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LE NUMÉRO FILM

Alejandro Jodorowsky

Présenter Alejandro Jodorowsky en quelques lignes est impossible. Comme un chat octogénaire, il a connu des vies multiples...

Présenter Alejandro Jodorowsky en quelques lignes est impossible. Comme un chat octogénaire, il a connu des vies multiples : cinéaste, danseur, écrivain, homme de théâtre d’avant-garde, mime, scénariste de bande dessinée, journaliste (« La Vie sexuelle des super-héros » dans Métal Hurlant) et grand magicien devant l’éternel, tirant chaque semaine à Paris les tarots à une foule amassée dans un café. Avec la fin du conflit commercial de 30 ans l’opposant à son producteur qui avait bloqué les copies de ses films, on peut enfin partir à la découverte d’une poignée de films possédés, psychédéliques, excessifs et mystiques. El Topo, La Montage sacrée, Fando et Lis, Santa Sangre, sont tous indispensables. On l’a rencontré chez lui, à Paris, il avait oublié notre rendez-vous, mais il a quand même bien daigné se mettre à raconter quelques souvenirs plutôt passionnants. Alejandro Jodorowsky : Tu vois ce chat… Il est vieux, très vieux. Il doit bien avoir 25 ans. Il boite, il n’entend plus, il est aveugle. Mais il vit. Il m’accompagne. Une fois, quand j’étais très jeune, j’allais vers Paris, le bateau a fait escale à Barcelone pour cinq heures, on nous a laissé descendre, je n’avais pas d’argent, je ne savais pas où aller. Dans la rue, j’ai vu un chien errant et je me suis mis à le suivre. Il m’a emmené au marché, puis au Barrio Chino, le quartier des prostituées ; puis à la Sagrada Famila, l’église décorée par Gaudi. C’est un chien errant qui m’a fait découvrir Gaudi. Il était mon guide. Un maître, tu sais, ça peut aussi être un chien. Vice : Vous avez toujours eu besoin d’un maître ?
Oui, parce que la communication avec mon père était inexistante. Il m’écrasait. Il était commerçant, très autoritaire, athée, il se moquait de tout. Aucune transmission, sauf deux conseils : « Achète bon marché et revends cher » et « rien n’est vrai. » J’ai eu besoin d’un archétype paternel pour me sortir de l’infantilité. Me donner ce que ce père ne m’a pas donné. Vous avez tourné vos premiers films assez tard, à 39 ans…
J’ai toujours voulu faire du cinéma, c’est l’art le plus grand pour moi. Le mime, que j’ai appris avec Marceau, le théâtre que j’ai pratiqué avec Topor et Arrabal au moment du mouvement Panique, la danse, les marionnettes, tout ce que j’ai exploré c’était dans l’idée de faire des films. Mes maîtres en cinéma sont restés les mêmes : Buñuel, les grands oniristes, Freaks de Todd Browning. Et aujourd’hui quelques asiatiques hors normes. Où en êtes-vous du film en préparation ?
Il est possible que ça se fasse, j’aurai des nouvelles cet automne… Le script, c’est l’enfant d’El Topo. J’ai imaginé une vie dans un monde dévasté, après la catastrophe. La Sainteté est enterrée entre deux rochers d’or sur une petite île, mais pour y accéder il faut être soi-même un être pur, un saint. Il est possible qu’on le tourne entre l’Espagne et la Russie. Qu’est-il arrivé à King Shot, le film que vous annonciez il y a trois ans et pour lequel Asia Argento et Marilyn Manson avaient déjà donné leur accord ?
Le scénario était trop fort : un casino, le King Shot, au milieu du désert dans un monde qui est en train de tomber en ruine. Comme toujours avec moi, c’est irracontable : il n’y a pas de pitch pour mes films. Mes œuvres ne se résument pas en dix lignes. Et comme l’argent vient de la télé et des banques, il faut un pitch… Je ne peux plus faire des films qu’avec des investisseurs particuliers, disposés à faire une folie. Je ne peux pas attendre de l’argent de la télé… L’industrie du film est devenue une alliée de la restauration. Il faut que ce soit simple parce que les gens vont au cinéma digérer le resto dans lequel ils étaient avant. Et il ne faut pas qu’ils aient peur, sinon ils pètent… C’est bien John Lennon qui a produit votre troisième film, La Montagne sacrée, en 1973 ?
Oui, par l’intermédiaire de mon producteur Allen Klein (décédé cet été), qui était aussi le manager des Beatles et des Rolling Stones, et qui dirigeait Apple, la compagnie de disques des Beatles. Lennon était partant, il avait entendu parler d’El Topo. Je l’ai rencontré une fois, c’est tout. Il n’était pas possible, de toute façon, qu’il passe sur le plateau au Mexique, pour la simple raison qu’on tournait dans des endroits fous, dans les montagnes. Vous avez un peu accumulé les folies sur le tournage de La Montagne sacrée, non ?
