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LE NUMÉRO FIN DE L'OCCIDENT

All Tomorrow's Ferias

Les membres des fanfares de médecine de la fin des années 1990 sont le plus proche équivalent français des springbreakers.

Photos : Hugo Denis-Queinec
Photos d'archives publiées avec l'aimable autorisation de Charles de Dainville

Deux heures de répétition entre Kosmonot : un morceau, six bières et pas une seule idée. Après avoir vu des potes se vautrer dans leurs excréments, des copines baiser sur le pas-de-porte d’un gardien de maison avant de se faire virer à coups de pied par ledit gardien ou les mêmes potes sucer des mecs sur un simple pari, j’en suis convaincu : les membres des fanfares de médecine de la fin des années 1990 sont le plus proche équivalent français des springbreakers. C’est en 2000, lors d’un voyage à Los Angeles, que j’ai découvert le Spring Break, ce rituel d’étudiants américains qui m’était jusqu’ici inconnu. Partout dans cette ville immense, la télé passait à l’infini une publicité particulièrement salace pour les DVD Girls Gone Wild. Parfois, dans des bars, le DVD était même intégralement diffusé. J’ai mis du temps à comprendre que ces vidéos, exhibant une jeunesse exclusivement tournée vers la chair, les seins et les vagins, ne retranscrivaient pas un fantasme débile mais une réalité locale, à peine exagérée. Cette prise de conscience a fait prendre un virage radical à ma vie ; celle-ci n’allait dorénavant plus craindre le vautrage dans l’hédonisme le plus décomplexé. Aujourd’hui je peux l’affirmer : cette horreur m’a changé. C’est à la même époque, au début des années 2000, que j’ai connu Jean-Christophe. Surnommé Jisse ou « Dr. Slip », Jean-Christophe avait démarré de sérieuses études de médecine et officiait au sein des Plaies Mobiles, l’une des nombreuses fanfares parisiennes qui existaient alors. Grâce à lui et plusieurs potes avec lesquels il festoyait régulièrement dans sa ferme en Normandie, j’ai découvert un monde, une culture, une microsociété en bonne et due forme : celle de la fanfare universitaire française. Bien avant que la dessinatrice Aude Picault n’immortalise les exploits des fanfarons lors des ferias du Sud de la France, j’ai compris que ce phénomène allait plus loin que le simple plaisir de se bourrer la gueule pour finir à poil dans une piscine en jouant le générique de Pulp Fiction. À côté de leur brillante carrière universitaire en médecine, aux Arts Déco ou en pharmacie, ces ex-jeunes consacraient une partie importante de leur vie à la disgrâce totale, la connerie absolue et à l’exercice musical le plus infernal depuis l’invention de la cornemuse – le tuba.

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À gauche de la photo, Marine et Coralie, deux « bleues » des Kosmonot. La première s’est déjà produite à poil, couverte de cassoulet. Aujourd’hui, plus de dix ans se sont écoulés. En 2013, les Kosmonot, la dernière fanfare historique des facs parisiennes, se réunissent tous les mercredis pour répéter comme à l’époque. L’histoire est connue ; même s’ils ont passé leur jeunesse et une partie de leur vie adulte dans la débauche la plus crasse, le temps a fini par les rattraper. À 40 ans, ils ont tous un travail et une vie bourgeoise. « Qu’est-ce que tu veux, hein ? Tout le monde se case », raconte Emmanuel, numéro 27 de la troupe. Parmi les Kosmonot, on compte désormais médecins, dentistes, architectes, photographes. Mais ils ne se sont pas rangés, loin de là : quand ils « descendent dans le Sud », c’est toujours pour faire des conneries plus grosses qu’eux. Déféquer dans la rue constitue toujours l’un des passages obligés. « Ah, ah, tu sais ce que c’est, hein. Le temps passe, les manies restent », confirme à demi-mot Emmanuel, simultanément gêné et hilare. Depuis le revival de la fanfare au milieu des années 1970 et plus encore depuis son bain de jouvence fin des années 1980, l’étudiant fanfaron est devenu une rock star à son échelle, capable de piner une tripotée de meufs en un coup de trompette et de soulever un public en un riff de soubassophone. Les fanfarons ont leurs fans et vivent en conséquence. Le reste du temps, ils se plient aux exigences de leurs professeurs et poursuivent leurs études.

