« Seven », Facebook et « GTA » : ce que Daech doit à l’industrie culturelle

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« Seven », Facebook et « GTA » : ce que Daech doit à l’industrie culturelle

On a demandé à l'un des plus grands spécialistes de l'État islamique, Marco Lombardi, de nous en dire plus sur les ressorts de la communication de l'organisation terroriste.

Les illustrations sont de Robin Renard.

Cet article vous est présenté par Canal+ qui diffusera le documentaire LE STUDIO DE LA TERREUR ce mardi 21 septembre à 20H55.

Des prisonniers en combinaison orange, des explosions démesurées et une violence assumée : non, il ne s'agit pas du scénario d'un film hollywoodien à gros budget mais bien d'une vidéo de propagande de l'État islamique, une organisation qui n'hésite pas à filmer ses menaces et ses exécutions à grands coups de ralentis et de prises de vues au plus près de l'action. L'organisation terroriste a d'ailleurs mis en scène la décapitation de plusieurs journalistes américains en s'inspirant – plus ou moins consciemment – de la scène finale du film Seven de David Fincher, comme l'a noté L'Obs. Le Choc des épées IV n'est pas non plus à mettre au crédit de Michael Bay mais bien d'une équipe de tournage située quelque part en Irak ou en Syrie.

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La postproduction des vidéos de Daech déconcerte l'Occident, tant elle épouse ses propres codes pour mieux les pervertir. Comment une organisation qui se réclame d'un islam « originel » mythifié peut-elle adopter aussi ouvertement tout ce qui fait la particularité des sociétés occidentales dites modernes – à savoir le développement d'une « culture de masse » ? Analysée par Theodor Adorno et Max Horkheimer dans La dialectique de la raison puis par Herbert Marcuse dans L'Homme unidimensionnel, celle-ci ne manque pas d'être encore et toujours critiquée pour l'uniformisation qu'elle engendrerait et l' idiocratie qu'elle contribuerait à mettre en place.

Pour Marco Lombardi, un professeur d'origine italienne qui dirige une équipe de recherche sur la sécurité, le terrorisme et la gestion de crise (ITSTIME) à l'université Catholique de Milan, ces vidéos ne sont pas si surprenantes. Daech est un produit de la mondialisation qui intègre les innovations technologiques – la fin justifiant toujours les moyens. Aux yeux de ce spécialiste reconnu de la communication de l'État islamique, le groupe a innové dans un domaine précis : la maîtrise quasi professionnelle de la diversification des médias, c'est-à-dire la capacité à jouer sur tous les supports, des magazines aux réseaux sociaux, avec la conscience que chaque média possède son propre public. On l'a rencontré pour qu'il nous explique tout cela en détail.

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**VICE : Il y a quelques jours, un homme clé du régime, Al-Adnani, a été tué dans un bombardement aérien. Il était considéré comme l'un des porte-parole de Daech, probablement en charge de la communication du groupe. Les soldats de l'État islamique qui *œuvrent pour la communication du groupe* sont-ils aussi importants que ceux qui combattent sur le terrain ? La caméra est-elle la nouvelle kalachnikov ?**
Marco Lombardi : Absolument. Al-Adnani était quelqu'un de très important. Il laisse derrière lui un grand héritage : il a donné des instructions cruciales aux unités de renseignement et d'opérations de Daech. La communication est, en effet, l'une des dimensions essentielles de cette nouvelle forme de guerre hybride, délocalisée. C'est une arme majeure, pas seulement pour menacer (ce qui est l'objectif principal du terrorisme, il faut le rappeler) mais également pour être présent dans le monde entier. Daech compte dans ses rangs des gens très qualifiés qui travaillent là-dessus.

Lorsque l'on pense aux combattants étrangers qui rejoignent l'État islamique, on imagine des soldats se battant avec des AK-47, mais il n'y a pas que ça. L'organisation se sert des qualifications spécifiques de ses recrues : en économie, en médecine, mais aussi au niveau de la communication. Regardez l'évolution de nom de Daech : État islamique d'Irak, puis État islamique en Irak et au Levant et enfin État Islamique. Ils sont passés d'un nom géographique à un nom plus symbolique, qui dévoile leur vrai programme. Ils ont géré parfaitement cette évolution, depuis l'inauguration du projet en 2006 par Al-Zarqaoui.

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L'État islamique est un produit de la société mondialisée, dont il fait intégralement partie.

Qu'est-ce qui est innovant dans la communication de Daech ?
Al-Qaïda nous avait habitués à infiltrer des journalistes dans ses opérations : il n'y a qu'à voir les premières vidéos, il y a 20 ans. Ce qui change avec l'État islamique, c'est la postproduction. Mais cela n'a rien de surprenant : pourquoi l'État islamique ne suivrait-il pas les mêmes évolutions technologiques que l'Occident ? Il y a une sorte de fascination généralisée face à l'usage de ces techniques alors qu'à mes yeux il s'agit compétences faciles à acquérir aujourd'hui.

Sinon, la seconde évolution majeure a à voir avec l'utilisation d'une multiplicité de supports de communication, chacun d'entre eux ciblant un public précis. On pourrait citer la « gamification » et le rapport aux jeux vidéo – avec la version djihadiste de Grand Theft Auto, Salil al-Sawarim – mais également les réseaux sociaux, sans oublier les médias traditionnels – à l'image des magazines Dabiq ou Rumiyah, la nouvelle revue qui vient de sortir.

