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LE NUMÉRO PÉNITENCE ET REPENTANCE

Bret Easton Ellis

En six romans et un recueil de nouvelles, Bret Easton Ellis a construit l’une des œuvres les plus fascinantes, divertissantes et barrées de la littérature contemporaine.

En six romans et un recueil de nouvelles, Bret Easton Ellis a construit l’une des œuvres les plus fascinantes, divertissantes et barrées de la littérature contemporaine. À la sortie de Moins que zéro, en 1985, Ellis s’est vu dépeindre par les médias – à des degrés divers d’admiration et de dégoût – à la fois comme l’enfant terrible et la voix de sa génération. Écrit dans un style nu et minimaliste, qui relaie froidement, sans sensiblerie, une his­toire d’isolement et de déchéance à Los Angeles, Moins que zéro m’a ­semblé, à sa parution, être le livre ultime sur l’adolescence privilégiée des années 1980. Les Lois de l’attraction, en 1987, a signé l’abandon du style dépouillé de Moins que zéro, le remplaçant par une prose dense, un flux de conscience, dans un roman dont l’alternance des narrateurs tisse une toile déjantée. Tout aussi rebelle, mais encore plus riche et grisant, ce livre épingle parfaitement la prétention, les fêtes et le ridicule des étudiants en « arts libéraux » aux États-Unis. Puis est venu American Psycho. Ce roman hyperdétaillé, incroyablement violent et pornographique, sur la masculinité yuppie exacerbée a peut-être été l’œuvre de fiction la plus controversée de la fin du XXe siècle. En tant que satire, c’est du niveau d’un Jonathan Swift. Et s’il est facile de tomber dans le piège qui consiste à ne voir en American Psycho qu’un fantasme misogyne grossier, jubilatoire, ce n’est pas ça du tout. C’est un réquisitoire contre l’attitude du personnage principal ; Ellis a pris le risque de l’écrire à la première personne, sans les facilités qu’offre une narration omnisciente, ce qui s’est avéré payant. Glamorama est le roman le plus long et le plus complexe d’Ellis. Ça parle, notamment, de top models qui deviennent terroristes, assez d’ailleurs pour qu’Ellis et les producteurs de la comédie sur des mannequins terroristes avec Ben Stiller, Zoolander, trouvent un arrangement financier – la somme n’a pas été révélée. Lunar Park est le roman le plus étrange d’Ellis, et aussi l’un des meilleurs. Le héros s’appelle Bret Easton Ellis. Ce personnage a écrit des livres avec des titres comme Moins que zéro ou American Psycho. Mais plus qu’un roman à clef, auquel on pourrait s’attendre en lisant le tout début du bouquin, Lunar Park est un roman d’horreur qui se hisse sans difficulté au niveau de n’importe quel livre de Stephen King. Qu’est-ce qu’on y trouve ? Des e-mails mystérieux de gens morts, des personnages de fiction (Patrick Bateman d’American Psycho et, peut-être, Clay de Moins que zéro) qui ressuscitent, des fantômes, et un jouet d’enfant possédé qui a soif de sang. Je vous ai dit que c’était génial ? Ce mois-ci sort aux États-Unis le nouveau roman d’Ellis, Imperial Bedrooms (ndlr : Suites impériales pour la version française, à paraître en septembre). Comme vous le savez peut-être, c’est une sorte de suite de Moins que zéro. Clay en est le narrateur, et la ­plupart des personnages principaux du premier livre (Julian, Blair, Rip, Trant) y figurent. Mais Suites impériales représente bien plus qu’une suite. C’est le point culminant de tout le travail d’Ellis. Est-ce qu’il continue à suivre le personnage passif, paumé de Clay dans un Los Angeles effrayant et scintillant ? Oui. Mais avec des détours dans la violence scatologique d’American Psycho et dans la terreur d’un autre monde de Lunar Park. En tant que suite de Moins que zéro, Suites impériales s’érige plus en réaction nauséeuse qu’en continuation aimante. Ellis se donne à fond là-dedans (et il envoie la sauce). Suites impériales est plus sombre que Moins que zéro, et contient plus d’angoisse et d’horreur. Je l’ai déjà lu trois fois et bien que je sache que je l’adore, je n’arrive pas vraiment à savoir ce que j’en pense. Mais je suis certain que c’est une œuvre importante et que vous devriez la lire. Vice a récemment discuté avec Ellis au téléphone. Voilà la majeure partie de cette conversation. Bon, y’a un spoiler de Suites impériales dedans, mais sérieux, ce qu’on révèle arrive à la page 9 du bouquin, donc relax. Vice : Qu’est-ce que vous faisiez avant qu’on vous appelle ?
Bret Easton Ellis : J’étais à Runyon Canyon. Je ne sais pas vraiment ce que c’est censé évoquer, je ne connais pas bien Los Angeles.
C’est le canyon de Hollywood que les gens arpentent à pied. Ça se situe à deux ou trois blocks au nord de Sunset Boulevard, puis ça s’étend jusqu’à Mulholland, c’est une sorte de balade, je présume. Ah ouais, on m’y a emmené une fois. Je vois.
Il faut y aller quand il n’y a pas trop de monde. En semaine, vers 2, 3 heures de l’après-midi, c’est très bien. Je suppose que c’est l’endroit où aller à L.A. si vous sentez l’appel de la nature, mais j’ai eu le même sentiment là-bas que presque partout ailleurs dans la ville – cette sorte de menace, cette sensation que le meurtre vous pend au nez. À chaque instant, je m’attendais à voir le monstre de Mulholland Drive jaillir de derrière la benne à ordures pour me sauter dessus.
Totalement. C’est la sensation qu’on a là-bas. Et le sentier était déserté aujourd’hui, et c’était, vous voyez, avec le vent, les ­palmiers… menaçant. C’est quoi ce truc à L.A. ? J’imagine, si j’en crois ce que vous écrivez, que vous ressentez la même angoisse que moi dans cette ville ?
Eh bien, hé, je ressens ça partout. OK.
C’est pas seulement vrai pour Los Angeles. Et vous savez, y’a plein de trucs que j’apprécie à L.A. J’y vis, quand même : je n’ai pas emménagé ici parce que je n’aimais pas la ville. Je suis un peu allergique à New York en ce moment, L.A. me semble être le meilleur endroit où vivre. Ouais, New York c’est bizarre aussi.
