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Au cœur du génocide rwandais

Une Tutsi revient sur son enfance tourmentée dans la banlieue de Kigali.

Quand j'avais cinq ans, je ne comprenais pas le sens du mot injustice. Mais c'était un sentiment que j'avais déjà éprouvé.

Un fonctionnaire du gouvernement était venu chez nous afin de négocier une parcelle du terrain appartenant à mon grand-père, pour pouvoir construire sa maison. C'était en 1985, et nous vivions à Kimihurura, dans la banlieue de Kigali, la capitale rwandaise. Mon grand-père avait tenté de négocier un prix qu’il estimait juste, mais le fonctionnaire n'avait pas l'air de vouloir le payer.

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Un beau jour, des camions de chantier chargés de pierres et de briques, un bulldozer et une pelleteuse ont déboulé dans notre jardin. Nos voisins ont voulu prévenir mon grand-père – mais, en tant que Tutsis pauvres et sans relation, nous sommes restés impuissants face à la destruction de nos champs de manioc et de patates, emportés par la pelleteuse. Nos voisins ont essayé de récupérer un peu de nourriture tombée sur la route. Quand j'ai tenté de faire de même, mon grand-père m'a retenue par le bras, en me défendant de ramasser par terre ce qui était initialement nôtre.

L'homme qui s'est installé sur notre terrain était un Hutu qui travaillait pour les services de renseignement rwandais. Il s’est personnellement assuré que nos plaintes ne soient jamais entendues. Il savait que nous finirions par nous décourager à force de demander réparation.

Aujourd'hui, cet homme vit quelque part en Europe. Je me demande s'il lui arrive de repenser à ce qu'il nous a fait subir.

***

Suite à la Seconde Guerre mondiale et aux horreurs qu’elle a entraînées, la communauté internationale s'était engagée à ce qu'un génocide ne puisse plus jamais avoir lieu. Un demi-siècle plus tard, le Rwanda en connut un. Et personne n’a pu l'arrêter.

Les historiens disent, avec raison, que les événements ayant abouti au génocide de 1994 contre les Tutsis prennent racine dans la longue histoire des tensions ethniques au cœur du Rwanda, lesquelles remontaient bien avant l'indépendance de 1962. Les politiques favorisant les Tutsis, menées par le pouvoir colonial belge et l'église catholique, ont créé un terreau fertile pour la haine et le ressentiment des Hutus – des sentiments consolidés par les gouvernements de nationalistes Hutus protégés par la communauté internationale.

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Mais une analyse historique ne peut traduire parfaitement la réalité de la vie d'un citoyen Tutsi au Rwanda durant les quelques années qui ont mené au génocide. Je savais que mon pays était une poudrière, prête à exploser.

Un an après le vol de notre terrain, mon grand-père a décidé de vendre le reste de sa propriété, en plus de notre bétail et de notre maison ; à 80 ans, il était trop vieux pour pouvoir s’occuper d'une ferme. Nous avons déménagé à Kanombe – choix qui semblait stratégique. Un proverbe rwandais dit que « le roi ne tue pas – c'est le peuple qui tue. » Et un de nos voisins n'était autre que le président Hutu du pays, Juvénal Habyarimana. Pour de nombreux Tutsis vivant dans la ville, il paraissait logique qu'en cas d'émeutes, notre puissant voisin nous protègerait de la folie des hommes.

Pendant quatre ans, nous avons vécu dans une routine assez plaisante. Mon école n'était pas loin, et ma famille possédait un peu de terrain pour pouvoir cultiver de la nourriture. Mais tout a changé en octobre 1990, quand le Front patriotique rwandais (FPR), créé en 1987 par des Tutsis exilés en Ouganda, est rentré au pays afin de revendiquer le droit à vivre sur le sol rwandais. Une guerre civile a éclaté immédiatement et quatre jours plus tard, ma maison a été perquisitionnée par des soldats qui prétendaient rechercher des complices du FPR. Ils ont pris l'arc et les flèches de mon grand-père, qui étaient selon eux des « armes » – mais pour nous, c’était un véritable trésor de famille, transmis de génération en génération depuis des années.

