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reportage

Alexa Clay fraie avec les crapules du monde entier

Une leçon d’économie souterraine par ceux qui savent faire de l’argent.

On le sait depuis Stringer Bell, les gangsters sont des agents économiques rationnels qui savent générer plus d’argent en une heure que vous en une vie. Mais à en croire Alexa Clay, historienne de l’économie diplômée de Brown et d’Oxford, les acteurs de l’économie informelle sont des innovateurs dont l’importance égale celle de Richard Branson ou Steve Jobs.

J’ai rencontré Alexa Clay au « Tech Open Air » de Berlin. L’événement se déroulait au Kater Holzig, une vieille savonnerie en brique sur les bords de la Spree. Elle s’exprimait devant un parterre de gens sortant des meilleures business school du monde et d’une faune de programmeurs, codeurs et développeurs.

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Cette jeune fille de bonne famille, bardée de diplômes, s’est mise à raconter son tour du monde du gangstérisme, de la Chine à l’Afrique en passant par l’Europe et l’Inde. Elle a avancé des chiffres édifiants : en 2050, on estime qu’environ un tiers des travailleurs verseront dans l’économie informelle. Alexa a enchaîné en avançant qu’il était peut être temps de voir ce qu’on pouvait apprendre des vrais saboteurs, arnaqueurs et autres gangsters. J’ai décidé d’en savoir plus avant que son livre The Misfit Economy ne sorte en 2014, après un dernier voyage en Somalie. Selon elle, les gangsters sont les personnes les plus faciles à approcher du monde.

VICE : Qu’est-ce qui t’a donné envie d’aller en Inde, en Chine et en Afrique pour rencontrer des gangsters, des pirates, des hackers et autres hors-la-loi ?
Alexa Clay : Mes parents sont anthropologues, ils sont fascinés par les autres cultures. Ma mère a pas mal bossé avec le docteur John Mack, un psychiatre de Harvard, avec lequel elle a interviewé les gens qui se disaient victimes d’enlèvement par les aliens. Mon père, lui, a passé un paquet de temps dans la forêt amazonienne avec les indigènes. Et moi, j’ai toujours été attirée par la marginalité.

Mais pour tout te dire, ce projet a commencé par une blague. J’avais envie de faire chier la Harvard Business Review avec un article sur les pratiques des gangsters et des terroristes. C’était ma façon de secouer l’élite du « business ». Et ça s’est avéré une bonne piste d’enquête.

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Alexa en compagnie de King Tone, le boss des Latin Kings

C’était pas trop dur d’approcher ces gens-là ?
C’est marrant, les gens pensent souvent que c’est dur de rencontrer des gangsters, mais dès que j’avouais que je faisais une enquête sur l’économie du marché noir, presque tout le monde connaissait une bonne histoire ou connaissait quelqu’un dans le milieu. Dans un pays, quand j’étais vraiment bloquée et que je n’arrivais pas à rencontrer les escrocs, j’allais acheter de la drogue. C’est toujours un bon point de départ.

Justement, en parlant de drogue, il paraît que tu as rencontré Antonio Fernandez, alias King Tone, le boss des Latin Kings de New York.
Oui, c’est vrai. On a beaucoup parlé, il m’a refait l’histoire des gangs à New York. Ils se sont divisé la ville par nationalités, les Italiens, les Irlandais, les Juifs, etc. Et puis après chacun pouvait se lancer en politique, devenir pompier ou avocat. Mais pas les Latinos. Tone, c’est un mec à qui on a dit très jeune qu’il ne pourrait jamais s’élever. Il a grandi pauvre et latino aux États-Unis. Adolescent, il dealait. Et puis, c’est devenu le leader des Latin Kings. Il a tenté de transformer la culture de son gang.

Et en tant que chef d’entreprise, il est comment ?
C’est un P.-D.G. charismatique comme il en existe beaucoup. Une sorte de Richard Branson latino. Un mec très créatif. À l’époque où il était roi, il voulait vraiment transformer l’organisation, notamment parce que le FBI leur mettait une grosse pression. Il voulait faire du gang un mouvement social à l’image des Black Panthers. Mais tout changement de management implique de faire accepter des réformes, et les mauvaises habitudes sont difficiles à supprimer.

