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Comment ma petite sœur est morte du SIDA

30 ans plus tard, les mentalités n'ont pas changé – « ça n'arrive toujours qu'aux autres ».

L'auteure et sa sœur pendant leur enfance

Ma sœur n'a jamais été quelqu'un de simple. De nature plutôt instable, ce n'était pas vraiment une personne sociable. Notre relation se définissait plus ou moins par un Je t'aime moi non plus à la Gainsbourg. C'est sans doute dû à notre éducation. Nous communiquions très peu avec nos parents, et de nombreux sujets demeuraient tabous.

À 18 ans, elle est tombée amoureuse de Léo, un beau garçon, très sportif. Il avait cinq ans de plus qu'elle et se piquait régulièrement. C'était à la fin des années 1980. À l'époque, dans la plupart des restaurants et bars de Bastia – où nous habitions –, les petites cuillères comportaient un trou pour que personne ne puisse s'en servir dans les toilettes. Léo volait des petits trucs par-ci par-là pour se payer sa consommation d'héroïne. Il pillait des petits buralistes, des bars et des boutiques proches de chez lui. Ses parents devaient passer sans cesse derrière lui pour régler ses problèmes, ce qui rendait ma sœur littéralement folle.

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Elle ne s'est jamais piquée. Elle avait une peur panique des aiguilles. Une de mes copines fréquentait le même groupe – ses parents l'avaient obligée à quitter la ville et à s'installer ailleurs, pour « fuir les camés ». De mon côté, j'avais dit à mon père qu'il fallait faire quelque chose. Mais personne n'a bougé.

Plus j'y réfléchis et plus je me demande si quelqu'un était vraiment préparé au SIDA. Même mon médecin familial – qui suivait aussi la famille de Léo – savait qu'il était malade et que ma sœur le fréquentait. Je lui en veux. J'en veux à beaucoup de personnes, mais j'en veux particulièrement aux personnes qui auraient pu faire en sorte d'éviter que ma sœur en décède 15 ans plus tard.

Il y a 30 ans, aucune fille de ma génération ne pensait que le SIDA concernait tout le monde. On pensait que ça ne concernait que les drogués, les homos et les personnes infidèles.

Léo et ma sœur se sont séparés, remis ensemble, avant de se séparer à nouveau. Léo est mort en juillet 1993. Entre-temps, ma sœur s'est mariée avec quelqu'un d'autre, et elle est tombée enceinte. Je vois encore la scène dans ma tête : ma sœur et son mari, installés sur le canapé de mes parents, en train de me regarder et de me dire que le mal était fait, que la page se tournait. Léo est mort dans son lit, en réclamant ma sœur. Elle n'est jamais venue.

Ma sœur a accouché deux mois plus tard, d'un petit garçon qui s'est révélé être séropositif, comme elle. Il a eu un début de vie plus que médiocre, car à l'âge de 2 ans, les médecins lui ont diagnostiqué un lymphome. Il a dû faire de nombreux allers-retours entre la Corse et Marseille. Ensuite, il y a eu les séances de chimio, des nuits à ne plus en dormir, des journées à ne plus en finir. Ma mère et moi étions aux côtés de ma sœur et du petit, à chaque fois, alors que mon beau-frère prétextait une peur en avion pour ne pas venir voir son propre enfant pendant les six premiers mois.

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Il y a 30 ans, aucune fille de ma génération ne pensait que le SIDA concernait tout le monde. On était assez naïves. On pensait que ça ne concernait que les drogués, les homos et les personnes infidèles. En Corse, on était un peu décalé. Les seuls problèmes auxquels on pensait avant tout, c'était de ne pas tomber enceinte ou de ne pas avoir de maladies vénériennes comme la chlamydia. Ici, on vit en circuit fermé. On se connaît tous, donc on pensait ne pas le choper aussi facilement. Mais à la fin des années 1980, il y a eu une grosse vague de contaminés.

« Avec papa et maman, on peut jamais discuter de rien, jamais rien dire » – voilà comment ma sœur assumait sa maladie. Ce n'est pas elle qui l'a annoncé à mes parents, c'est moi. Ma mère en a pleuré, pendant une semaine, elle est restée couchée au lit. Elle pensait que je lui disais des conneries, comme si je voulais lui faire du mal. Elle ne lui en a jamais parlé frontalement. Tout ça parce que c'était une maladie liée au sexe.

Quand la nouvelle s'est répandue dans ma famille, certains n'ont pas compris, d'autres l'ont pris comme une sorte de trahison. La question n'était pas « comment doit-on l'aider ? », mais plutôt « comment ça se fait ? ». Ils ont tout pris peur et l'ont mise à l'écart. En la rejetant, ils pensaient se protéger. Quant à moi, mon regard sur elle n'a jamais changé.

Quand ma sœur est morte, ma mère a inversé les rôles. À plusieurs reprises, elle m'a dit que c'était moi qui avais honte d'elle.

Quand elle a commencé la trithérapie, c'était très lourd. Elle a eu tout un tas de médocs, d'effets secondaires. Jusqu'au moment où ça a été davantage la fuite en avant et qu'elle n'acceptait plus aucune aide. J'avais des amis également malades qui souhaitaient lui venir en aide ou lui donner des conseils, mais elle a toujours refusé. Elle a fini par me dire que j'allais trop loin, que je n'avais pas le droit de parler de sa vie à des gens qu'elle connaissait à peine. Elle se sentait d'autant plus à l'écart de par le rythme de vie qu'elle avait – les allers-retours dans différents hôpitaux, les traitements.

Quand ma sœur est morte, ma mère a inversé les rôles. À plusieurs reprises, elle m'a dit que c'était moi qui avais honte de ma sœur. Ma mère se refuse de se l'avouer parce que c'est quelque chose de tabou et lié au sexe. C'est inconcevable pour elle. 10 ans après sa mort, elle est toujours dans le déni. Elle m'a reproché pas mal de choses, et je comprends sa peine : c'est vrai que c'est terrible de voir un enfant malade. Mais c'est aussi de ma petite sœur dont on parle, et personne ne peut comprendre le lien qui nous unissait.

Ma vision sur la maladie, au sens large du terme, a changé. Les gens ont toujours plus ou moins peur, alors que tu ne risques rien en étant dans la même pièce que l'autre, à croire que le moindre souffle pourrait contaminer la personne en face. Les gens ne pensaient qu'à eux, et c'est lamentable que les personnes souffrant de cette maladie ne soient pas plus entourées. Dès qu'on prononce le mot SIDA, les gens se cassent. Si on regarde bien, les mentalités n'ont pas vraiment changé.

Durant ces trente dernières années, la Corse ne s'est pas plus ouverte sur la question du SIDA, et semble très peu concernée par le problème. On en parle comme si ça n'arrivait qu'aux autres et pas à toi ou à un de tes proches, alors que ça peut toucher tout le monde. J'en suis la preuve. C'est sans doute pour ça que ma sœur a fui la Corse, tel un oiseau se cachant pour mourir. Quant à moi, je garde un œil bienveillant sur son fils et j'essaie de l'aider tant bien que mal dans sa vie de jeune adulte. Il est ce qu'il me reste de ma sœur : en lui, je retrouve sa joie de vivre – et quelque part, ce n'est pas un bonheur perdu.