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Durant les quatre années qui suivirent, nous étions victimes d'abus et d'humiliations répétées, tout comme la plupart des autres Tutsis et des Hutus modérés. Ma mère ne pouvait pas trouver du travail. Nos voisins Hutus évitèrent le mariage de mon cousin. Il devenait de plus en plus inconfortable pour eux d'être vus en notre compagnie. En 1993, un dimanche matin, ma grand-mère et moi étions sur le chemin de la messe lorsque des soldats et des miliciens Hutus nous bloquèrent le passage. Ils demandèrent à ma grand-mère sa carte d'identité, qui révéla qu'elle était Tutsi. Après cela, les soldats la regardèrent avec un regard dégoûté. Ils lui ont ordonné de s'assoir par terre et d'attendre jusqu'à ce qu'ils décident si elle pouvait passer ou non. Elle ne pouvait qu'obtempérer, la terre rougeâtre et poussiéreuse salissant ses beaux habits du dimanche et ses chaussures d'un jaune étincelant.

Pour je ne sais quelle raison, ces chaussures jaunes continuent de me hanter.

***

Le 6 avril 1994 – deux mois jour pour jour avant mon 14ème anniversaire – l'avion transportant le président Habyarimana était abattu en plein vol au-dessus de Kigali. C'était un mercredi soir. Durant les 100 jours qui suivirent, près d'un million de Tutsis et de Hutus modérés furent massacrés par leurs voisins Hutus. Ma famille a été une des premières tuées, assassinée par la garde présidentielle.

Habyarimana revenait de Tanzanie, où avaient lieu des négociations de paix entre le FPR et le gouvernement depuis deux ans. Même aujourd'hui, personne ne sait vraiment qui a abattu cet avion. À mes yeux, cela n'a aucune importance. Il est courant d'entendre que cet événement a déclenché le génocide. Mais des Tutsis étaient déjà massacrés avant que cet avion ne soit détruit, et le génocide n'a pas pu être organisé en une seule nuit – le plan d'éradication des Tutsis avait été conçu bien avant. Que le président ait survécu ou non, le génocide aurait eu lieu.

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Deux jours avant la mort d'Habyarimana, ma grand-mère m'a donné des documents à apporter à sa sœur, qui vivait dans le quartier de Kacyiru, à l'opposé de la ville. J'étais censée rentrer chez moi le 6 avril, mais j'ai décidé de rester chez ma tante une nuit de plus, je ne sais pas vraiment pourquoi. Cette décision a sauvé ma vie.

Une centaine de Tutsis vivaient près de la demeure d'Habyarimana. Seule une douzaine a survécu. Je suis l'unique rescapée d'une famille de 12 personnes. La relation étroite entre la France et le gouvernement génocidaire n'est un secret pour personne. Des voisins Hutus ont évoqué la présence de soldats français dans notre quartier après l'assassinat du président. N'ont-ils pas noté la soudaine tranquillité de l'endroit?

Durant ces 100 jours d'horreur, j'ai vécu avec ma tante et sa famille de l'autre côté de la ville. Nous sommes tout d'abord restés dans sa maison durant les premiers jours, sans savoir ce qui était en train de se passer; la radio nationale demandait simplement aux gens de rester chez eux et de garder leur calme. Deux jours plus tard, un ami de mon oncle, un Hutu, est venu nous dire que nous devions partir sous peine d'être tués. Un des voisins nous a cachés dans sa maison pendant une semaine, puis a eu peur d'être arrêté alors que les massacres s'intensifiaient dans le quartier.

Nous nous sommes alors rendus dans un centre de la Croix-Rouge. C'est un ami Hutu qui nous y a amenés, au cas où nous rencontrerions les Interahamwe, ces milices Hutus appuyées par le gouvernement.  Une fois sur place, nous avons réalisé que le centre était surpeuplé, principalement par des Hutus fuyant les faubourgs de la ville où avaient lieu des affrontements entre le FPR et l'armée, mais aussi par quelques Tutsis ne sachant pas où aller.

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Les Interahamwe avaient infiltré le centre, et, en nous voyant, ils nous ont enfermés dans une pièce en compagnie d'autres Tutsis. Régulièrement, les miliciens embarquaient des gens, et les exécutaient. Après avoir assisté durant deux jours à ce rituel macabre, mon oncle mis en place un plan pour que nous nous échappions. Une fois la nuit tombée, nous nous sommes faufilés à l’extérieur du camp, et nous sommes retournés dans notre quartier.

Ce même voisin a été assez généreux pour nous héberger  une nuit, mais il nous a demandé de partir le lendemain matin. Il ne voulait pas que nous soyons tués dans sa propre maison.

