FYI.

This story is over 5 years old.

Interviews

Constantin Simon est le dernier reporter français

Interviewer des talibans à Karachi et fumer de la weed avec des flics dans l'Himalaya – ce grand journaliste nous a parlé des risques du métier.

Holi, la fête des couleurs par Pascal Mannaerts, un des compagnons de route de Constantin Simon

Dans Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, Jean Yanne se moquait très justement des médias : éthique bradée, campagnes de publicités putassières, journalistes qui se prélassent dans des palaces au lieu d'aller sur le terrain. Cinquante ans plus tard, on pourrait affirmer que l'industrie de l'information a changé, certes, mais pour le pire – ces dernières décennies auront vu l'apparition des chaînes d'info continue, une précarisation des journalistes, ou encore le rachat des titres de presse par des grands industriels.

Publicité

Mais à la lecture du bouquin de Constantin Simon, India Express, on se dit qu'il est encore possible d'être un bon journaliste. Inspiré par ses sept années passées en Asie pour différentes télé françaises (France 24 et Arte principalement), il a décidé d'écrire un premier roman. Il y raconte l'histoire d'un jeune journaliste, Pierrot, tout juste sorti d'école. Il se retrouve embarqué pour couvrir la guerre civile au Sri Lanka en compagnie d'une reporter chevronnée, mais un peu tordue. Au bout de deux jours, pour une bête histoire de visa, ils finissent par croupir dans les geôles cinghalaises. L'histoire est lancée, ainsi que la carrière de ce Pierrot/Constantin. D'un style parfois cynique, souvent enthousiaste, India Express m'a fait revivre toute l'actualité asiatique de ces dernières années, des émeutes de Bangkok à Fukushima, en passant par la quête du réchauffement climatique dans les Sundarbans. Surtout, il nous parle des coulisses de ses reportages, tout en se payant le luxe de taper gentiment sur la profession et de s'amuser de ses dérives et de ses petites mesquineries. J'ai rencontré Constantin pour discuter avec lui et choper quelques bons tuyaux.

Constantin Simon en reportage à New Delhi. Photo : Renaud Villain

VICE : Dans ton bouquin, tu dévoiles les coulisses de ton métier. Et elles ne correspondent pas vraiment à l'idée que l'on se fait du grand reportage : on est loin de l'image rêvée du boulot, non ?
Constantin Simon : Je décris la vie de journaliste reporter d'image, un métier qui est né il n'y a pas si longtemps ; un mec qui fait tout, tout seul : les images, les sonores, les interviews. On est très loin des équipes des années 1980, où on avait besoin de trois personnes pour un reportage.

Publicité

Avec la réduction des budgets et le passage au numérique, les grands reporters sont devenus des hommes orchestres ; on doit s'occuper de l'aspect technique du reportage. La presse écrite est, en soi, plus simple : tu n'as besoin que d'un stylo et surtout, tu es plus discret que le JRI, avec ses caméras, ses micros… Le JRI, c'est le Tintin des temps modernes.

Donc pour avoir les bonnes images, tu as besoin de magouiller de temps en temps. Par exemple, quand des vigiles t'interdisent poliment l'accès à une usine, tu les pousses à bout pour qu'ils finissent par s'énerver.
La mise en image est une dimension importante. Il faut que l'image fasse sens. Donc, c'est vrai, parfois, il faut mettre en scène. Mais c'est très fréquent : on demande souvent aux personnages de passer par une porte, de faire une entrée ou une sortie de champ… On peut dire que chacun fait son job et quand on a fini, tout le monde est content.

Holi, la fête des couleurs. Photo : Pascal Mannaerts

Il faut coller à tout prix au reportage que tu as vendu aux télés ?
Tu ne pars jamais sans avoir vendu ton reportage. En général, tu lis la presse pour trouver un bon sujet. Notre boulot consiste ensuite à le mettre en image : on n'enquête pas vraiment. Et quand tu te retrouves sur le terrain, la situation correspond rarement à ce que tu as vendu. Il faut donc faire avec. J'ai croisé des bonimenteurs, qui inventent. Mais c'est l'exception ; la plupart des journalistes que j'ai croisés sont très attachés à l'éthique du métier. On ne ment pas.