Tout le monde voulait me tuer. Deux mille personnes ont défilé devant la basilique de Guadalupe en me comparant à Charles Manson. Parce que je cherchais pour La Montagne sacrée des maisons à l’architecture coloniale. Or, devant la basilique la plus vénérée du Mexique, il y avait un très beau portail colonial. Bon, la scène était simple : devant ce portail devait passer un camion rempli de morts ensanglantés et nus. Un truc de rien du tout. Sauf que pour cela il faut déshabiller les gens, les enduire de faux sang et que vous n’allez pas faire ça à 10 kilomètres du plateau, mais dans la tente installée à côté de la basilique. On a donc quarante personnes nues ensanglantées, qui attendent dans la rue. En deux heures, toute la ville disait que nous faisions non pas un film mais une messe noire, que j’insultais la vénérée Vierge… et voilà soudain deux mille personnes à genoux demandant à ce qu’on m’expulse… Après, il y a eu des problèmes avec l’association des charrosLes quoi ?
Les charros, ce sont les cowboys mexicains, des mecs virils avec de grands chapeaux. Je les ai fait venir pour une scène : des charros portant des masques à gaz et dansant avec des hommes, un bal de folles ! Trois cents couples homosexuels ! Un charro est venu avec un revolver et me l’a posé sur la poitrine en me traitant de pédé… Lui aussi voulait me tuer. Le Mexique, quand tu lis les news, ça n’a pas changé. Hier, on a tué une avocate de vingt-huit coups de feu. Et en même temps, c’est un endroit où tu peux faire un film avec une mise de 5 000 $… Ça a été le cas pour El Topo en 1971. Le Chili de votre enfance était-il aussi violent ?
Avant Pinochet, non. Après, oui. Quand les soldats, formés par des militaires allemands, ont commencé à former un État dans l’État. Mentalité bestiale, terrible. Moi, enfant, je vivais dans un petit village, je n’ai rejoint Santiago du Chili, la capitale, que vers 10 ans. J’étais un peu à l’écart dans ce village. Mon père et ma mère étaient fils et fille de Russes. J’étais traité comme on traite un Noir aux États-Unis. Je ne pouvais pas avoir d’amis, alors je passais mes ­journées à lire à la bibliothèque. Je pense aujourd’hui que ça a été la chance de ma vie, de ne pas avoir d’amis étant enfant. Je me suis forgé un monde. D’où vous vient ce savoir sur les religions ?
De mon père, d’une certaine façon, il était athée. Quand j’avais 4 ans, il m’a fait cette annonce : « Dieu n’existe pas. » Ça a été une source de terreur incroyable. Alors j’ai commencé à lire des choses qui pourraient me calmer, métaphysiquement parlant. Toutes les religions, tous les mouvements ésotériques, l’alchimie, la Kabbale… Tout y est passé. Sauf l’astrologie, qui m’a toujours fait chier. Heu… Vous aviez un scénario sur La Montagne sacrée ?
J’avais une structure mais j’inventais au fur et à mesure, chaque nuit. Vous tourniez sous champi, dit-on…
Non, enfin… En fait, une seule scène a été faite sous champignons hallucinogènes. Et la scène a raté. On devait atteindre un endroit sacré, le point culminant de la pyramide. Les acteurs et moi avons décidé de prendre quelque chose à la mesure de cet endroit mystique… Mais j’ai fait une erreur : je n’ai pas forcé mon chef opérateur à en prendre aussi. Il était sobre. Il était en dehors du trip. Il nous a vus et s’est moqué de nous comme on se moque des ivrognes. Et pour nous filmer de façon un peu ridicule, il a décidé de mettre une lentille déformante, pour que ça fasse un peu plus psychédélique sans doute, ou pour nous rendre grotesques. Un effet de merde sur une scène qui était belle, pure, qu’il ne fallait pas déformer. On grimpe la pyramide, guidés par cet état de supraconscience, et là j’ai gratté la base de la pyramide et j’en ai extrait une pierre, un cube, et on l’a monté jusqu’au sommet de la pyramide, où on a trouvé une petite fleur. Une toute petite fleur : c’était magique, très pur. Et ce con de cameraman qui, pour capter ça, met une lentille déformante comme si on était des monstres… Je voulais le tuer. Je m’en suis rendu compte trop tard : on était dans des endroits sauvages, vierges, je n’ai vu les rushes qu’une fois rentré à New York, après m’être échappé du Mexique (les Mexicains voulaient mettre une bombe dans mon appartement en hurlant que j’étais le diable). Tu sais, j’avais filmé 30 heures ; il en a abîmé plus d’un tiers. J’ai fait l’erreur de croire que si les techniciens étaient straight, j’éviterais qu’ils fassent n’importe quoi à l’image. Et ça a été l’inverse : ils ne comprenaient rien au film, il n’y avait aucune communication entre eux et nous, ils nous regardaient comme des bêtes sauvages et se permettaient de faire n’importe quoi à la ­caméra. Quand je pense à ce qu’on a raté, j’en suis malade. Sur La Montagne sacrée, tu avais imposé un régime strict à tes comédiens…
Oui, on habitait tous ensemble, dix personnes, et on ne devait dormir que quatre heures par nuit. De minuit à quatre heures. On se levait, on prenait une douche froide. Puis on faisait des exercices de méditation : des mantras, etc. Le vendredi par exemple, c’était le jour objectif. Tu ne pouvais pas dire quelque chose comme : « il fait froid », car c’est subjectif ; toi, tu as froid, un autre aura moins froid… Il fallait atteindre l’antisubjectivité. On avait une petite cloche pour corriger chez les autres toute trace de subjectivité. Il fallait, tu comprends, vaincre l’ego. La Montagne sacrée, c’est le film d’une secte ?
