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reportage

Ce que l’on apprend de la vie en bossant à l’usine à 20 ans

Épuisement, désespoir et alcoolisme : dans une fabrique de papier de la région de Tours.
Photo via Flickr.

Pendant plusieurs mois, mon travail a consisté en un long effort pour rester concentré huit heures de suite sur une tâche excessivement fastidieuse : empiler des palettes de papier. Le plus vite possible. Le plus mécaniquement possible. Tout en faisant passer le temps en revenant avec mes collègues sur de lugubres histoires de sexe, de femmes ou de beuveries. Et en buvant. Beaucoup.

Tout commence en mai 2007, lorsque j'obtiens sur le fil mon Bac Pro Industries graphiques. Comme la plupart des étudiants en semi-échec scolaire ayant fait un combo BEP + Bac pro par défaut, je m'inscris d'abord en intérim à Tours en juillet de la même année, histoire de mettre un peu de fric de côté. Mais aussi, pour ne pas passer mes journées à rien faire et satisfaire mes parents. Ces derniers, quoique très gentils, ne sont que moyennement pour voir mon frère et moi glander ici et là dans l'appartement.

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Rapidement je suis recruté malgré mes compétences moyennes et me retrouve dans une gigantesque imprimerie. Par le passé, j'ai bossé dans celle-ci, en stage, en complément de mes heures passées au lycée. J'occupe sans surprise un poste tout au bas de la hiérarchie : je suis « margeur offset ». Directement au-dessus de moi se situent ceux que l'on appelle les conducteurs offset – les responsables de la production –, tandis que ces derniers sont supervisés par d'autres chefs, les fameux contremaîtres.

Mon rôle consistait à nourrir la presse en papier massicoté. Celui-ci est extrêmement coupant. Il lacère les paumes des mains, provoquant plaies, douleurs, et usure de la peau. Puis vous attendez. Puis vous devez attendre jusqu'à la prochaine fournée de papier. Puis recommencer. Puis attendre. Encore et encore. Et ce, de 5 heures du matin jusqu'à 13 heures, heure de la débauche. En échange, on vous file un SMIC à la fin du mois.

Vite, je remarque que mes parents sont contents pour moi. Surtout mon père d'ailleurs, bien qu'il soit lui aussi obligé de se lever à 4 heures tous les matins pour m'emmener en voiture jusqu'au boulot. Au bout de deux semaines, je suis déjà complètement rincé par le rythme de travail. Essayez de vous lever du lundi au vendredi à 4 heures ; ça vous bousille aussi bien le cerveau que le corps et à très grande vitesse. Je fais les « 3-8 », terme typiquement XXe siècle signifiant la répartition du travail en usine : trois équipes font huit heures de boulot chacune. La première (la mienne, donc) fait 5-13, la suivante 13-21 et enfin la nocturne fait 21-5. L'usine tourne en permanence, 24 heures/24. La production ne s'arrête jamais.

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C'est peut-être à cause de ça que la plupart de mes collègues ont l'air de paraître facile dix ans de plus que leur âge. Mais pas sûr. Au bout de quelques jours, je réalise qu'un truc cloche. Un truc auquel, trop occupé par le boulot et sa perpétuelle répétition, je n'avais pas pensé. L'alcool. Les mecs sont en effet environ 50 % de leur temps de travail sous Pastis, bières – ou autres liqueurs. Surtout la nuit, afin de pouvoir rester un minimum éveillé, produire les commandes exigées par le client et ainsi éviter de se faire engueuler par le contremaître si le moindre truc venait à merder.

Je réalise que se bourrer la gueule est une règle tacite au sein des ouvriers de l'usine. Pas vraiment une obligation, mais pas du tout un truc marginal non plus. Étant nouveau, de même que l'un des plus jeunes du service, les anciens m'apprennent comment, le plus discrètement du monde, on arrive à faire passer en douce les packs de bière afin de les acheminer sur le lieu de travail. On me file 20 euros pour ça. C'est à moi de sortir pour aller au Champion qui jouxte les murs de l'usine ; là, j'achète un maxi-pack de 24 33 Export – selon l'humeur, ça peut aussi être des Kronenbourg – et je le faufile dans un trou du grillage. Là m'attend un collègue, qui le récupère et l'emmène à l'intérieur.

Photo via Flickr.

La grande majorité de mes collègues sont des mecs âgés de 30 à 50 ans, qui bossent ici depuis plus de dix ans. Parmi eux, la moitié, facile, boit quotidiennement sur les presses. Ça se voit et surtout, ça se sent.

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Les contremaîtres, étant eux-mêmes d'anciens conducteurs, laissent couler, du moment que les gars restent discrets et ne se font pas prendre. Plus je les côtoie, plus je les connais et plus ils se livrent. Sans gène ni honte, ils me racontent comment tous sont plus ou moins devenus alcooliques. « C'est au fur et à mesure, avec le temps, me dit l'un d'eux. C'est à force de picoler sur les machines pour tenir le choc, et en raison des horaires exténuants. » Tout ceci combiné à un boulot à peu près totalement inintéressant.

