Beatbox, breakdance et Betamax : en mémoire des premiers b-boys

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Culture

Beatbox, breakdance et Betamax : en mémoire des premiers b-boys

Dans les années 1980, les gamins de la classe ouvrière noire de Birmingham passaient leur temps à tourner sur leur tête.

Vers la fin des années 1970, à l'apogée des cultural studies, le sociologue britannique Dick Hebdige publiait l'un des livres fondateurs de la discipline : Sous-culture, le sens du style. Désormais, la « grande culture » n'était plus maîtresse et l'étude des pratiques ordinaires était même revendiquée.

« Les tensions entre groupes dominants et groupes subalternes se reflètent à la superficie des différentes sous-cultures à travers les styles construits grâce au détournement d'objets triviaux désormais dotés d'un double sens, écrit Hebdige. D'un côté, ils alertent le monde straight sur la présence inquiétante de la différence, attirant à leur encontre le soupçon indéfini, le rire embarrassé, les "rages blanches et muettes". De l'autre, pour ceux qui les élèvent au statut d'icônes, qui les emploient comme un langage ou un blasphème, ces objets deviennent les signes d'une identité proscrite, une source de valeur. »

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Alors qu'il évoquait l'attirail des punks, des mods, des teddy boys et d'autres sous-cultures des années 1980, Hebdige aurait très bien pu parler du beatbox et de la breakdance, rendus populaires dans les rues de Nottingham par le b-boy « Dancing Danny », un vétéran qui fait son apparition dans le documentaire NG83: When We Were B-Boys. Claude Knight, Luke Scott et Sam Derby-Cooper y retracent quatre années de rayonnement de la breakdance dans leur ville natale à travers le destin de cinq personnages qui ne manquent pas d'évoquer l'émergence du mouvement et ses codes spécifiques, comme les fringues ou le vocabulaire.

Dancing Danny et sa mère

Amateur de popping, membre d'un groupe de rap et b-boy célèbre, Claude Knight a passé des jours entiers à discuter du mouvement avec son pote Luke Scott, jusqu'à donner naissance à NG83. Le documentaire est le résultat d'un travail de huit années durant lesquelles ces deux hommes, rejoints en cours de route par Sam Derby-Cooper, ont compilé des interviews, visionné des centaines d'heures d'archives ainsi que des vieilles cassettes Betamax, derniers souvenirs des compétitions de breakdance qui se tenaient à Nottingham dans la mythique salle de Rock City. « On s'est vraiment donnés à fond, m'affirme Claude. Je pourrais presque être l'un des personnages tellement j'ai mis du mien dans le projet. »

En 1983, les boneheads étaient partout à Nottingham. La désindustrialisation opérée par Thatcher allait donner naissance à de nouvelles sous-cultures, dont celle très particulière mise en avant par des gamins appartenant à la classe ouvrière noire du pays : la breakdance.

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« Moi, en 1983, j'étais un b-boy, rappelle Claude. Je me souviens de ce crew, les WFLA, qui arrivait des États-Unis pour faire la promo d'une boisson au Market Square de Nottingham. C'était fou que des Américains viennent jusqu'ici pour ça. Ils étaient là en chair et en os. C'était la folie ce soir-là au Rock City. À la base, je voulais juste faire un court-métrage sur cette journée. »

Ce projet n'a jamais abouti car de nombreux enregistrements ont été détruits. De plus, la disparition de certains protagonistes a forcé les réalisateurs à modifier considérablement leur récit. Certains passages n'ont pas été conservés au montage, à l'image d'une interview de Goldie – membre d'un crew de Wolverhampton – ou de celle de Jason Orange, célèbre pour son appartenance aux Take That et ancien membre du crew mancunien Street Machine. « Avoir Goldie en tête d'affiche nous aurait sans doute facilité la tâche dans le cadre de la promotion du documentaire, avoue Sam Derby-Cooper, mais on voulait faire un truc plus universel. En fait, on a décidé de ne faire apparaître que des types ordinaires, des mecs qui ont participé à la gloire de la breakdance sans être connus par la suite. »

NG83 laisse volontairement de côté l'histoire de la breakdance au Royaume-Uni pour se concentrer sur la scène de Nottingham. Au lieu de nous livrer une chronologie des évènements, le documentaire insiste sur la personnalité des gars qui ont participé au mouvement. Après avoir maté des centaines d'heures de vidéos oubliées, les réalisateurs ont fait de ce documentaire une étude passionnante sur les différentes facettes de cette sous-culture.

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« On voulait garder les moments de spontanéité, affirme Sam. Les gars des crews ne voulaient pas se montrer. Tout est une question d'image. »

Parmi les pépites retrouvées, il y a cette séquence où l'on peut voir Tommy Thomas, l'un des gars du crew de Rock City – l'équivalent des Harlem Globetrotters du coin – tenter vainement de préparer du thé alors qu'il se vante de se rendre tous les jours chez sa mère pour déjeuner. « Il n'y a aucun filtre avec Tommy, me dit Claude Knight en rigolant. Il ne voyait pas le problème à rentrer tous les jours chez sa mère pour boire le thé. »

Claude insiste sur la dimension locale du documentaire, qui lève le voile sur la réalité du milieu de la breakdance de l'époque : une chapelle à l'intérieur de laquelle se rassemblaient des gars d'horizons très divers. Dans NG83, Karl « DJD2 » évoque la communion qui régnait au sein du mouvement et a les larmes aux yeux lorsqu'il repense à la fin de celui-ci.

