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Ce que j’ai appris de la France en regardant « La Rue des allocs »

Comment la télévision s'accapare la pauvreté parce que hey, c'est trop drôle.
Paul Douard
Paris, FR

S'il y a bien quelque chose que la télévision est toujours capable de faire, c'est de trouver des idées sordides. La toute nouvelle production de M6, diffusée hier soir et intitulée joyeusement « La Rue des Allocs », propose à ses téléspectateurs de se plonger pendant plus de six mois dans le quotidien des habitants du quartier de Saint-Leu à Amiens, là où le chômage tape dans les 20 %. L'émission promet une expérience inoubliable entre chômage, alcoolisme et expulsions de domicile. Une véritable plongée dans « l'univers des pauvres de France ».

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L'objectif de ce docu-réalité est de suivre le parcours de ceux qui vivent sous le seuil de pauvreté, c'est-à-dire avec moins de 1 000 euros par mois. À leur décharge, il faut reconnaître que le thème est plutôt bien choisi. Le taux de pauvreté en France ne cesse de grimper depuis 2002 et il atteint aujourd'hui près de 8% de la population, soit plus de 5 millions de personnes. Cette nouvelle forme de commercialisation de la vie du pauvre est née en Angleterre, où l'émission Benefits Street diffusée en 2014 sur Channel 4, avait déjà provoqué l'ire de certains habitants qui se sentaient trahis et caricaturés par la production. Ce qui était tout à fait vrai.

Le concept de ce programme n'est finalement pas si nouveau en France et n'est qu'une déclinaison de la télé-réalité classique, type Le Loft, dont M6 reste la pionnière. Plutôt que d'enfermer des gens débiles dans une maison en carton et de les regarder « se manquer de respect » en riant grassement, pourquoi ne pas directement se rendre chez ceux qui pompent les impôts des riches tous les mois ? Pourquoi le voyeurisme aurait-il des limites, hein ? Le nom du show en lui-même est violent, tant l'expression « les allocs » demeure dégradante. Le titre me laissait imaginer une rue remplie de poussettes conduites par de grosses femmes, engueulées par des des maris violents hurlant depuis leur fenêtre car défoncés à la Amsterdam. Alors tel un français attiré par la moindre polémique du paf, je me suis vautré devant ma télévision pour voir ce que je pouvais apprendre de la vie et de mon pays grâce à cette émission, « La Rue des allocs ».

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Dès les premières minutes, je n'ai pas été déçu. Sous fond de musique pop mélo de type série française, une voix-off de présentation s'interroge sur « Comment vivre lorsque chaque centime compte ? » mais surtout, hein, « Comment vivre décemment ? » J'avais déjà l'impression d'accompagner des étudiants en droit en voyage humanitaire au Bangladesh. Puis la caméra switche et nous plonge dans un univers lointain et faussement pittoresque. On est à Amiens. Le quartier que l'on visite est présenté à la façon d'un Monopoly, avec une carte mignonne où chacune des maisons des acteurs dispose de sa propre couleur. S'enchaînent plusieurs plans aériens filmés par un drone, idylliques. On nous présente ensuite brièvement les protagonistes qui tous, sont réduits à ce qu'ils représentent pour la production de l'émission : un prénom et un montant d'aide sociale. Il y a d'abord « Gitan », 1 200 euros par mois, Marie-Jo et ses 900 euros d'allocations, ou encore David et ses 450 euros de RSA. Puis viennent les frères Jérôme et David, dont le RSA passe exclusivement dans de la gnole selon les dires de la voix-off.

Il faut insister sur ce point : la voix-off est insupportable. Elle semble tout droit sortie de Chasseurs d'appartements , mais sans la moindre empathie. Elle nous présente Gitan en pleine vente de camionnette. La caméra suit tous ses faits et gestes. La voix-off, imperturbable, ne cesse de décrire les images qui défilent devant moi comme si je n'étais pas capable de voir par moi-même à quel point la vie de ces pauvres gens est merdique. C'est comme Peshmerga de Bernard-Henri Lévy : la voix-off, en plus d'être oppressante, lance banalités sur banalités. Une musique gentillette – genre Alt-J, vite fait – vient recouvrir la tristesse de la situation, et arrive presque à rendre marrante la scène : celle montrant un homme prêt à tout pour obtenir quelques euros. « Gitan arrivera-t-il à vendre sa voiture ? » s'interroge la voix-off. Quand elle ne décrit pas la scène en train d'être diffusée, la voix-off répète toutes les cinq minutes que les gens d'ici, vous voyez, vivent des allocations. Histoire que l'on ne l'oublie pas.

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La caméra ne cesse de fixer les bières, les clopes roulées et les discussions d'hommes ivres. Car il s'agit de divertissement, et rien d'autre.

À chaque intervenant, les clichés s'empilent. À chaque fois, un gros plan sur une bière ou sur une bouteille de vin vide posée sur une table. Quand ce n'est pas l'alcool, c'est un gros plan sur un menu McDo. On a toute la panoplie du chômeur tel qu'imaginé par un mec qui n'en a jamais rencontré un seul. Alcool quotidien, poker en ligne, fraude des transports, jeux à gratter et rêves émoussés, ceux de gagner au Loto pour s'acheter un camping car.