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Ce trompettiste des Kosmonot a les plus longs cheveux blonds des fanfares de Paris. François est l’ancêtre du groupe. Il souffle dans son tuba depuis 23 ans. Tout comme le Spring Break américain, les ferias du Sud constituent un exutoire nécessaire pour ces Parisiens issus des classes sociales supérieures qui voient déjà leur avenir cloisonné entre un bureau marron, des murs gris, une femme qu’ils se seront forcés à épouser et des enfants qu’ils auront accepté d’avoir. Emmanuel, dont le physique évoque à la fois John Cusack et Gilles Lellouche, a découvert l’architecture en intégrant une fanfare en 1993. En 2013, à 38 ans, il ne se plaint nullement de sa situation de jeune papa. Bien entendu, il comprend que le mode de vie des fanfarons soit né dans un milieu spécifique comme celui de la bourgeoisie parisienne. « Le phénomène des fanfares est né aux Beaux-Arts dans les années 1970. À travers les blagues, les chants des fanfarons, c’est toute une classe sociale qui parle. Ce n’est pas un hasard si les cours d’archi en ont été l’épicentre. » Né en 1974, Emmanuel fait figure de vieillard parmi la troupe. Depuis sa création à la fin des années 1980, la fanfare Kosmonot a compté près de 60 participants. Avec les années, plus personne ne sait d’où vient ce nom plutôt con. « Il n’y a pas vraiment de jeu de mots dans “Kosmonot” », dit Gabrielle, une jeune trompettiste de 25 ans qui a intégré la troupe l’année dernière. « C’est un nom qui est venu comme ça, et ça leur correspondait bien. Mais je ne sais pas, je n’y étais pas. » Si Emmanuel est un croulant de la fanfare, François, 50 ans, est un putain d’ancêtre des Kosmonot. « Surtout au pays des cuivres ! » précise-t-il. C’est le doyen de la troupe et il y officie depuis 23 ans. Pourtant, c’est Coralie, alias « 404 », qui me raconte l’histoire et l’origine du groupe. Elle joue du tuba et fait vraisemblablement partie des gens qui ont si souvent cassé les couilles des passants rue de Lappe un vendredi soir. « Avant les écoles d’archi, c’est bien aux Beaux-Arts, où on enseignait l’archi, que les gens se sont mis à jouer. La fanfare était fortement liée, enracinée à l’école. Je ne sais pas comment, mais ça a vite gangrené la France », raconte-t-elle. De l’aveu de François, si Coralie est capable de revenir sur l’histoire du groupe, c’est qu’il a lui-même pris son rôle d’ancien au sérieux. Aujourd’hui, l’heure est au passage de relais chez les Kosmonot. Lui et Emmanuel se sont mis à chercher des gens qui pourraient les relayer au cœur de cette frat musicale qu’ils font vivre depuis plus de vingt ans. Aujourd’hui, les Kosmonot font partie de ces fanfares historiques respectées par tous les nouveaux venus. « À l’époque, on devait être quinze groupes en France, se souvient Emmanuel. On pouvait nous ignorer, mais c’était toujours une surprise de croiser une fanfare. Aujourd’hui, il y en a tellement que je ne tiens même plus les comptes. » D’après François, c’est la redécouverte des cuivres qui a lancé le mouvement. « Les Tarace Boulba ont réuni tous les cuivres du rock alternatif : la Mano Negra, les Négresses Vertes, Ludwig Von 88 – tous ces mecs étaient dans des groupes qui ne leur demandaient que quelques riffs. Pour eux, c’était la cerise sur le gâteau d’avoir une section cuivre. Alors quand ces mecs ont découvert qu’ils pouvaient être beaucoup plus libres et créatifs au sein d’un autre genre de formation, ils ont foncé », se souvient cet ancien prof de gym à la silhouette chétive qui officie par ailleurs chez les Fils de Teuhpu. Il reconnaît que la plupart des fanfarons ne bitent rien au solfège et que les partitions sont écrites en toutes lettres – « Do, La, Fa, Fa, Sol ».