Tous mes amis se sont installés à Brooklyn. Les seuls gens que je connaisse à Manhattan sont riches, et, comment dire, faire la fête là-bas c’était marrant, mais c’est comme si cette période de ma vie était révolue. L.A. m’a semblé être l’endroit où atterrir. Mais tout de même, vous avez une idée de ce qui fait que l’atmos­phère de L.A. foute autant les jetons ?
Il existe une réponse vraiment simple à cette question : la géographie. C’est une très belle ville, mais vous y êtes très isolé. Ouais.
Y’a pas mal d’endroits où se planquer, j’imagine. Et c’est aussi une ville bizarre parce que ça ne change pas. Y’a pas de saisons. Y’a pas d’automne. Pas d’hiver. C’est étrange d’habiter cette ville. La vision que j’ai aujourd’hui de L.A., je me la suis forgée, en quelque sorte, avec votre roman Moins que zéro, et aussi en regardant des vieux films comme Sunset Boulevard. Je pense que ce qui rend L.A. tellement étrange est que le désespoir y est presque palpable. Beaucoup de jeunes gens qui veulent percer.
Oh, totalement. Dans Suites impériales, on le ressent vachement.
À fond. Y’a le personnage de Rain, évidemment, prêt à tout pour obtenir un rôle dans un film, mais y’a aussi ce moment où Clay regarde une vidéo où figure le jeune acteur qui l’a précédé dans l’appartement qu’il occupe, et il voit : « le sourire feint, les yeux qui supplient, le mirage intégral. » Vous rencontrez ce genre de personnes dans la vraie vie ?
Tout le temps. Et ils vous demandent des trucs ?
Ouais. C’est Vegas ici. C’est une ville de joueurs. Vous venez, et vous avez toutes les probabilités contre vous, mais vous jouez quand même. Et vous savez quoi ? Je suis convaincu que – et je l’ai déjà dit – L.A. vous force à devenir celui que vous êtes vraiment. Je ne pense pas que L.A. soit une ville où l’on puisse se réinventer. Absolument pas. C’est une ville qui isole – et je ne parle pas du nombre d’amis que vous avez, ou de si vous êtes en couple ou non. C’est une ville qui isole. On y est beaucoup tout seul. Et je pense que c’est ce qui vous force à devenir vous-même. Vous ne pouvez pas vous oublier. Je pense que c’est beaucoup plus facile de se réinventer à New York. À L.A., avec le temps, celui que vous êtes vraiment finit par apparaître au grand jour, et si les gens ne peuvent pas le supporter, ils s’enfuient avant que ça n’arrive. Mais on était en train de se demander si j’avais rencontré des gens qui venaient ici pour percer. Ouais.
Certainement, si vous écrivez pour la télévision ou le cinéma, vous croisez des gens qui veulent faire partie du milieu. Et on vous a fait des propositions indécentes, comme celle que Rain fait abruptement à Clay ? Est-ce que ça se passe vraiment comme ça parfois, avec un acteur en devenir qui fait des avances à un auteur ou un producteur ?
Écoutez, je suis sûr que ça peut arriver. C’est sûr, ouais, tout le temps. Ce à quoi je pensais quand j’écrivais le roman, c’était : quel est le mythe narratif central d’Hollywood ? Et ça tourne autour de l’exploitation. Les gens s’exploitent les uns les autres. OK.
C’est, fondamentalement, la conclusion à laquelle on peut parvenir, et cette idée m’intéressait beaucoup, sûrement parce que j’en avais moi-même eu un bon aperçu. Je me suis fait exploiter, et je suppose qu’il y a des gens qui pensent que je les ai exploités… Et à mesure que le roman a commencé à se former dans ma tête, puis que je l’ai écrit, c’est devenu mon centre d’intérêt. Et oui, j’ai expérimenté cette exploitation à des degrés divers. Mais je me dois de répéter ce que je disais quand le premier bouquin est sorti : je ne suis pas Clay. Oh non, bien sûr que non. Pourtant, on dirait que les gens ne se ­lasseront jamais de vous tester sur le degré autobiographique de vos fictions.
Je me demande pourquoi. Les autres écrivains, quand je lis des trucs sur eux, on leur épargne ce genre de questions. Michael Chabon, on le lui demande pas. Jonathan Franzen, on le lui demande pas. Jonathan Lethem, on le lui demande pas. Moi, on me le demande. Peut-être parce que je ne suis pas aussi bon écrivain qu’eux. Non. Vous êtes tout aussi bon, sinon meilleur qu’eux. Mais je ne sais pas, je ne veux pas trop m’éloigner du sujet… Laissons tomber.
Je veux que vous vous éloigniez juste un tout petit peu du sujet. Vous pouvez me dire tout ce que vous voulez. Je ne connais aucun des écrivains que j’ai cités. Bon, si, je sais à peu près qui ils sont, mais je ne suis ami avec aucun. J’aime bien Chabon, mais j’ai ce sentiment étrange que je ne l’aimerais pas en tant que personne. Non pas que ça soit important, bien sûr.
Oui, ça importe peu. Il faut toujours regarder l’œuvre, et pas l’artiste. Mais parfois c’est difficile à faire. Par exemple, je trouve qu’il y a quelque chose de bien trop mignon chez Lethem, au moins en ce qui concerne son dernier roman, Chronic City.
J’aime beaucoup Forteresse de solitude. C’est le seul bouquin de lui que j’aie aimé. Et le seul livre de Michael Chabon que j’aie aimé, c’était Les Extraordinaires Aventures de Kavalier et Clay. Ouais, c’est un livre génial.
Et je n’aime rien de Jonathan Franzen, à part Les Corrections, qui, à mon avis, est un grand roman américain. Je suppose que ces trois livres sont plus ou moins inattaquables.
Ouais, mais tout le reste à part ces trois-là, ça me fait frémir. Vous savez, je suis allé à l’université avec Jonathan Lethem. Ah oui ?
On était dans la même classe à Bennington. Je savais pas. Il était comment, quand il était étudiant ?