Pendant les jours qui suivirent, nous avons erré dans la brousse, nous cachant dès que quelqu'un approchait. Notre plan était d'aller à Kimihurura, où vivait ma tante la plus âgée. Cela nous a pris cinq jours. Une fois arrivés, nous avons pu rester avec ma tante et son mari jusqu'à la fin du génocide. Mon oncle, lui, n'a pas survécu.

Je me demande tous les jours ce qui a bien pu arriver à ma mère, ou à mon petit frère. Il avait deux ans à l'époque.

***

Paul Kagame et ses troupes du FPR rentrèrent dans Kigali le 4 juin 1994. Une fois sur place, la ville était déserte ; les Hutus avaient fui vers le Congo. Les Tutsis ayant survécu étaient cachés depuis tellement longtemps que personne n'avait remarqué l'arrêt des massacres.

Avec ma tante, nous étions toujours en vie, mais son mari avait disparu et nous ne savions pas où était son plus jeune fils. Les collines de Kigali était couverte de corps en putréfaction, mais l'heure n'était pas à l'apitoiement. Nous nous sommes mis immédiatement à la recherche de notre famille.

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En revenant à Kanombe avec ma tante, nous avons trouvé notre maison entièrement détruite. La robe de ma sœur et les vêtements de ma mère pendaient à la fenêtre de notre voisine Hutu. J'ai appris plus tard que sa fille s'était emparée de tous nos vêtements et bijoux, et que son fils avait dirigé une milice Interahamwe ayant appuyé la garde présidentielle durant ses escapades meurtrières. Ce même fils avait volé notre nourriture, nos meubles, et même nos livres, alors qu'il ne savait pas lire. Il est mort quelques temps plus tard, en prison, sans que j'ai pu avoir l'occasion de lui parler.

La petite fille de 14 ans que j'étais, après avoir vu l'endroit où ma famille avait été massacrée et avoir appris le nom de leurs assassins, était certaine que la justice ne pourrait jamais atténuer la peine et la haine.

Le Rwanda a tout de même voulu rendre justice. Des tribunaux - appelés gacaca, le mot rwandais pour des rassemblements communautaires traditionnels – ont été créés pour juger les participants au génocide. J'ai pu en savoir plus sur le sort réservé à ma famille. Leurs corps avaient été chargés dans des camions, avec les cadavres de nombreux autres Tutsis de notre quartier, pour être amenés dans un camp militaire. Après, les versions différent. Certains disent que les corps ont été brûlés, d'autres qu'ils ont été dissous dans l'acide. Quoiqu'il en soit, ma famille a disparu.

Lors d'une réunion, j'ai aperçu notre ancienne voisine, celle qui avait volé nos affaires. Je l'ai saluée, et elle m'a répondu que j'avais grandi. Je désirais en savoir plus, savoir ce que ma famille avait enduré. Je savais qu'elle était au courant. Ma mère avait-elle souffert longtemps ? Quelqu'un s'était-il opposé à cet assassinat ? Avaient-ils imploré la grâce de leurs bourreaux? Étaient-ils morts en silence? Avaient-ils été tués par balle ? Mon petit frère avait-il eu peur ?

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Mais je n'ai rien pu lui dire, j'étais pétrifiée. Je ne suis jamais retournée aux gacaca.

Mes tantes, celles qui avaient survécu, ont continué à se rendre à ces réunions, et la cour a ordonné à nos voisins de payer des dommages et intérêts. Comme ils n'avaient pas d'argent, ils n'ont pas pu payer. C'est ça, la « justice ».

Agathe Habyarimana, la femme de l'ex-président, vit actuellement en France, protégée par le gouvernement français d'un mandat d'arrêt émis par le gouvernement rwandais en 2010 l'accusant de génocide, complicité de génocide, et conspiration en vue de commettre un génocide. Nous étions voisins. Nous étions tous, Hutus et Tutsis, invités au moins une fois par an dans sa maison, afin de célébrer la saison des récoltes. Imaginer qu'elle sait ce qu'il s'est produit dans notre quartier n'est pas du domaine de l'impossible. N'importe qui s'interroge lorsque des dizaines de voisins disparaissent subitement.

***

Ma trajectoire personnelle est remplie de moments pénibles, mais également d'une quantité incroyable d'amour et de chance.

Pendant les 10 années qui ont suivi le génocide, je me suis contentée de survivre. Je suis retournée au lycée en 1995, mais ça ne s'est pas bien passé. Personne ne savait ce qu'étaient les troubles de stress post-traumatique, et tout le monde pensait que j'étais folle. Je n'ai quasiment pas dormi ni étudié pendant trois ans. Je ne faisais plus rien, et ma tante devait me faire changer d'école chaque année. Je me sentais coupable d'avoir survécu.