Évidemment, on ne voit pas bien ce que peut apporter ce type d'émission. Si ce n'est marginaliser encore plus ces gens qui n'ont jamais eu de chance. Comme Marie-Jo, dont le mari a été assassiné devant chez elle et qui doit élever ses cinq enfants avec 900 euros par mois. Dans le cas de Philippe, toute son allocation d'handicapé passe dans l'alcool à cause de sa dépression. De fait, on assiste pendant de longues minutes à une beuverie commencée dès 10 heures du matin le jour de son anniversaire. « Le pack ne dure que quelques minutes » précise la voix-off, après un gros plan sur le pack de bière, puis l'horloge. Après une vingtaine de minutes, la gêne se fait sentir. La caméra ne cesse de fixer les bières, les clopes roulées et les discussions d'hommes ivres. Encore une fois, l'image force le jugement du téléspectateur au détriment de tout possibilité d'analyse. Car il s'agit de divertissement, et rien d'autre.

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Le premier épisode se termine comme une série américaine : sur les prémices d'une altercation. Puis l'image se coupe net, juste avant que le premier coup parte. Pour garder un spectateur attentif, rien ne vaut une bonne baston entre pauvres complètement bourrés.

Mais pas de souci, puisque le second épisode continue de plus belle. Direct : des gros plans sur des bières et des phrases chocs de type : « Quand Philippe a des problèmes, il boit. Et en ce moment, il a beaucoup de problèmes. » Et le plus triste, c'est que l'on sent bien que ces gens sont ravis qu'on s'intéresse à eux. Ils sont gentils. C'est pourquoi on est partagé entre culpabilité et émerveillement total.

Les frères David et Jérôme, au RSA tous les deux, trompent aussi l'ennui avec l'alcool. Le journaliste derrière la caméra prend la parole à trois reprises pour s'adresser à eux. Trois fois pour sortir la même phrase : « Et sinon, vous touchez quelles aides ? » C'est l'horreur. L'émerveillement mute en tristesse pure. Les techniques de la production deviennent évidentes, et on assiste, sidéré, à l'empilage d'images de beuveries sombres ponctuées par des interviews sur le thème des aides sociales. Il s'agit d'établir un lien logique entre le fait que la « France qui travaille » paie pour ces salauds d'ivrognes. OK, bien reçu.

Grâce à M6, j'ai maintenant une image plus claire de la France des pauvres du Nord. Elle semble donc constituée exclusivement de cinquantenaires alcooliques qui dépensent tous nos impôts dans l'alcool au lieu de chercher un boulot.

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Quand bien même cette image aberrante serait partiellement vraie, cette télé-réalité ne fait que relancer des clichés roués, tout en occultant, à chaque moment, l'essence des problèmes : le chômage de masse et la solitude sociale. On se dit qu'il est très étonnant que le montage ait laissé cette scène où Jérôme – l'un des deux frères – s'arrête pour donner quelques pièces à un mendiant devant l'entrée d'un supermarché après avoir acheté sa bière. La scène est très rapide et dénote très clairement avec le montage du reste de l'épisode. Bizarrement la voix ne commente pas.

Le problème principal de ce type de programme n'est pas qu'il montre des pauvres en France. C'est la forme choisie qui est infernale. Ce « docu-réalité » est l'aboutissement d'un marketing de la pauvreté où le pauvre n'est ici qu'un produit comme un autre qu'il convient de vendre le plus cher possible pour divertir le spectateur français. La FNARS (Fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale) a déjà saisi le Conseil Supérieur de l'Audiovisuel, lui demandant d'intervenir en urgence et de supprimer le programme. « Les règles de décence et de respect de la dignité humaine sont à l'évidence bafouées à travers une émission guidée par un voyeurisme malsain et l'exploitation de la misère humaine à des fins d'audimat », dénonce l'association.

Sur le site Change.org, une pétition a été lancée par les habitants de Saint-Leu eux-mêmes. Choqués par les premières images de l'émission, ils appellent à son boycott. « Le regard partisan et trompeur d'un pseudo documentaire vient jeter l'opprobre sur Amiens et sur l'un de ses quartiers emblématiques », peut-on lire. Au moment du tournage, « La Rue des allocs » s'intitulait « Zone prioritaire », avant d'être rebaptisée à la demande de la chaîne. « Certes, Saint-Leu a toujours été un quartier ouvrier avec des foyers désargentés », poursuit la pétition, signée à ce jour par plus de 564 personnes, avant de conclure : « La situation actuelle est bien plus complexe qu'une caricature. » C'est évident.

La ligne entre journalisme et voyeurisme est parfois étroite. Mais le journaliste enquête et apporte des informations qu'il traite dans un contexte particulier afin d'exposer un certain point de vue. Dans cette émission, nous sommes plus dans un porno autour du thème de la pauvreté. Le réalisateur de l'émission l'a par ailleurs très bien dit au Nouvel Obs: « L'idée, au lieu de faire de l'enquête, était de faire de l'immersion […] Montrer qu'il y a des gens derrière les chiffres du chômage qu'on entend une fois par mois à la radio. »

De la même manière que certains font de l'humanitaire en Afrique entre deux années à HEC afin de se remémorer « la simplicité de la vie », le téléspectateur vient ici se rappeler à quel point la pauvreté peut l'attendre au coin de la rue. Et qu'il ferait mieux de bosser et de payer son emprunt pour ne pas finir comme lui.

Paul est sur Twitter.