Sympa. C’était un type sympa. J’ignorais qu’il voulait devenir écrivain. Il ne participait pas aux ateliers d’écriture les plus courus. Donna Tartt elle y était, Jill Eisenstadt aussi. Les gens qui voulaient vraiment écrire étaient ceux qui réussissaient toujours à participer à l’atelier le plus en vue du semestre. Jonathan n’en a jamais fait aucun. Et un jour, j’ai reçu les premières épreuves d’un roman, par la poste, longtemps après qu’on a fini nos études, et c’était un livre de Jonathan Lethem sur des animaux qui parlaient, un truc comme ça. Et je me suis dit : « Putain mais c’est quoi ça ? » Revenons-en à nos moutons. Je suppose que les gens insistent beaucoup sur le côté autobiographique de vos écrits parce que quand Moins que zéro est sorti, on ne vous voyait pas seulement comme un romancier. Y’avait tout ce truc autour de la voix d’une génération, les gens pensaient paresseusement : « Il doit être comme ses personnages, il a leur âge, et il vient du même milieu. » On vous a vendu comme un romancier, mais comme quelque chose de plus aussi. En un sens, c’était le livre de rêve pour un attaché de presse. C’est ce à quoi vous pensiez quand vous disiez que vous vous étiez fait exploiter ?
Oh, vous savez, c’était marrant au début. Très marrant. Ça m’avait paru être une bonne idée, toutes ces interviews pour des magazines, me faire tirer le portrait, passer à la télévision, tout ça. Mais au bout d’environ un an, ça n’est plus une bonne idée. Parce que ce dont vous vous rendez compte, c’est que votre identité – votre vraie identité – se fait dévorer par ce nouveau récit, cette narration collective déroulée par le public autant que par les médias. Le vrai vous se meurt et cette chose qui est créée devient ce qui vous représente. Et à chaque fois que vous rencontrez quelqu’un, vous savez qu’il a toute cette série d’associations en tête, la plupart erronées, sur qui vous êtes, et c’est difficile de faire avec. Je dois avouer que c’est une chose très difficile à déconstruire et à analyser. J’en suis sûr.
Vous devez vous en accommoder. Ce n’est que comme ça que ça peut marcher. Vous ne pouvez pas le combattre. Mais ça rend les choses difficiles. Ça rend les relations difficiles. Ça rend difficile le fait de construire une relation. C’est une nouvelle couche d’aliénation, une vraie source d’emmerdes. Ouais.
Dans l’ensemble, ça a généré une série de tracas. Mais on fait avec. Vous écrivez des bouquins, et vous les écrivez pour une maison d’édition – l’entité qui paye les factures, en quelque sorte. Et vous allez les aider à récupérer leur argent. Mais est-ce que je me suis jamais senti exploité par tout ça ? Non. J’avais l’impression d’être totalement en accord avec ça, je pensais que c’était une bonne idée. Je le prenais plutôt bien, je crois, mais après un an, un an et demi, c’est devenu un peu effrayant. J’ai pensé : « Oh, ce n’est pas bon du tout. » Je peux comprendre que c’est difficile de ne pas se laisser prendre au jeu quand on vous attribue un rôle et que ça fonctionne bien.
Hé, quand on a 21 ans… Mais c’est bizarre, parce que j’ai grandi entouré de gens célèbres. Et pour moi et mes « amis plus cool », c’était une forme de plaisanterie. C’est comme si on se plaçait au-­dessus de ça. On allait à des fêtes organisées par les parents de gens qu’on connaissait, et y’avait ces acteurs célèbres dans la piscine ou ailleurs, et on se disait toujours : « C’est naze. Très naze. » Et donc l’idée de devenir une sorte de célébrité… C’était ce truc bizarre qui pouvait arriver. J’ai vu le truc se déplier, mais je n’ai pas vraiment participé à sa construction. Vous avez perdu vos amis quand vous êtes devenu célèbre ?
Non, je me suis fait tellement d’amis ! Des centaines, des milliers. Et quelques-uns l’ont été plus de 24 heures ?
D’une certaine façon, ça ouvre des portes, et vous rencontrez effectivement des gens que vous n’auriez pas approchés normalement. C’est à la fois bien et mal. Mais est-ce que j’ai perdu des amis ? Ouais, carrément, à cause de ça. Mes amis proches, des écrivains hommes, sont devenus des rivaux. Soudain, je suis devenu un problème. Déjà, qu’un de mes livres soit publié, ça a fait flipper quelques-uns de mes pairs, et quand ça a eu du succès, tout a changé. J’ai senti le changement, mais ça n’a été confirmé que huit ou neuf ans plus tard, quand on était tous bourrés et qu’on en a discuté. J’ai dit : « Les mecs, je pensais que mon succès vous faisait plaisir. Vous trouviez que j’étais tellement génial, et vous m’aimiez tellement. » Et ils ont répondu un truc comme : « Bret Easton Quoi ? On te détestait ! Putain, qu’est-ce qu’on te détestait ! On t’en voulait, et plus qu’un peu. On pensait que c’était totalement injuste, que t’avais pas plus de talent que nous. » On a eu cette conversation et j’étais là, « waouh ». Et eux, est-ce qu’ils ont fini par avoir du succès ?
Du succès, d’une certaine façon. Les vies de tout le monde ont pris un tournant inattendu. Mais non, certainement pas du succès en littérature. Mais, vous savez, ils se sont mariés, ont fondé une famille. Ils sont plutôt heureux. OK. J’ai pas de transition élaborée pour poser ma prochaine question.
Oh, demandez quand même. Bon, pourquoi écrire une suite ?
Ouais, pourquoi. Pourquoi écrire une suite ? C’est une question à la fois basique et importante.
Et c’est tellement facile de répondre. La réponse va de soi. OK.
Parce que j’en avais envie. Ouais.