Les Jean-Paul Mondo, manifestement ivres, lors d’un festival de jazz en Autriche, en 2005. Selon les Kosmonot, ils se sont fait virer de la scène au bout de quinze minutes : ils jouaient trop mal. Sur leurs talons se sont rués de nombreux étudiants qui ont compris qu’on pouvait faire du bruit sans électricité, qu’on pouvait jouer mal sans que ça s’entende trop et surtout, qu’on pouvait boire et piner à l’œil tout en se faisant – parfois – payer. « On sortait de l’ère des sax heros horribles. C’était un bonheur de pouvoir faire des fausses notes sans se faire taper dessus. Pas besoin de s’accorder, ni de faire de balances », continue François. Au milieu des années 1990 se sont organisées des troupes de cuivres partout en France, dans toutes les écoles où la vulgarité prévalait sur l’emmerdement. Beaux-Arts, facs d’archi, Arts Déco, médecine, chaque faculté avait monté sa (et parfois ses) fanfares. Parmi elles, on comptait les Chili, les Monty Pistons, les Ouiches Lorraines, les Plaies Mobiles de mon pote Jisse et plein d’autres groupes dont les noms semblent avoir été trouvés devant une bouteille de 1664 vidée. C’est vers 1996 que les fanfares se sont mises à marcher de pair avec les ferias. Nîmes, Vic, Arles, pas une fête bovine n’était accompagnée d’un défilé de fanfarons qui, quatre jours durant, jouaient de leurs instruments, hurlaient et buvaient tout l’alcool qui leur tombait sous la main. « Le premier jour est toujours OK, raconte Emmanuel. Le deuxième, tu commences à te pisser dessus. Le troisième, tu te chies dessus, et c’est à partir de là que tu sais que tu n’as plus rien à cacher au reste du groupe. Ça crée des liens. » Le rituel initiatique de la feria a peu à peu remplacé le bizutage – que l’on rencontre encore à certaines occasions. Marine a 24 ans. C’est une « bleue » qui vient juste de passer du tuba au trombone. Elle se rappelle avoir vu des copines devoir jouer nues devant un public hautement réceptif. Une autre fois, elle a dû jouer sur scène couverte de cassoulet, des algues plein la culotte, souillée. Évidemment, ça n’a pas l’air de l’avoir traumatisée. « Ça reste bon esprit et de toute manière, on se retrouve souvent à s’entraîner les uns les autres dans la connerie humaine », résume-t-elle. Emmanuel, de son côté, se rend aux ferias chaque année. C’est même là qu’il a rencontré sa femme, amatrice de tauromachie et ancienne groupie des fanfares. Il a beau reconnaître que, les années aidant, les ferias sont devenues de plus en plus fréquentées et bordéliques, il y trouve toujours son compte. « Certains font du sport, moi c’est la fanfare. C’est un exutoire comme un autre. Les ferias sont un passage obligatoire pour nous. Ça soude. » Dans la conversation, les mots confrérie et fraternité sont prononcés à intervalle régulier. La labellisation « Fanfare des Beaux-Arts » requiert d’ailleurs une intronisation particulière – se foutre à poil, manger tous types de trucs, maîtriser l’art de l’hélico-bite – mais Emmanuel relativise le tout en convoquant « le monde de Tex Avery ». Néanmoins, avant de me retrouver avec les Kosmonot lors d’une nuit de répétition, j’avais déjà approché une fanfare d’anciens à laquelle appartiennent plusieurs vieux potes. Et putain, impossible de leur faire dire quoi que ce soit à propos de leurs vies parallèles. La phrase « Il n’est pas encore l’heure de soulever la chape de plomb » est revenue plusieurs fois au cours des e-mails et coups de fil échangés. Ça veut dire quoi, cette chape de plomb ? Que peuvent-ils bien encore cacher, à part la forte probabilité qu’ils soient un peu alcoolos et exhibos sur les bords ? Cette terminologie a également été utilisée par Emmanuel la veille de notre rencontre. Quand je le lui rappelle, il rigole : « C’est un mythe. Ça date de quand la fanfare était un vrai truc de mecs. »