Rien à voir avec une secte, on se voyait plutôt comme des samouraïs métaphysiques. C’était très américain, dans la mesure où il y avait une quantité de drogue incroyable… Je ne suis pas du tout dans le trip drogue, alors je leur ai fait croire que les flics ­surveillaient la maison et j’ai jeté la drogue aux toilettes. Dès que le manque est arrivé, les gentils disciples se sont transformés en monstres… Mais c’est là aussi que j’ai compris que quand ils restaient trois heures à méditer, c’était juste parce qu’ils étaient défoncés aux pilules… L’époque était dingue, j’avais passé un contrat avec un gourou américain, Oscar Ichazo, qui avait un ­groupe de protoanalyse appelé Arica. Il proposait un accès plus rapide à l’illumination. Il disait que les différentes disciplines ésotériques et religieuses avaient chacune une technique pour y parvenir. Lui proposait un cocktail détonant, il mêlait toutes les techniques et promettait l’illumination en deux mois seulement ; et à toi, m’a-t-il dit, je peux te donner l’illumination en huit heures. Ok, super, ­tentons le coup… On lui donne 17 000 $ et il vient dans un grand hôtel de Mexico m’illuminer. Il arrive, on bavarde, il sort un petit paquet de poudre orange et me le fait boire dans un verre. Je venais de payer 17 000 $ pour une dose de LSD ! Ça ne me faisait aucun effet. Alors il a sorti de la marijuana thaïlandaise ; et là… Je voyais des Picasso, des Renoir par la fenêtre, c’était du Walt Disney, des couleurs partout… Ça a duré huit heures. Tu as été copain avec Dennis Hopper au moment de The Last Movie, vos styles sont proches. On est dans un cinéma de l’expulsion, du délire ?
Oui, bien sûr. Je lui ai même donné des coups de main sur The Last Movie. On est allés dans un festival en Yougoslavie, Dennis, Peter Fonda et moi. Pour me faire inviter, ils ont dit que j’étais leur astrologue et qu’ils ne pouvaient pas se déplacer sans moi. J’y suis donc allé déguisé en astrologue. Dans l’hôtel, Peter criait : « Viens Jodo, aide-moi, je suis entouré par un serpent... » Ils étaient défoncés à un point incroyable. Dennis était capable d’avaler n’importe quoi du moment que c’était de la défonce. Quelle force, ces Américains… Pourquoi les Américains se droguent autant ? Moi je ne me drogue pas, je ne bois pas une goutte. Au Japon, j’ai rencontré Katsuhiro Otomo, qui a fait Akira. Le film n’existait pas, ce n’était encore qu’un manga. On va manger, je bois un peu de ­whisky pour lui faire plaisir. Il me dit qu’il est bloqué sur Akira, qu’il ne trouve pas la fin. Je suis saoul, je lui raconte une fin délirante que j’invente en même temps que je la raconte, je dessine tout sur une nappe et je la lui offre. Le lendemain, je ne me souviens de rien. Un jour, je reçois une lettre de lui où il me remercie de lui avoir donné la fin d’Akira. En parlant d’influences, vous connaissiez les films de Glauber Rocha, et surtout Antonio Das Mortes, au moment où vous avez signé El Topo ?