Ce que je veux dire, c’est que tout simplement, j’ai relu mes livres pour élaborer Lunar Park. Et ce que j’ai tiré de cette expérience à rester assis là, à lire mes livres, c’était : « Mais où est Clay ? Qu’est-ce qu’il fait maintenant ? » Et ça a commencé à me hanter. Je me demandais : « Est-ce que je m’y mets ? Est-ce que je veux vraiment m’y mettre ? » Mais au final, on ne prend pas la décision. On s’investit émotionnellement dans l’idée, on commence à prendre des notes, et ensuite on se demande si ça peut marcher, si c’est un truc sur lequel on veut passer deux ans. Après, ça prend la décision pour vous. Et je n’ai jamais envisagé ce livre comme une suite. J’y pensais plutôt comme à une exploration : où pouvait bien se trouver le personnage, vingt ans après ? C’était ma ligne de conduite. Je ne voulais pas ­écrire une suite, et je ne pense pas que ça en soit une. Enfin, ça l’est et ça ne l’est pas. Clay est le narrateur, c’est certain. Mais je suppose que ­j’aurais pu changer les personnages qui gravitent autour de lui, et ça se serait tenu quand même. Mais j’aime l’idée qu’un roman tel que Moins que zéro ait une suite. Quand j’ai entendu dire, il y a un moment, que votre prochain livre serait une suite de Moins que zéro, j’ai trouvé ça pervers et hilarant. Je jubilais.
Un des obstacles que j’ai eu à franchir, c’était de me convaincre que ce n’était pas une idée si épouvantable. Plus j’y pensais, moins ça me semblait épouvantable. Et ensuite j’ai pensé, hé, on s’en fout que ce soit une idée épouvantable ou une bonne idée, je veux le faire. Une fois que cette question a jailli dans ma tête – « Où est Clay aujourd’hui ? » – ma décision a été plus ou moins prise. Mais ensuite, j’ai dû traverser ce processus où je m’assure d’être vraiment certain de vouloir passer autant de temps là-dessus, et que ça va être drôle, et que ça vaut le coup, et que je vais aimer le faire. Ouais, j’ai lu quelque part que si ça ne vous semble pas amusant, vous ne le faites pas.
Oui, sinon pourquoi ? Vous avez déjà laissé tomber un travail parce que ça s’avérait ne pas être marrant ?
Non. Jamais. Beaucoup d’écrivains parlent de l’acte d’écrire, et c’est comme s’ils subissaient le supplice de la baignoire.
C’est ridicule, hein ? Je ne comprends pas comment des écrivains peuvent se plaindre d’écrire. N’est-ce pas prétentieux ? Peut-être qu’écrire des œuvres longues, non fictionnelles, qui nécessitent des tonnes de recherches, est un processus difficile. Mais même ça, ça devrait être amusant. Ça a été facile de faire avancer l’histoire de Suites impériales ?
J’ai beaucoup lu Raymond Chandler, ça a été une grosse influence. J’allais vous poser une question sur les romans pulp, en fait.
Ouais, j’ai été très influencé par Raymond Chandler et tous ces romans noirs pulp. Je pense que ça résumait pas mal l’endroit où se trouvait Clay. Ce style fonctionnait. C’était celui qu’il fallait au narrateur. Mis à part le style, en quoi le pulp a à voir avec la façon dont se déroule l’histoire ?
Bien, donc j’ai pas mal lu Raymond Chandler, et vous savez quoi ? L’intrigue importe peu. Les solutions des énigmes importent peu. Parfois, d’ailleurs, elles ne sont pas du tout résolues. C’est plus l’état d’esprit du truc qui fait que c’est à ce point captivant. Et c’est assez universel, l’idée d’un type qui cherche quelque chose, ou qui se ­déplace à travers son spectre moral. L’intrigue entre en jeu au moment de ­tracer les grandes lignes de l’histoire, quand elle se raconte elle-même. C’était spécialement vrai avec un roman comme celui-ci, qui est narré par un scénariste et qui est assez filmique. Et je pensais aux romans sur Hollywood, aussi, et sur la façon d’écrire un roman sur Hollywood sans être satirique. C’était l’autre versant. Chaque roman sur Hollywood semble avoir été écrit d’un point de vue satirique. Vous aviez en tête Le Jour du fléau ?
Ouais, ou les romans de Bruce Wagner. Je suis fan de certains d’entre eux, mais après avoir bossé ici, à Hollywood, je ne me sens pas de me moquer de quoi que ce soit. Par exemple, Entourage me rend fou. Oh, mon Dieu. Entourage me fout la gerbe.
Je me souviens d’avoir aimé Entourage, il y a cinq ou six ans. Mais après avoir été en contact avec ce genre de gens ? C’est dégoûtant. C’est dégoûtant, ce qui est célébré. Ouais.
Mais je ne comprends pas… Comment je me suis embarqué dans une diatribe contre Entourage ? Je suppose qu’il y a un lien. Je suppose que ça a un sens. Oui, ça en a un. Mais vous parliez de Clay, et de Raymond Chandler comme source d’inspiration pour le personnage de votre nouveau roman. C’est intéressant parce que Clay a tellement de peur en lui, et vers la fin il devient tellement monstrueux…
Je sais. Peut-être que c’est la peur qui fait de lui un monstre. C’est ­difficile d’en parler, mais essayons. Ben, parfois, quand le rideau se lève, ça gâche tout.
Y’a pas grand-chose derrière le rideau, donc… [rires] Ce que je veux dire, c’est qu’on pourrait presque vous lire comme un auteur de livres d’horreur. Vous pensez que c’est le cas pour Suites impériales ? Parce que j’ai bien senti la tension et l’horreur quand je l’ai lu.
Ouais. Je pense que oui. Et Lunar Park était tellement génial ! Quand j’ai réalisé que vous aviez opté pour y aller franchement dans l’horreur, j’étais très excité de voir ce que vous en feriez.
Plein de gens n’ont pas aimé ce moment du bouquin. Ils sont stupides.
Ils n’ont pas aimé la partie Stephen King. Ils aiment la partie Philip Roth, dans la première moitié. Dommage qu’ils n’aient pas voulu se laisser prendre au jeu parce que je pense que ça se tient vraiment bien. Ce truc au sujet de l’horreur, ça nous ramène à ce que vous disiez plus tôt, quand je vous parlais du sentiment de menace qui plane à Los Angeles, et vous me disiez que vous ressentiez ça partout.
Ouais, à peu de chose près. Mais je suis quelqu’un d’inquiet. Je m’inquiète beaucoup. Qu’est-ce qui vous inquiète ?
À peu près tout. J’ai été élevé dans un foyer basé sur la peur. Donc je suis craintif. Vous avez peur de trucs comme vous faire assassiner ou cambrioler ?