Publicité

Tout est plus compliqué qu'il n'y paraît ; j'avais filmé les Sundarbans, dans le delta du Gange. Des îles disparaissent à cause de l'érosion. Des scientifiques attribuent ce phénomène au réchauffement climatique. On vend le sujet, on y part et on nous explique que des îles réapparaissent ; d'autres facteurs, comme les marées, sont aussi à l'origine de ce phénomène. Le sujet va donc évoluer.

Tu parles de caméra ; j'ai l'impression que tu as voulu en faire un personnage de ton roman.
La caméra regarde et pense la scène. Dans un des chapitres, je raconte un reportage que nous avons réalisé sur une des plus grandes madrassa d'Asie. On devait faire l'interview d'un imam qui émet des fatwa par internet ; pour résumer, il répond aux interrogations des fidèles en une ou deux phrases, comme des petits conseils pour mieux vivre sa foi. Bref, on veut filmer ce mec, lui ne veut pas. Nous trouvons un compromis : nous luis promettons de ne filmer que le mur. Le but était de ne pas lui faire perdre la face ; tant qu'on lui promet qu'on ne le filme pas, nous sommes libres de le filmer. Sans caméra, cette scène aurait été très différente. Et puis il n'y a qu'en Inde qu'on peut se retrouver dans ce genre de situation.

Churchill disait que la démocratie était le moins pire des régimes, je dirais que le journalisme est le moins pire des métiers – Constantin Simon

Tu évoques la concurrence, tantôt saine, tantôt malsaine, entre journalistes.
On se croise souvent, selon le coup de news : le journalisme est un petit monde, un mélange de connivence et de compétition. Cette dimension concurrentielle existe beaucoup plus aujourd'hui qu'il y a quelques années. Tout le monde peut filmer ; il suffit d'avoir une caméra et de trouver les bonnes images.

Publicité

Penses-tu que l'on puisse parler de prolétarisation du journalisme ?
Je me souviens des chemises rouges à Bangkok, en mai 2010. J'en parle dans mon roman. L'armée voulait prouver qu'elle était capable de reprendre le centre-ville et de contrôler la situation. Elle avait autorisé de nombreux journalistes à couvrir l'assaut. Au bout du compte, les journalistes étaient plus nombreux que les militaires, c'était dingue. Pour moi, voilà l'apogée de cette prolétarisation. Tout le monde avait les mêmes images. On voyait même des touristes avec leurs téléphones alors que la situation était très dangereuse. Un journaliste canadien, Chandler Vandergrift, s'est pris une balle alors que j'étais à quelques mètres de lui ; les chemises noires, une milice armées des chemises rouges, tiraient au M79. Un militaire a été tué sur le coup, un autre a eu le bras déchiqueté… Chandler a miraculeusement survécu.

Constantin Simon se fait bénir par un sâdhu à la Kumbh Mela

On a parfois l'impression que les journalistes sont des croques-morts, à toujours attendre la catastrophe ou la guerre pour gagner leur vie.
C'est vrai que certain collègues ne vivent que pour le coup de chaud. Pas moi. Mais il ne faut pas oublier que c'est le principe du journalisme : il ne s'agit pas de montrer la réalité. Le réel n'intéresse personne ; les sujets deviennent intéressants quand on sort de la normalité. Les gens pensent qu'on ne montre que des mauvaises nouvelles au JT, mais c'est le but : on vous montre ce qui ne tourne pas rond dans ce monde. Personnellement, je n'ai jamais cherché la mort, elle m'est le plus souvent tombée dessus.

Publicité

Ton bouquin s'apparente à un roman picaresque , avec la mort qui surgit pour faire grandir le personnage.
Oui, mais comme pour Pierrot, en général, je n'ai rien demandé. Je me souviens au Pakistan, on devait filmer un personnage, une femme très active et très engagée. On voulait la filmer dans son intimité, chez elle. Mais son mari est mort alors que nous étions là, presque dans mes bras ! Alors au début, tu cherches à filmer la mort, tu fais des gros plans, etc… Mais tu te plantes ; il m'a fallu du temps pour savoir filmer la mort.