Electro Barry

L'une des scènes les plus émouvantes du film surgit lorsqu'Electro Barry apparaît à l'écran. Ce beatboxer et collectionneur de mixtapes évoque le harcèlement dont il était victime alors qu'il était ado, ce qui l'a poussé à se créer une nouvelle identité. C'est là toute la magie des sous-cultures : une échappatoire possible, un lieu d'expérimentations et d'appartenance à un groupe, avec vos propres termes.

Au-delà des multiples récits biographiques, NG83 lève tout de même un peu le voile sur un pan de l'histoire de la breakdance. On y observe l'émergence du mouvement, les années de gloire, puis la chute. « Quand la breakdance a débarqué, se souvient Claude Knight, tout le monde a essayé. C'était comme avoir un yo-yo, un Rubik's Cube ou un BMX. C'était énorme. Mais une fois l'effet de mode passé, seuls les vrais sont restés. »

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Et ceux qui sont restés se rendaient tous les samedis après-midi au Rock City pour organiser des compétitions. Certaines battles sont devenues légendaires, comme celle opposant le crew des Assassinators à celui de Rock City – personne ne sait qui l'a emportée. Pourtant, ces luttes n'ont jamais revêtues la dimension d'une guerre des gangs. « Ça n'avait rien d'une guerre de territoire, affirme Luke. C'était plutôt l'inverse, en fait. Cela permettait à ces gamins de s'évader, d'oublier un peu leur quartier difficile, leur père malfrat. Pour certains, la breakdance offrait un avenir. D'un seul coup, des mecs partaient en tournée aux États-Unis ou faisaient de la pub pour Top Shop. »

Peut-on dire que mecs ont vendu leur âme au Diable ? « C'est très difficile à dire, me répond-il. D'un côté, on vous paye pour vous offrir en spectacle, ce qui vous grille complètement. Après, il faut bien payer vos factures… »

DJD2, circa 1985

Non, le déclin de la scène n'est pas lié à la seule commercialisation du mouvement. Certes, la breakdance a perdu de son authenticité, mais il y a d'autres raisons. Déjà, le Rock City a changé son créneau musical durant les samedis après-midi, qui ne rapportaient pas assez – ce qui a éloigné les crews de leur point d'attache. L'arrivée de l'acid house a également eu un impact important. Après, il ne faut surtout pas oublier une chose : les b-boys ont grandi et avaient dès lors des responsabilités. Ou, comme le dit Luke Scott : « Quand vous entrez dans l'âge adulte, vous avez beau continuer à danser la tête contre le sol, cela ne change rien. »

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Ce n'est pas à la portée de tout le monde de passer à autre chose facilement. Dans le documentaire, Amie McDevitt, fly-girl et proche des crews de l'époque, raconte l'histoire de son frère Lloyd « KID » McDevitt. À l'époque, il avait toutes les filles à ses pieds, prêtes à faire n'importe quoi pour lui. Malheureusement, quand les médias se sont intéressés à autre chose, il a sombré. Perturbé par des troubles mentaux, il est mort il y a quelques années.

« Les gars pensaient que ça allait durer pour toujours, précise Claude. Ils se donnaient à fond. Imaginez, vous êtes un mec connu pour faire de la breakdance, on vous salue dans la rue, et puis plus rien. On ne sait même plus qui vous êtes. Ça doit être très dur à vivre. »

C'est là que réside toute la problématique au cœur du documentaire. Que se passe-t-il lorsqu'une sous-culture, qui a défini votre identité pendant tant d'années, s'évapore ? Comment gérer une fois la vingtaine passée tous ces souvenirs ? Comment réconcilier l'énergie de votre jeunesse avec les contraintes de l'âge adulte ?

NG83 ne répond pas à ces questions. Tous les b-boys ne sont pas comme Danny, accrochés à leur adolescence, ni comme Lloyd McDevitt, envahis par le chagrin. L'un des danseurs du crew de Rock City, Alfred, est devenu présentateur de compétitions internationales de breakdance. Claude Knight, lui, s'est lancé dans la réalisation d'un documentaire sans avoir aucune expérience dans le domaine.

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Sam Derby-Cooper, Luke Scott, Goldie et Claude Knight

Sam Derby-Cooper, Luke Scott et Claude Knight présentent désormais leur documentaire à travers le Royaume-Uni et au-delà. Des projections ont eu lieu à Birmingham, Amsterdam et La Haye. Après ça, ils ont accompli un rêve : ramener la breakdance dans sa ville natale de New York lors du festival du film hip-hop du coin. NG83 a même remporté le premier prix dans la catégorie « meilleur documentaire hip-hop de l'année ».

Claude Knight espère que de nombreux crews se reconnaîtront à travers son film. « On raconte l'histoire de la breakdance depuis Nottingham mais ça ne veut pas dire qu'on était les seuls à en faire, précise-t-il. Il y avait un endroit pour faire de la breakdance dans chaque ville et je pense que les gens s'en souviendront et feront le lien. »

« Ce n'est pas un film sur les vieux b-boys, ajoute Sam Derby-Cooper. Le documentaire devrait résonner comme l'une de ces histoires universelles ou chacun se retrouve dans les personnages. C'est important de documenter la scène, beaucoup de gars y tiennent, mais ce n'est pas juste une histoire liée au hip-hop. » Dick Hebdige serait sûrement d'accord avec ça.

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