Oh, ouais. C’est sûr. D’à peu près tout. Mais ce n’est pas débilitant. C’est juste comme ça que je vois les choses. Mais là, on parle de livres : ça demande un certain niveau de tension. Mais vous devez être capable d’atteindre l’horreur qui est en vous pour le faire si efficacement, non ?
Ouais. Je pense que ça en vaut la peine. Là je vous fais de la psychologie de comptoir, je devrais peut-être faire marche arrière.
Vous êtes très bien. C’est juste que j’adore la sensation de peur qui se dégage de ce livre, et d’où elle vient. Comme ces messages mystérieux que Clay reçoit tout le temps. Ça m’a rappelé les e-mails bizarres dans Lunar Park. Vous venez de mentionner la réaction des gens face aux aspects ­horrifiques de l’histoire. C’est une chose à laquelle vous pensez quand vous écrivez, à la réception de vos romans ?
Non. Je ne pense pas vraiment qu’on écrive pour un public. Je pense qu’on écrit un livre pour soi-même. On écrit un livre qu’on a envie de lire, genre : « Je veux lire ce livre. Je ne veux pas seulement l’écrire. » Je ne peux pas être conscient de mon public. Je suis le public. « Et moi alors ? » [rires] Et c’est l’autre chose à prendre en compte pour Suites impériales. Je pense que Clay est outrancièrement narcissique, et ça a marqué la façon dont j’écrivais le bouquin. Y’a beaucoup de « moi, moi, moi ». Il pense que tout tourne autour de lui. Il pense que tout le monde le traque, que tout le monde a des ­arrière-pensées, et que tout le monde veut l’atteindre. Avoir peur de tout est vraiment une forme étrange de narcissisme.
Ouais, ça l’est. Enfin, c’est ce que les gens m’ont dit. Les gens – des psys et des amis ?
Mon coach.

Bret Easton Ellis en compagnie de deux charmantes amies du photographe Jerry Hsu

Je vous posais une question sur la réception de vos romans, en partie parce qu’on parlait plus tôt du fait que quand ils sortent, les critiques parlent parfois plus de vous que de ce que vous écrivez. N’est-ce pas ?
Hostile, très hostile. Ouais, pourquoi ça ? Je suppose qu’il vous est difficile de ne pas y penser, même une ­seconde : « Eh bien, avec celui-là, les critiques vont penser ça. » C’est pas comme si ça allait influencer ce que vous écrivez, mais je me demande si ça vous traverse l’esprit.
Euh, comme quel critique par exemple ? Janet Maslin, disons.
J’aime bien Janet Maslin. Elle vous aime bien aussi, si je me souviens bien.
Ouais. Enfin, elle m’aimait bien. Elle a détesté les moments horrifiques de Lunar Park. Oh, donc elle en fait partie ?
Ouais, mais elle a été sympa, jusqu’à un certain point. J’aime bien lire ses chroniques. Et qu’est-ce que vous pensez de Michiko Kakutani ?
Un peu trop rigide. Ses goûts sont trop restreints et conventionnels. On dirait qu’elle est plus consciente que d’autres du pouvoir qu’elle peut exercer.
Ce qui rend ses trucs intéressants à lire. Ouais, parce qu’on sent l’ego derrière.
Oui, et elle est dans la déclaration. Elle ne m’a jamais aimé. Elle me trouve horrible. Y’a une citation positive d’elle sur la couverture de mon exemplaire de Moins que zéro.
C’est le seul livre de moi qu’elle ait trouvé acceptable. Ça l’a ­dérangée. J’ai dérangé Michiko Kakutani. Peu de gens peuvent dire ça. Vous avez lu la récente chronique du New Yorker sur la nouvelle biographie de Muriel Spark ?
Non, j’ai pas lu ça. Ils parlaient de son sentiment d’omnipotence divine quand elle écrivait – son mépris pour ses personnages. Ça m’a fait me demander ce que vous ressentiez à propos de vos personnages.
C’est intéressant. Je n’y pense pas vraiment de cette façon. J’y pense comme à un livre, et les personnages font partie du livre, et vous avez un plan, et vous voulez mettre à exécution ce plan. Le destin de mes personnages ne me plonge pas dans la consternation, parce qu’ils ne sont pas réels. Naturellement.
C’est une situation imaginaire et ce sont des gens imaginaires. Mais vous en tirez de la satisfaction, émotionnellement parlant ? Vous ressentez de l’excitation quand vous écrivez, ou tout est très technique ?
C’est les deux. Technique et émotionnel. Je dirais que l’émotion prend le dessus quand je construis la structure. La structure, dans mon cas, est souvent plus longue que le livre achevé. Des tonnes de notes, beaucoup d’idées, beaucoup d’entre elles qui finissent au rebut. Et quand j’ai presque achevé le plan du livre, ça devient un processus technique, il faut suivre le plan d’ensemble et l’organiser de façon à ce que ça vous semble agréable, sous la forme d’un roman. Et donc ouais, c’est satisfaisant, du point de vue émotionnel. Ça doit l’être. Les fins de Suites impériales et de Lunar Park ­charrient pas mal d’impact émotionnel. C’est très émouvant. Surtout la fin de Suites impériales, quand Clay dit qu’il n’a jamais aimé ­personne et qu’il a peur de tout le monde. Et y’a toutes ces choses qui s’imbriquent aussi, comme quand il parle de « modifier les règles du jeu à mesure qu’on y joue », qui fait écho à la citation du groupe X en exergue de Moins que zéro : on a l’impression que la boucle est bouclée.
C’est vrai. C’était voulu, vous savez. Je veux dire par là que d’une ­certaine façon, on connaît la fin du livre avant d’avoir commencé à l’écrire. D’habitude, je connais la dernière phrase du livre avant même d’en tracer la structure d’ensemble. C’est intéressant.
Ouais, normalement je connais la première et la dernière phrase du livre avant de commencer à l’écrire. Vous avez du mal à faire le tri entre ce que vous devez garder ou pas quand vous passez du plan du roman à son écriture proprement dite ?
Eh bien, on dit souvent que je mets tout sans discernement dans mes romans. [rires] Y’a des gens qui se plaignent : « Mais pourquoi Glamorama fait 700 pages ? » Mais une des choses qui m’intéresse vraiment, c’est le narrateur, la fonction de narrateur, la personne qui raconte l’histoire. Je n’ai jamais écrit de roman à la troisième ­personne. Mon travail pourrait se résumer à une série de narrateurs, c’est comme si je leur confiais mes livres. C’est eux qui décident de la longueur du livre.