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Tu es devenue amie avec des criminels pendant ton aventure ?
Je connais beaucoup de femmes qui ont ce fétichisme du « bad boy », mais ce n’est pas mon truc. Tout au plus, j’ai bu des bières et partagé quelques clopes, mais j’essaie de rester professionnelle.

Tu as passé du temps en prison. Qu’est-ce que tu y as appris ?
La prison est l’un des environnements les plus innovants qui soient. Quand on vit dans une petite cellule avec des moyens limités, ça stimule la créativité. J’y ai vu des magazines underground de bonne facture qui circulaient. La prison, c’est une sorte de pépinière des gangs, un concours pour jeunes talents.

Tu t’es pas mal intéressée à la piraterie, aussi, et tu dis que les start-up et les pirates ont pas mal de points communs.
Steve Jobs disait toujours qu’il vaut mieux être un pirate que de rejoindre la Marine. Un paquet d’entrepreneurs et de fondateurs de start-up sont des rebelles. Ils ont besoin de perturber le marché pour exister. C’est le fondement même d’Apple. Et c’est ce que font les pirates : au moment où les pirates somaliens étaient encore très puissants, ils devaient trouver des investisseurs pour financer leurs missions commando. Comme pour les entrepreneurs de start-up, il y a eu une bulle spéculative autour de la piraterie au point que les sommes d’argent générées par les pirates ont destructuré toute l’économie locale, en faisant grimper les prix. À la fin de ce cycle, seuls les pirates avaient encore du pouvoir d’achat. Depuis, la piraterie somalienne est en pleine décroissance. C’est le même processus qui se déroule à San Francisco où les entrepreneurs font monter les prix et détruisent les économies locales.La criminalité, c’est seulement le côté obscur du capitalisme.

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Selon toi, il vaudrait donc mieux s’inspirer des entrepreneurs du vice que des entrepreneurs lambda ?
Ils ont beaucoup plus de ressources que les autres. Il ne faut pas oublier que l’économie informelle ne cesse de grossir. En 2050, un tiers des travailleurs seront dans l’économie informelle. Et comme le capitalisme est un flux permanent, que le marché du travail continuera de dysfonctionner de plus en plus, les travailleurs se tourneront vers l’économie parallèle pour trouver du boulot. C’est une étape nécessaire, particulièrement en temps de transition économique.

Mais on ne célèbre jamais les bonnes idées et les innovations des bandits – et on les cite encore moins dans les manuels d’économie.
On finit toujours par les célébrer. L’Histoire met juste un peu de temps avant de les reconnaître. C’est tout l’enjeu. Comment une société s’améliore-t-elle en absorbant les idées de la marge ? Ce qu’on n’apprend pas dans les écoles de commerce par exemple, c’est à arnaquer son monde. Beaucoup d’entrepreneurs pensent être en mesure de le faire, mais c’est un détail comparé à l’école de la rue, où un mec a des milliards de combines pour t’entuber.

L’histoire des États-Unis est intimement liée aux gangsters, aux criminels et aux hors-la-loi. Mais elle est aussi faite de Rockfeller, de Henry Ford et de Bill Gates.
C’est vrai. Bizarrement, écrire ce livre sur les marginaux m’a permis d’être plus patriote. J’aime le fait que mon pays ait été construit par des hors-la-loi. Les voleurs de chevaux, les chiffonniers, les escrocs et les gangsters sont les fondateurs de l’identité américaine et ce sont ceux qui ont toujours repoussé nos frontières. L’économie informelle et souterraine est l’une des clés du développement du pays. Hollywood a été construite par des faussaires qui ont émigré vers l’Ouest dans l’objectif d’enfreindre en toute impunité les brevets des films. Même les entrepreneurs plus classiques comme Steve Jobs s’inspirent des marginaux. N’oublions pas que Steve Jobs est parti en Inde à la recherche de la connaissance et qu’il a pris du LSD pour libérer sa créativité. C’est, disait-il, l’une des expériences les plus importantes de sa vie. Et lui, ce n’était pas vraiment ce qu’on appelle un entrepreneur mainstream.

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