Ici et là, mais régulièrement, j'entendais qu'on parlait d'accidents dans l'entrepôt. Il s'agissait de trucs bénins, heureusement ; surtout des chocs entre transpalettes électriques ou deux chariots de manutention Fenwick. Pour ma part, je n'en avais jamais vu de mes propres yeux. J'écoutais néanmoins avec curiosité les récits narrant des collisions entre des Fenwick conduits par des ouvriers trop imbibés de Bavaria ; ou le renversement de palettes de papier pesant plusieurs centaines de kilos à cause d'un excès de vitesse, souvent lui-même dû à l'éclusage de bières fortes.

Un soir, j'ai été convié à boire du crémant pour fêter le départ à la retraite de Jean-Michel, ouvrier de longue date, âgé de 63 ans. Il était là depuis si longtemps que tout le monde disait qu'il avait construit lui-même les locaux en 1950.

Généralement, la consommation commençait tôt. La plupart du temps dès ma prise de poste au petit matin, en vertu d'un « petit verre » proposé par l'équipe de nuit à l'heure de la débauche.

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Avaler un verre de 'ti punch une heure après un bol de Nesquick me rendait tout bizarre, d'autant plus que, je le rappelle, j'avais 20 ans – et en conséquence, ne tenais pas très bien l'alcool. Les discussions qui s'ensuivaient étaient invariablement terre à terre. Parfois obscènes. De mon côté, je riais de bon cœur à leurs âneries, même si je n'avais pas grand-chose à raconter. Je me marrais et regardais ces hommes, usés jusqu'à la corde par la vie, l'alcool et un boulot merdique, sans la moindre possibilité d'évolution, supportant docilement les brimades de certains chefs plus autoritaires que d'autres, mais affichant chaque jour une bonne humeur sincère, pour un salaire dérisoire. Cette espèce de stabilité, cette noblesse de caractère malgré l'horreur objective de leur vie, je me la rappelle comme une énorme baffe dans ma petite gueule juvénile.

Parfois, certains travailleurs avaient été embauchés par les contremaîtres parce que leur père aussi avait travaillé là. Ils étaient rentrés à leur majorité parce qu'ils pouvaient se faire pistonner. Ils reproduisaient volontairement le parcours du géniteur, sans chercher à faire autre chose. Mais peut-être qu'ils n'y songeaient même pas. Lorsque j'en discutais avec l'un d'eux, celui-ci m'a dit : « Bah tu vois, mon père a travaillé ici 33 ans. En 1993, après ma seconde au lycée, il m'a dit qu'il avait un plan. Depuis, je suis là. » Un soir, j'ai été convié à boire du crémant pour fêter le départ à la retraite de Jean-Michel, ouvrier de longue date et âgé de 63 ans. Il était là depuis si longtemps que tout le monde disait qu'il avait construit lui-même les locaux en 1950.

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Là-bas, sans grande surprise, toutes les nationalités et les origines se mélangent. Pour le patron, ce n'est pas un problème. Qu'ils soient Français de métropole, Antillais, Sénégalais, Portugais ou Serbes, il sait bien que ces gars se lèveront chaque matin pour aller répéter les mêmes taches, indéfiniment. Et malgré la boisson, tous demeuraient très professionnels, appliqués dans leur travail. De même, ils affichaient une véritable fierté à l'idée de gagner leur propre salaire grâce à leurs propres mains.

Photo via Flickr.

Les équipes variant selon le gré des contremaîtres, parfois des mecs qui se haïssent finissent par devoir bosser l'un avec l'autre. Le schéma classique étant « le négro » en compagnie du « gros facho ». Ces schémas-là entraînent à chaque fois de vives séquences d'embarras ; ces deux-là par exemple, ne s'adressaient tout simplement pas la parole. Même chose lorsque j'ai vu avec un autre Lepéniste affirmé – de plus en plus présents du fait de l'explosion du vote FN dans le monde ouvrier – devoir charbonner huit heures d'affilée en tête-à-tête avec un communiste. Toute discussion pouvait s'avérer explosive. Parfois, l'une d'elle l'était.

Pour ma part, j'écoutais leurs arguments politiques de loin. J'étais à l'autre bout de la presse, laquelle mesure plus de 20 mètres de long sur 3,50 mètres de haut. Je continuais inlassablement à empiler de gigantesques quantités de papier sur le plateau, machinalement, sans même m'en rendre compte. Les nombreuses plaies que j'avais dans les mains me brûlaient, notamment à cause de l'utilisation intensive d'essence, et surtout de varn, produit hautement toxique et cancérigène, au même titre que les encres d'imprimerie.

Pendant tout ce temps, j'ai appris à travailler sans penser. J'ai appris à me fondre dans le moule avec mes collègues travailleurs. J'ai appris à devenir un robot. J'ai fait ça plusieurs mois avant de finalement demander à l'agence d'intérim d'annuler ce genre de missions.

Aujourd'hui en 2016, presque neuf ans après, il m'arrive de repenser à tout ça. Je me demande ce que tous ces gens sont devenus. Parce que je sais que l'imprimerie pour laquelle j'ai travaillé a dû fermer en 2011 ; avec elle, ce sont plus de 800 personnes qui se sont retrouvées sans emploi. Un homme de 57 ans qui a le même job depuis ses 18 ans et se retrouve du jour au lendemain sans emploi, comment peut-il rebondir ? Difficile d'entendre nos responsables politiques parler de « la crise de l'emploi » après cela. Car je doute qu'ils aient, ne serait-ce qu'un jour, posé le pied dans une usine pour y travailler.

Car la vie, la vraie, la réelle, c'est là-dedans que je l'ai affrontée pour la première fois.