Ils décident de la façon dont le livre va être écrit, essentiellement, et du registre de langage. Comment ça marche ? Comment vous laissez un personnage vous parler ?
Le personnage de Bret Easton Ellis, dans Lunar Park, va parler très différemment du Clay de Moins que zéro, des étudiants des Lois de l’attraction, de Patrick Bateman dans American Psycho, ou de Victor Ward dans Glamorama. Au début, j’ai pas mal tergiversé sur la façon dont Suites impériales allait être narré. Et puis j’ai réalisé que Clay était scénariste, à présent. Et il est narcissique. C’est presque comme s’il écrivait le scénario d’un film dont il serait l’acteur. Et tout a commencé à se mettre en place, la façon dont ça sonnerait, dont le roman évoluerait. C’est le narrateur qui dicte le style. J’adore cette idée de l’importance du narrateur pour vous, parce que s’il y a bien un narrateur de fiction auquel on ne peut pas se fier, c’est sûrement l’un des vôtres.
Plutôt. Ouais. Mais j’ai le sentiment que les narrateurs se montrent toujours imprévisibles, en un sens.
Je ne sais pas si beaucoup d’écrivains seraient d’accord avec ça. Ça me surprend toujours de lire des œuvres de fiction avec des narrateurs qui parlent, par exemple, comme des profs – mais sans l’être. En ce moment, je lis le roman de Lorrie Moore, La Passerelle. C’est très intelligent. C’est une auteure brillante, les détails sont géniaux, et elle se montre super maligne quand il s’agit de forger une phrase ou de s’en tirer par une pirouette à la fin d’un paragraphe. Mais vous ne me ferez pas croire que ce personnage de jeune fille de 20 ans est le narrateur. Y’a un tel décrochage que ça vous fait sortir de l’histoire. Je remarque ça aussi dans beaucoup de livres d’Updike, par exemple. La plupart, oui. Mais pas pour la série des Rabbits.
Et c’est pour ça qu’ils marchent aussi bien, parce qu’ils sont du côté d’un réalisme américain simple qui se prête vraiment bien à ce personnage et à sa vie. Je pense qu’une expérience d’immersion, et une honnête, exige de l’auteur qu’il prête au narrateur une voix qu’il ou elle aurait probablement. Et si je devais réécrire n’importe lequel de mes livres à la troisième personne, ils seraient très différents. Bien sûr.
La fois où je me suis le plus approché de ma voix véritable, c’était probablement dans Lunar Park, où j’écrivais vraiment librement, comme j’écris des e-mails, ou comme je parle à des amis. Suites impériales signe pour vous le retour à une prose plus concise.
J’ai bien aimé l’idée de me remettre au minimalisme, chose que je n’avais pas faite depuis longtemps. Tenter d’atteindre cette forme de tension avec si peu de mots était agréable à faire. Vous savez, au début, Moins que zéro n’était pas censé être un roman minimaliste. Le premier brouillon était très long, excessivement passionné. C’était un désastre. C’est votre éditeur qui vous a aidé à pallier ça ?
Non, mon professeur à Bennington. Il m’a simplement dit : « Je ­comprends. Je comprends ce que vous essayez de faire. Mais ça ne marche pas du tout. » Et j’ai répliqué : « Qu’est-ce que je fais alors ? » Il a répondu : « Je veux que vous trouviez une astuce. Je veux que vous fassiez une expérience. » J’avais écrit ça à la troisième personne, au passé. Et il a suggéré : « Mettez-le à la première personne et voyez ce qui arrive. » J’ai dit : « Vraiment ? À la première personne ? » Parce que Moins que zéro était ma première vraie ­tentative de roman, même si j’avais écrit trois romans avant ça. Et chacun de ces romans antérieurs étaient des romans à clef, c’est ça ?
Ouais, concrètement c’étaient des journaux. Moins que zéro, c’était ma première vraie tentative de roman. Et donc j’avais pensé : « Eh bien, je vais le faire à la manière classique. Au passé, à la troisième personne. » Mais sur le conseil de mon professeur, je l’ai fait évoluer vers la première personne. Et alors que je progressais, ça a commencé à se dégraisser naturellement, et c’est devenu quelque chose de totalement différent. Ça avait besoin d’être réécrit. J’avais rédigé ce brouillon terrible en huit semaines, et les gens croient que c’est ce qui a été publié. Mais j’ai travaillé sur ce livre pendant genre deux ans pour l’amener là où je voulais qu’il soit. Y’a deux écueils assez courants quand on écrit à la troisième personne. Le premier, c’est de tout trop expliquer et décrire, parce que vous êtes ce type omniscient. Et aussi – surtout quand les thèmes abordés sont des situations extrêmes comme celles que vous décrivez – la troisième personne peut parfois adopter un point de vue moral, d’une façon ou d’une autre.
Des jugements. C’est ce qu’il faut éviter, les jugements explicites. C’est une chose malaisée. Et tout ça nous ramène à la raison pour laquelle les gens pensaient que Clay, c’était vous, au moment de la sortie de Moins que zéro.
Ouais, pas seulement à cause du présent et de la première personne, mais ils pensaient que je venais du même milieu, ce qui n’était ­vraiment pas le cas. Ma famille n’était pas riche. Tous mes camarades de classe l’étaient. Je répète toujours la même histoire, genre : « Oh, pauvre de moi. Je vivais dans la Valley. » Tous mes amis habitaient Beverly Hills ou Bel Air – ils ont réellement été ma source d’inspiration pour Moins que zéro. J’ai été plongé dans ce monde que je ne connaissais pas quand j’étais au collège, quand mes parents m’ont fait passer d’une école publique à une école privée. J’avais reçu une éducation de classe moyenne aisée dans la vallée de San Fernando, jusqu’à ce que mon père commence à gagner plus d’argent. Mais il n’a jamais gagné autant d’argent que les parents de mes camarades de classe, qui, pour la plupart, travaillaient dans l’industrie du film, et c’est vraiment devenu une influence pour Moins que zéro. Quand vous écriviez les premières pages de Suites impériales – Clay parle de ce type qu’il a connu, qui a écrit ce bouquin sur lui et ses amis, et c’est devenu un film sur eux – est-ce que d’une certaine façon, vous le faisiez vous décrire ? J’ai conscience que la question que je vous pose est dangereusement proche d’une autre question qui vous ennuie.