Les mêmes, sur le point de se faire virer. Les fanfares de fac sont en effet mixtes depuis le début des années 2000. En revanche, lorsqu’on leur demande si cette ouverture aux femmes a assagi les rangs, l’avis est unanime : non. D’après les Kosmo, une fille est tout aussi capable de se chier dessus qu’un mec lorsque les litres d’alcool l’ont transformée en zombie. L’époque des fanfares uniquement composées de mecs s’étend de l’après-guerre au début des années 1990. Selon François, il s’agit d’une « époque de transition, où les fanfares se sont mises à intégrer des morceaux de ska jamaïcain à leur répertoire ». Au même titre que les Trente Glorieuses, cette longue période est perçue comme le véritable âge d’or des fanfares universitaires. C’est celle des costumes, des murges intersidérales et des concours dans les anciennes écuries de Versailles (qu’ils comparent aujourd’hui aux « Jeux olympiques »). François précise : « Un jour, un groupe est arrivé sur scène en Harley. Genre Hell’s Angels, tu vois. Malgré leur look, ils se sont ramassés comme jamais – une honte totale. » Ce soir, les Kosmonot sont censés répéter, mais je suis un peu déçu : ils jouent en studio, avec des partitions – à la manière d’un orchestre professionnel – mais surtout, ils n’en glandent pas une. Ils préfèrent largement se partager le fromage rapporté des Pyrénées par Emmanuel. En deux heures de studio, ils ont répété deux fois « What a Night », joué une fois un morceau d’inspiration espagnole relou puis un « Life on Mars » bluesy relativement convaincant. Emmanuel, à la trompette, leur sert plus ou moins de chef d’orchestre. Il avoue que, lorsqu’avec François ils se sont mis à faire venir du sang frais dans leur formation – celle-ci stagnait depuis dix ans –, c’était d’abord pour se reposer. « On voulait pouvoir s’asseoir au bar et les regarder jouer en se disant, ”Ben ouais, ça, c’est mon groupe.” » Bien sûr Emmanuel joue encore, mais il est surtout là pour guider les jeunes, animer les discussions et interrompre la répétition en pétant chaleureusement. Avant de se mettre à parler de Subway, de Luc Besson, « un vrai film parisien, qu’aucun jeune n’a vu. Salut euh, Gros Bill ». Après un bref « Bravo, super ! Bravo les basses ! » et alors que j’ai l’impression d’avoir regardé une bande de branleurs jouer trois morceaux qu’ils connaissaient déjà, on se barre au café pour clôturer la conversation. Assis devant une bière blanche, Emmanuel m’explique qu’une fanfare n’a pas besoin d’être hyper productive. « L’intérêt d’avoir un groupe nombreux, c’est que si tu ne veux pas venir, tu ne viens pas ; le groupe peut se passer de toi. Si tu veux dormir pendant la répète, personne ne t’en empêchera. »
La grande vertu de la fanfare tient sans doute dans ce mystère, cette chape de plomb évoquée par mes autres potes. C’est en entrant dans ce monde secret qu’ils peuvent se réconcilier avec la crétinerie absolue, après une longue semaine de rendez-vous, de consultations, de projets. C’est assouvir une pulsion que se rouler dans 700 kg de purin déguisé en mouche devant un public tout aussi bourré qu’eux. Ça, et la notion de famille quasi-incestueuse qui anime chaque groupe. « On finit toujours à 5, 6 ou 7 à se rouler des pelles, ensemble. On a fait un huit langues la dernière fois. » François ajoute : « On est contents d’être ensemble, de faire des choses ensemble. Je n’ai jamais fait de partouze, mais avec les Kosmo, je sais qu’on n’en est jamais loin. » Après quinze années de déconne animale, ils ont laissé derrière eux de nouveaux fanfarons, plus jeunes, plus cons, qui échappent encore aux responsabilités de la vie adulte. Ils sont en bon chemin.