Tu penses que la figure un peu légendaire du grand reporter a disparu ?
Je trouve ça génial que tout le monde puisse être journaliste. Plus besoin d'avoir des tonnes de matériel. Quand tu es JRI, tu as une grande indépendance. La nouvelle génération de journalistes, les « prolétaires de l'info », se débrouillent avec pas grand-chose, alors que les anciens sont nostalgiques des grandes équipes avec un cadreur, un preneur de son et des budgets illimités… Le métier n'est pas facile tous les jours, mais c'est un vrai plaisir ! Churchill disait que la démocratie était le moins pire des régimes, je dirais que le journalisme est le moins pire des métiers.

Penses-tu à d'autres reportages qui t'ont marqué ?
On est parti faire un sujet sur le cannabis dans l'Himalaya, une des plus grandes zones de production au monde. Un jeune commissaire ambitieux et un peu naïf avait décidé d'éradiquer les cultures. Il nous a proposé de suivre une de ses équipes, qui devait faucher les champs. Quelques heures plus tard, on s'est retrouvé dans le bus avec sa brigade : tous les flics se bourraient la gueule et roulaient des gros joints. Le charas est quelque chose de culturel dans l'Himalaya. Le commissaire en avait conscience et fermait les yeux : seuls les trafiquants népalais, qui tiennent le trafic, l'intéressaient.

Publicité

Alors que nous marchions pour rejoindre un champ, un petit gros moustachu de la brigade traînait en queue de cortège. Il s'est arrêté tout d'un coup et s'est précipité vers quelque plants de cannabis qui poussaient là et commença à se préparer une boulette, devant notre caméra ! Il ne pensait pas aux conséquences et se laissait filmer, très tranquillement. C'est pour cette raison que j'aime travailler là-bas : la souplesse indienne.

Tu parles aussi ce reportage à Karachi où tu cherches désespérément à interviewer des talibans.
Quand tu arrives à Karachi, tu flippes un peu. Les quartiers pachtos appartiennent aux talibans, ils viennent s'y reposer et puis repartent dans les zones tribales. À Karachi, ils se comportent comme de véritables gangsters, sur fond de conflit ethnique. Et puis, quand tu débarques à l'aéroport, la première chose que tu vois, ce sont des McDo. Le Pakistan est le pays des fast-food . J'y avais rendez-vous avec mon fixer, devant un Big Mac (il faut me comprendre, je suis un carnivore et je vis dans un pays végétarien). On commence à discuter, je me la joue un peu espion, à murmurer discrètement. Et lui, il gueule, comme s'il en avait rien à foutre. Je lui demande si on ne doit pas faire attention, et il me répond « Ne t'inquiètes pas, j'ai déjà prévenu l'ISI [les services secrets]. Et puis, les talibans vont peut-être se manifester. Si ça trouve, ils sont assis juste à côté de nous… »

Je me suis aussi inspiré d'une histoire vraie, qui ne m'est pas arrivée personnellement. Après l'exécution de Daniel Pearl, l'ISI a monté une fausse-vraie brigade de talibans. Ces policiers déguisés devaient répondre aux journalistes pour éviter qu'ils se fassent enlever.

T'as la belle vie : un jour l'aventure, le lendemain, la fête. En te lisant, j'ai eu l'impression qu'on picole pas mal dans le milieu.
C'est impossible d'être journaliste dans ce pays si tu ne bois pas de whisky. Les collègues indiens se la collent, tu n'imagines même pas. Et une fois qu'ils sont ivres, ils te donnent toutes les infos ! Pareil pour le sujet sur le cannabis : si tu n'es pas capable de fumer tes dix grammes quotidiens, tu ne peux pas faire ce reportage. Il faut vraiment avoir de la bouteille. Et même moi, j'ai pris vraiment ma gueuse lors de ce reportage. Et puis quand tu fumes le meilleur haschisch du monde, le malana cream

En Inde, la notion de professionnalisme fonctionne différemment. On va picoler, se mettre minable, mais le lendemain on sera sur le pont. On a du courage, mais pas trop d'honneur.

Merci Constantin !