C’est vraiment une livre de fiction, dans son intégralité, donc je n’y ai pas pensé. Je pourrais inventer une réponse, mais ça sonnerait faux. J’aime bien votre réponse simple. Bon, c’est là qu’intervient le spoiler. J’aime vraiment bien la façon dont, au début du bouquin, vous expliquez comment Julian Wells meurt.
OK. Ça m’a pas mal désarçonné, jusqu’à ce que je réalise que c’était une annonce, puisqu’à la page suivante, Clay boit un verre avec lui ou je sais plus.
OK. Le cadavre de Julian, et plus tard dans le livre son meurtre, sont décrits à grand renfort de détails vraiment sinistres. Quand vous faites un flash-forward aussi intense, vous savez pourquoi vous le faites, ou c’est juste à l’instinct ?
Tout est instinctif. Enfin, je ne vois pas ce que ça pourrait être d’autre. Émotionnellement, ça me semble bien. Ça me semble rythmiquement bien. Ça joue bien pour moi. Et je pense tout simplement : « Oh, ouais, c’est la bonne façon de procéder, et j’aime le faire comme ça, putain. » J’ai vu une forme de jubilation dans le fait de tuer ce personnage d’une manière aussi moche. C’est un de vos personnages très connus, et un personnage qui était, à mon avis, abâtardi dans le film. Vous l’avez bien amoché et détruit dès le début de cette suite.
Qu’est-ce qui arrive à l’écrivain qui se penche sur ses œuvres passées ? Est-ce qu’il est dans la destruction, à un certain point de sa carrière ? Vous le savez ? Je pense qu’il y avait une autre impulsion derrière Suites impériales, une impulsion que j’ai été surpris de voir émerger, avec laquelle j’ai lutté. Et c’est l’idée de… Je ne sais pas comment l’exprimer. Il y a une lecture sentimentale de Moins que zéro. C’est quelque chose qui a pris forme autour de ce livre. C’est un roman assez « chéri ». Et je pense aussi qu’il est assez mal compris par la moitié des lecteurs. J’ai rencontré plein de gens ces trois, quatre dernières années, depuis que je suis revenu à Los Angeles, qui me disent : « Si tu savais, j’ai déménagé à Los Angeles après avoir lu Moins que zéro. » Jésus Marie Joseph !
Et ça me semble, au final, être devenu une sorte d’artefact de l’enthousiasme années 1980. Ça se tient là, au même niveau que les films de John Hughes, les Ray-Ban et Ça chauffe au lycée Ridgemont. Ça me semblait tellement noir quand je l’ai écrit, et j’étais tellement sérieux quand je travaillais dessus, étudiant, que j’ai été vraiment surpris de voir que les gens le comprenaient d’une certaine façon, et qu’il acquérait cette réputation-là. Je pense que j’ai un peu cherché à niquer Moins que zéro quand je travaillais sur Suites impériales. J’aime pas cette idée, vraiment, mais si je devais me montrer parfaitement honnête avec moi-même, y’avait de ça. C’était dans l’air. Si c’était instinctif, pourquoi vous n’aimez pas cette idée ?
Parce qu’en un sens, c’est négatif. C’est prendre en compte la réaction du public sur un de mes bouquins. Ça ne me ressemble pas. Bien que, je suppose, j’aie un peu exploré ça dans Lunar Park aussi. Je crois que c’est parti de là. Et ça m’intéresse de voir où ça peut mener – presque à réécrire les livres. Ouais.
Bon, de toute façon, y’a pas moyen que Suites impériales ait un impact équivalent à celui qu’a eu Moins que zéro. Mais y’avait un climat propice. C’est un peu comme si toute la culture avait préparé le terrain.
En tout cas ça ne se répétera pas, et ça ne sert à rien de se tordre les mains en se faisant du souci là-dessus. Il faut faire ce qu’on veut faire. Comme tuer Julian.
Mais je l’ai fait à l’instinct. Seulement à l’instinct. Ça ne faisait pas partie d’un plan. Comme : « Oh, il faut que je tue Julian. » Ça me semblait être la chose à faire. Vous m’en voulez d’avoir révélé que Julian mourait à la page 9 de l’épreuve que j’ai reçue ? Parce que je le ferai pas si vous me dites de pas le faire.
Non, faites ce que vous voulez. Cool. Et de toute façon, on l’apprend en quelques minutes quand on lit le bouquin. Donc… Clay est assez vide et passif dans Moins que zéro.
Ouais. Totalement. Bien. Et dans Suites impériales, il est craintif, vide et passif, mais vers la fin ça change. Y’a cette séquence qui fait mini-American Psycho, quand il est avec deux putes dans le désert. Ça m’a semblé pas mal différer du Clay que je connaissais. C’était comment d’amener le personnage là ?
Excitant. C’était tellement excitant. Ah ouais ?
Me rendre compte que ça allait arriver là était très excitant. C’est cool.
J’ai aimé. J’arrive pas à savoir si vous êtes sarcastique.
Je suis sérieux. Bon dieu, si on me filait un centime à chaque fois que quelqu’un me disait ça. [rires] Vous avez déjà regardé The Kids in the Hall ? Vous êtes comme le personnage joué par Dave Foley, le mec qui a l’air sarcastique mais qui ne l’est pas vraiment. Mais vous êtes sérieux ? C’était excitant pour vous de vous rendre compte que Clay passait du côté obscur ?
Ouais. Je me souviens du moment où je travaillais le plan du livre, quand j’ai su que ça prenait cette direction. Je me souviens d’avoir détaillé ce passage – et ça s’est avéré être un passage sur lequel mon éditeur s’est montré très réticent. Ma maison d’édition, Knopf, a vraiment une politique de non intervention avec moi. Ils m’ont toujours laissé publier ce que je voulais, plus ou moins. Mais on s’est disputés sur ce passage. C’est toujours Gary Fiskjeton votre éditeur ?