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Dans une de mes écoles, une nonne s'est rendue compte que je devais être soignée. Je ne m'en serais pas sortie sans elle. En 2005, j'ai finalement été admise dans une université au Canada, où je vis toujours aujourd'hui.

J'ai renoncé à l'idée de justice. Le concept promet paix et harmonie, mais dans les faits, rien ne peut ramener les disparus. Quand ma famille a été massacrée, je suis morte intérieurement. La chose la plus difficile pour les survivants du génocide est de continuer à vivre.

En novembre dernier, une de mes deux tantes ayant survécu est morte, mais elle avait renoncé à la vie bien avant. Ses deux filles, Mamie et Cadette, âgées de 4 et 6 ans, étaient chez moi pour Pâques quand le génocide a eu lieu. Elles ont été tuées avec le reste de ma famille. Ma tante évoquait souvent ses douleurs physiques, ses migraines. Au fond, je suis persuadée que la mort de ses filles était la cause de tous ses maux.

Quel a été le sens du mot justice à ses yeux ? A-t-il permis de combler le gouffre déchirant constamment son cœur et son âme ?

La plupart de mes cousins affrontent aujourd'hui de graves problèmes liés à l'alcool. Ils n'étaient que des adolescents lorsque ce génocide a éclaté. Nous avons tous mûri très rapidement, mais dans une solitude absolue. La dernière fois que j'ai parlé à l'un d'entre eux, il ne se souvenait pas que j'étais venue l'année précédente. Il n'a même pas 40 ans.

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Quelle justice puis-je lui souhaiter? Une justice qui apaise, qui l'aide à prendre soin de ses trois enfants. Une justice qui l'aidera à oublier la mort de son grand frère.

Il y a quelques années, une de mes meilleures amies a quitté le Rwanda afin d'étudier en Angleterre. En arrivant sur place, elle nous a dit qu'il lui était impossible de rentrer en contact avec quelqu'un lui rappelant le génocide. Elle a disparu depuis, personne ne sait si elle est en vie ou non.

Lorsque j'ai rencontré Valentine Iribagiza il y a 10 ans, son rire était contagieux, sa voix charmante et apaisante. Mais durant le génocide, elle avait été laissée pour morte, les doigts de la main droite coupés. Les machettes des Interahamwe ont décimé une grande partie de sa famille lors du massacre de l'église de Nyarubuye. Seuls son frère et elle ont survécu. Ils se sont reconstruits, ont été à l'école, afin de bâtir une nouvelle vie.

Il y a à peu près un an, un jeune homme s'est présenté chez la tante de Valentine au Rwanda, et lui a annoncé qu'il était le deuxième frère de Valentine, que tout le monde pensait mort. Après le massacre, cet enfant de 5 ans s'était enfui en direction de la Tanzanie. Il a failli mourir de faim, mais a fini par grandir et trouver du travail. Il a finalement décidé de retourner au Rwanda pour rencontrer sa famille, après avoir rassemblé des témoignages de diverses personnes ayant vécu le génocide.

La justice n'existe pas dans son cas. Il lui était quasiment impossible de communiquer avec sa sœur après que celle-ci se soit rendue au Rwanda pour le rencontrer, il y a un an. Il ne parle pas très bien rwandais, ce qui est logique après 20 années d'errance dans des pays limitrophes. Pire que la mort, leur éloignement les a rendus étrangers.

La résilience est le terme qui caractérise le mieux les survivants du génocide. Nous sommes allés de l'avant, malgré l'absence de justice. Il est de notre devoir de ne pas gâcher la vie que nous avons. Kayitesi, une amie âgée de 16 ans lors du génocide, a survécu en compagnie de trois de ses frères et sœurs. Elle les a élevés, et maintenant elle suit des cours au Canada afin d'obtenir un doctorat. Elle a participé à la création de Tuhebo, une association qui aide les jeunes survivants du génocide. Tuhebo veut dire « Vivons »  en rwandais.

Il y a un an, j'ai accouché d’un petit garçon. Nous l'avons nommé Ishami, qui signifie « une branche d'arbre ». Les meurtriers ont certes détruit nos racines, mais de cette horreur naîtront de nouvelles branches.

Mon fils est une victoire de l'amour sur la mort.

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