première dont nous avons entendu parler, et la première à nous avoir choqués. Alors qu'il a intégré l'entreprise à 20 ans, gravi les échelons jusqu'à devenir cadre, Remy Louvradoux a finalement été "placardisé" au sein de son entreprise, victime des nouvelles stratégies de management qui consistaient à dégrader les conditions de travail afin de pousser psychologiquement au "départ volontaire" dans le cadre d'un plan de réduction des effectifs. L'homme était préventeur ; sa mission était de mettre à jour les dysfonctionnements de l'entreprise et d'apporter une réponse aux nombreux suicides. Pour ce faire, il s'est vu attribuer un bureau sans fenêtre, sans ordinateur et sans téléphone. Ses supérieurs et sa direction avaient tous pour ordre de ne pas répondre à ses courriers d'alerte. Son n+1 dira par la suite avoir "obéi aux ordre". Il s'est immolé sur le parking de son entreprise.

Publicité

« Si c'était évidement un suicide, comme dans les autres cas, et que la société se réfugie toujours derrière la dimension multi-factorielle de l'acte, il s'agissait bien sûr davantage un acte contestataire. Par ce projet, nous avons tenté de savoir dans quelle mesure le collectif en était responsable et pourquoi, généralement, seule une dépêche dans un journal local diffusait l'information. »

Djamal Chaar. 13 février 2013. Pôle emploi, Nantes.

« Intérimaire et prêt à accepter le moindre petit boulot pour survivre, Djamal Chaar s'est immolé devant son agence Pôle emploi quand les offres sont devenus de plus en plus rares et qu'il s'est vu refuser ses indemnités après avoir fait une erreur dans ses déclarations. L'après-midi même, l'agence a fait nettoyer la trace de l'immolation. Sur cette photo, on peut voir une trace en négatif, après le passage du kärcher. Ce déni est aberrant.

« Afin de comprendre ce qui s'est passé, Nicole Chaar-Haouï, la femme de Djamal Chaar, a tenté de prendre rendez-vous avec la directrice de l'agence, qui lui a demandé de ne plus jamais revenir. Après avoir porté plainte contre Pôle emploi, elle a reçu une lettre du tribunal de Nantes sans en-tête et truffée de fautes lui annonçant que sa plainte avait été classée sans suite, au motif qu'il n'y avait pas eu de "blessé" autre que son mari.

« La gauche venait d'arriver au pouvoir. Malheureusement, ce nouveau gouvernement n'a pas été plus brillant dans sa gestion de cette affaire que les gouvernements de droite. Les responsables politiques refusent d'endosser la responsabilité de ces actes car se mettre à considérer leur portée contestataire serait un signal catastrophique pour eux. Ainsi, ils réduisent ce geste à une fragilité psychique liée à la précarité. Djamal Chaar était quelqu'un de fragile, et c'est tout qu'ils ont retenu. Pendant notre enquête, nous avons rencontré des collectifs de chômeurs et d'anciens agents qui nous ont confié que Pôle emploi avait fait paraître une circulaire nommée "Alerte incident" et qui donnait des consignes en cas de tentative d'immolation. En venir à mettre en place ce genre de mesure est effroyable. »

Publicité

Lise Bonnafous. 13 octobre 2011. Lycée Jean-Moulin, Béziers.

« Alors que l'Éducation nationale a fait disparaître 50 000 postes d'enseignants de 2007 à 2012, Lise Bonnafous, professeur de mathématiques et candidate aux élections syndicales, s'immole dans la cour de son établissement, au milieu de ses élèves auxquels elle prononce ces mots : "Je le fais pour vous."

« Suite à ce geste, son père, lui-aussi professeur, rédige une lettre destinée à la presse locale dans laquelle il écrit : "L'immolation par le feu de ma fille est une révolte, un cri de désespoir face au dévoiement inexorable de tout le système éducatif." L'homme appelle ensuite à "refondre à tout prix une nouvelle et authentique école de la République, celle où primaient les valeurs du civisme et du travail ; celle où le professeur était au centre de tout ; celle où l'enfant du peuple pouvait devenir fils de roi."

« Dans le même temps, le ministre de l'Éducation nationale déclare que la professeur présentait des fragilités psychologiques. Le recteur de l'académie de Montpellier a quant à lui menacé d'une sanction les proviseurs laissant leurs professeurs se rendre à la marche blanche organisée par les élèves.

« Recueillir des témoignages de ces quelques enseignants a été très compliqué. Néanmoins, deux d'entre eux ont, un an après, installé une plaque sur la tombe de leur collègue. Bien que ce corps de métier devrait être garant de la lutte sociale et intellectuelle, il n'y a eu aucune autre commémoration ni acte rituel symbolique ou élan de solidarité de la part des autres profs. Ce délitement est catastrophique. Toutes ces histoires symbolisent en quelque sorte la fin de la lutte collective. »

Publicité

Jean-Louis Cuscusa. 8 août 2012. Caisse d'allocations familiales, Mantes-la-Jolie.

« Jean-Louis Cuscusa est infirmier intérimaire, vit dans une caravane et a touché un trop perçu de la CAF, qui le lui réclame. Il ne peut pas rembourser. Lors d'un entretien pour évoquer sa situation, il sort une bouteille remplie de produit inflammable dont il s'asperge puis s'immole.

« La préfecture a aussitôt estimé que cet "allocataire lambda" connaissait de "multiples difficultés personnelles inconnues" et qu'il s'agissait d'un drame personnel.

« Suite à ce drame, la CAF de Mantes-la-Jolie a embauché un vigile supplémentaire, qu'on pourrait considérer comme la "brigade anti-immolation masquée" de l'agence, comme il en existe au Tibet ou en Algérie. Un an auparavant, un homme avait déjà tenté de s'immoler par le feu devant la CAF de Marseille. »

Éric C. 14 mai 2011. GDF Suez, Saint-Clair-du-Rhône.

« Eric, cadre à GDF-Suez, s'est immolé dans sa voiture, au bord d'une route, miné par la charge de travail qu'on lui demandait d'accomplir. Si, avant son acte, il avait tenté d'alerter sa direction sur le manque d'effectifs, il n'a pas reçu de réponse. Il a survécu grâce à un pompier qui passait par hasard par là et qui l'a tiré du véhicule. La trace de l'immolation n'a jamais été enlevée. S'il s'en est remis, il a subi de nombreuses greffes.

« Cynisme absolu : alors qu'il était dans le coma, il a reçu une médaille pour le récompenser de ses vingt-cinq ans d'ancienneté. Pour lui, son entreprise ne le considérait plus que comme un numéro et non plus comme un agent.

« Il est retourné au travail un an plus tard et n'a reçu que railleries et remarques de la part de ses collègues. Il avait aussi accroché l'affiche du documentaire Le Grand Incendie dans son bureau, avant que quelqu'un l'arrache. Depuis, s'il travaille désormais beaucoup à distance et qu'il essaye de trouver une autre entreprise, rien n'a changé. »