Ouais. En tant qu’éditeur, il s’attache plus aux arbres qu’à la forêt. C’est un maniaque de la grammaire. On s’empoigne sur la grammaire et la syntaxe. Et cette scène, Clay et les prostituées dans le désert…
C’était encore plus scabreux dans mon brouillon final. Y’avait certains détails que Gary voulait omettre, et je pensais : « Vraiment ? » Avant ça, on n’avait jamais eu de problème, mais sur ce passage, il y en a eu. C’est lui qui a publié American Psycho ?
Eh bien, ce qui s’est passé avec American Psycho c’est que, vous savez… Votre maison d’édition l’a rejeté, et ça a atterri sur le bureau de Gary Fiskjeton.
C’est à ce moment-là que Gary est devenu mon éditeur. On était amis depuis six ans avant qu’il n’hérite d’American Psycho. On se connaissait très bien. On sortait beaucoup ensemble. Donc on était déjà liés, et je fréquentais aussi Sonny Mehta, alors à la tête de Knopf, donc je ne me suis pas posé de questions. Mais je ne pense pas que Gary était fan du livre. American Psycho ?
Ouais. Je pense qu’il n’était pas du tout fan de ce que je faisais, mais c’était un bon ami, et ça me va. Ça arrive tout le temps. Je ne pense pas qu’il ait aimé un seul de mes romans, à part Lunar Park. Mais c’est un éditeur génial. Il est extraordinaire, à partir du moment où il reçoit le manuscrit, jusqu’à celui où le livre est broché. Il suit tout, il est vraiment pragmatique. Mais j’ai été un peu déçu de la réaction de Gary sur ce passage de Suites impériales. J’ai été déçu par le fait qu’on doive marchander sur deux ou trois phrases. Vous pouvez me donner une idée de ce qui a été coupé ?
En gros, je lui disais : « Tu me laisses garder ça, et je change la grammaire page 47. » Et lui répondait : « C’est pas assez. Tu changes la grammaire page 58 et page 87. » Et moi je disais : « Si je fais ça, est-ce que je peux garder deux, trois détails en plus ? » Et ça s’est fini sur : « OK. » C’est pas comme s’il n’était pas préparé à ça, vu qu’il avait travaillé sur American Psycho.
Eh bien, il est passé deux fois sur American Psycho. Je pensais que le livre était fini quand je l’ai remis à Simon & Schuster, avant qu’ils ne le rejettent. Je ne voulais pas que le livre soit retouché. Mais c’est arrivé dans les mains de Gary, il y a touché. J’étais un peu ahuri, et l’editing a été un peu précipité. Il est venu à Los Angeles, on s’est posés dans une chambre d’hôtel, et en gros il éditait en tournant les pages, et moi je me contentais de dire : « Non, on garde, on garde, on garde. » La conversation s’est un peu animée. Je ne crois pas qu’il ait compris le livre, ou s’il l’a compris il n’a pas aimé, et le processus d’édition m’a consterné. Y’a encore des trucs qu’il a modifiés que j’arrive pas à relire. Comme des petites clarifications. Je sais pas. Pourquoi je m’attarde sur Gary Fiskjeton ? Tout a commencé quand je vous ai posé des questions sur la scène où Gary torture deux prostituées adolescentes dans le désert. J’aime qu’il y ait un exemplaire de Moins que zéro dans la maison où ça se passe. Et c’est intéressant, également, que ce soit la scène sur laquelle vous vous êtes le plus disputé avec votre éditeur. Je pense que c’est assez essentiel, à ce moment-là du livre.
C’était excitant d’aller jusque-là, et effrayant, et aussi pas mal libérateur. Toutes ces choses étaient très agréables. Avant de finir sur les personnages, je voudrais vous parler de Rip. Je n’ai pas vraiment de question, mais je l’adore, dans Moins que zéro et dans Suites impériales. Il a un relief comique, mais en même temps il est terrifiant. Y’a quelqu’un de la vraie vie derrière Rip ? Si oui, je suis sûr que ça a été amplifié dans la fiction.
Ou peut-être un peu atténué. Peut-être qu’il y a quelqu’un d’encore plus effrayant en circulation. Oh, génial.
Et j’ai peur de lui, donc je l’ai rendu moins effrayant, mais il reste très effrayant. [rires] Mais non, vraiment, y’a personne de réel derrière. C’est un peu le superméchant des deux livres.
Ouais. Et Clay ne comprend pas, et on n’a pas trop d’explications sur lui parce que le narrateur, Clay, ne veut pas vraiment savoir, ce qui le rend encore plus effrayant. Genre, mais qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui se passe vraiment ? Totalement vrai. Y’a pas mal de passages, dans les deux livres, où il pourrait juste donner quelques explications, et il est trop passif, ou apeuré, pour le faire. Mais je voudrais parler un peu d’écriture de scénario avec vous, vu que ça vous a pas mal occupé ces dernières années. Je suis sûr que vous avez déjà entendu ça, mais c’est un peu mon rêve de voir un remake de Moins que zéro, plus proche du livre.
Toutes les semaines, on dirait que quelqu’un essaye de le faire. J’ai entendu dire que tout le monde, de Quentin Tarantino à Gregg Araki, avait essayé de joindre la Fox pour pouvoir le refaire. Mais aujourd’hui ça ne serait pas Fox, bien sûr. Ça serait Fox Searchlight, ce serait pas un gros film. Mais ça m’intéresserait assez pour que j’y participe, j’arrête pas d’entendre des rumeurs sur Untel ou Untel qui essaierait d’obtenir les droits de Moins que zéro. Et je sais pas si c’est possible de le faire vraiment coller au livre. Parce que le livre devient très, très noir.
À une époque, ça aurait pu. Au début, je crois que c’était Barry Diller et Scott Rudin qui ont acquis les droits, et Scott Rudin avait très certainement une vision proche du livre. Le premier script était plutôt hardcore. Mais ensuite il y a eu un changement de régime au studio, et, si je me souviens bien, c’est Leonard Goldberg qui est devenu producteur en chef, et, vous savez, il avait des enfants. Exact.
Il avait des enfants, et… passons. Ça a été édulcoré. Je n’essaye pas de dénigrer le film.
Qui le pourrait ? Ça a été une étape importante, de multiples façons.
Exact. Mais peut-être qu’il y a eu ce changement de régime, et des gens avec des enfants ont pr