Les deux films sont sortis ensemble, au même moment, en 1971. Je n’étais pas au courant du projet de Rocha. J’ai découvert son film en même temps qu’il découvrait le mien. Les deux héros révoltés et sexy sont proches. On était copains, Glauber et moi, enfin jusque dans une certaine mesure : il était tellement drogué qu’il était presque impossible de lui parler. Ce personnage d’anticowboy solitaire en cuir noir, d’où vient-il alors ? De Vince Taylor (rocker anglais exilé en France, qui fut l’amant de Brigitte Bardot, et qui était bardé de cuir noir) ?
C’est possible car j’aimais beaucoup Vince Taylor. J’avais vu un de ses spectacles dans un cabaret de Pigalle. J’étais allé là-bas avec toute une bande d’écrivains surréalistes. Ils m’avaient amené là parce que le spectacle était mis en scène par Georges Bataille. J’ai voulu ensuite faire jouer Vince Taylor et son orchestre dans un happening du mouvement Panique. Mais il a eu ce jour-là une sorte de crise mystique, il croyait qu’il était Dieu. Alors il est resté cloîtré chez lui, dans sa chambre d’hôtel, à côté du café de Flore. Je n’ai pu faire venir que ses musiciens. Son batteur était le fils du peintre surréaliste Hans Bellmer. Je pense que la silhouette d’El Topo venait un peu de lui et un peu d’un film d’Elvis Presley qui m’avait beaucoup amusé. Personne n’allait voir les films de Presley à Paris à cette époque-là. Il était très méprisé. L’échec du projet Dune, qui n’a jamais pu voir le jour, t’a blessé ?
Oui, et en même temps ça a été la chance de ma vie, j’ai rencontré Moebius et j’ai fait L’Incal, et je crois qu’avec L’Incal on a un peu changé la face de la BD. Pour Dune, j’avais réuni une bande incroyable : Dan O’Bannon, Giger, Moebius. Une partie de l’équipe a fait Alien et Blade Runner ; j’ai inventé cette science-fiction non réaliste – j’étais contre le réalisme de 2001. Je voulais des opéras, des navires de l’espace, quelque chose de baroque, d’organique, c’était bien avant La Guerre des étoiles. On était en 1974. Le script a changé la vision des Américains sur le cinéma de science-fiction. Tu sais pourquoi le film ne s’est pas fait ? Je venais de me bagarrer avec Allen Klein, il a bloqué les droits de diffusion de La Montagne sacrée. Je n’avais plus de production, et surtout plus un rond. Michel Seydoux est venu me voir en me disant : « Donne-moi un ­projet et on le fait. » J’ai dit Dune. Je ne l’avais pas lu, mais un ami m’avait dit que c’était génial. OK, ils achètent pour rien les droits de Dune, Frank Herbert leur dit que de toute façon c’est une folie, qu’ils ne pourront jamais faire ça à l’image. De mon côté, je pars à Paris et dans l’avion je commence à lire Dune et je m’aperçois que c’est impossible à faire, trop littéraire. J’ai réinventé le script de A à Z. On monte le truc : Orson Welles, Dali, David Carradine, Udo Kier, Gloria Swanson, Mick Jagger et Leonard Cohen acceptent de jouer, Pink Floyd et Magma doivent faire la musique. L’équipe visuelle est géniale et dessine des milliers de costumes. On a le capital pour récupérer la mise, il faut que ce soit une sortie mondiale, et rien à moins de 2 000 salles aux USA. Les exploitants américains ont refusé, sur ordre des studios d’Hollywood. Ils refusaient de voir une production française sur le même terrain qu’eux. Voilà ­pourquoi Dune ne s’est pas fait. Et voilà pourquoi ce sont les Américains qui finalement l’ont fait. Je n’ai jamais vu le Lynch. Je n’ai jamais pu. Mais, par ailleurs, Lynch est un mec brillant. Moebius, tu l’as rencontré comment ?
Pour Dune. Je rentrais de Lyon en voiture, j’ai bu un café sur une aire d’autoroute, dans un snack sinistre, il y avait un Blueberry qui traînait là, je feuillette, je cherche à le rencontrer et je tombe sur lui par hasard en allant voir mon agent car il venait livrer une affiche de film. Je lui parle de Dune, je lui dis : tu veux venir avec moi à Los Angeles signer le contrat avec le studio des effets spéciaux ? Quand ça ? Après-demain. Je sais pas si je peux. Ah tant pis, je vais voir Druillet alors… OK, je serai à l’aéroport après-demain. Avant de travailler, on se retrouvait tous les matins dans un café en bas des bureaux de la production, et tu sais comment s’appelait le café ? L’Univers…. Ça ne s’invente pas. Ceux qui voudraient en savoir plus feraient bien de se ruer sur le coffret des DVD de Jodorowsky, édité par Wildside et sur le livre d’entretien avec Jean-Paul Coillard sorti cet été chez K-Inite éditions : Jodorowsky, de la cage au grand écran