On trouve également des magazines vantant la vie dans les zones contrôlées par Daech, magazines qui mettent l'accent sur le quotidien, avec des marchés, des parcs, des écoles, des institutions de justice… Rien à voir avec les vidéos sanglantes d'exécutions. Il s'agit de promouvoir un style de vie adapté aux familles. C'est une politique très intelligente : ils ne contrôlent pas seulement l'espace mais aussi le temps en ciblant les jeunes. Il est très difficile de « déradicaliser » les enfants de 8 à 10 ans. Nous n'en sommes pas assez conscients.

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Daech s'appuie très intelligent sur les nouvelles technologies. L'organisation est toujours à la pointe des innovations : la capacité de filmer en direct ses actions via Facebook Live ou Periscope pourrait bien être la prochaine étape. D'ailleurs, à Paris et à Dacca, les terroristes communiquaient en direct pendant les attaques.

Les dirigeants de l'organisation ont conscience qu'ils doivent tout utiliser pour diffuser le même message. C'est la première fois qu'un groupe terroriste est si bien organisé. Il veut fonctionner comme un État avec sa propre agence de presse, Aamaq. L'idée sous-jacente est très berlusconienne, d'ailleurs : l'État doit fonctionner comme une grande entreprise nationale, en publiant des rapports financiers par exemple.

Quel est le but de cette stratégie de diversification ?
Le recrutement, mais pas seulement : elle permet aussi de diffuser la terreur. Les réseaux sociaux jouent le rôle de vecteur d'une propagande virale. Twitter livre des sources d'information mais c'est Facebook qui est le média privilégié pour le recrutement. Les profils personnels des djihadistes entraînent un comportement imitatif chez les cibles, qui se mettent à croire que Daech représente l'Islam.

Après, ces derniers mois, le recrutement a suivi différentes voies. Le drapeau noir est devenu un moyen de justifier sa colère contre la société – même pour ceux qui ne sont pas musulmans. C'est un résultat direct de la propagande digitale : Daech devient un moyen d'agir.

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Et pouvez-vous nous en dire plus sur l'évolution des vidéos diffusées par le groupe ?
Intéressons-nous spécifiquement aux vidéos de décapitation publiées par l'État islamique, dont l'évolution est très significative. Al-Zarqaoui a ouvert la voie avec l'exécution du journaliste américain Daniel Pearl en 2002. Le groupe utilise toujours les mêmes codes, malgré la mort du chef : la combinaison de prisonnier orange de Guantanamo marque la continuité depuis les origines de califat.

C'est à ce niveau-là qu'Al-Zarqaoui s'est démarqué d'Al-Nosra, le groupe terroriste anciennement membre d'Al-Qaïda. Daech et Al-Nosra s'opposent sur la façon d'établir le califat. Al-Zawahiri, le numéro un d'Al-Qaïda, s'est prononcé contre la pratique de la décapitation. De son côté, l'État islamique tient à entretenir une continuité dans sa façon de tuer, tout en introduisant des éléments nouveaux – ce qui empêche le public d'être « habitué » aux vidéos, aussi sanglantes soient-elles.

L'immolation du pilote jordanien a marqué la fin de cette évolution : c'est comme du cinéma à la Ginger Rodgers et Fred Astaire. Une longue vidéo raconte l'histoire du pilote via des flash-back, puis se termine par la mort de cet homme, brûlé vif dans une cage. Des photos d'autres pilotes jordaniens sont alors affichées, promettant une récompense de 100 pièces d'or à qui les assassinerait.

Daech utilise le référentiel cinématographique des blockbusters américains pour produire ses vidéos de propagande, tout en combattant les valeurs de l'Occident. N'y a-t-il pas là un paradoxe ?
Pas du tout. L'État islamique est un produit de la société mondialisée, dont elle fait intégralement partie. À mes yeux, on entre dans l'ère d'une Troisième Guerre mondiale. La plupart de gens ayant rejoint Daech ont fait leurs études dans les universités occidentales. Nous multiplions les théories sur la mondialisation mais ne sommes pas assez conscients des conséquences réelles de celle-ci.

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Le paradoxe ne réside pas dans l'utilisation de ces outils mais dans le mode opératoire de l'organisation, qui rappelle souvent le Moyen Âge. En fait, celle-ci est très flexible pour atteindre ses buts. Les dirigeants de l'État islamique sont prêts à utiliser l'outil le plus efficace pour parvenir à leurs fins – il n'y a pas d'évaluation idéologique des moyens, si vous voulez. La fin justifie les moyens : c'est une politique héritée de Machiavel qui se déploie dans une société mondialisée.

Les médias ont une responsabilité – qu'ils refusent de reconnaître – dans le succès de la communication de l'État islamique.

Dans les années 1960, Theodor Adorno nous mettait en garde contre les effets pervers de la modernité – c'est ce qu'il appelait la « massification de la culture ». Il critiquait l'industrie culturelle qui naissait à l'époque et redoutait la soumission générale à la dictature du « mass media ». L'efficacité de la communication de Daech procède-t-elle de ce principe ?
Adorno avait raison à son époque. La massification de la culture était liée à l'intensité de la diffusion des produits de l'industrie culturelle, avec un nombre restreint de chaînes traditionnelles. Aujourd'hui, sa théorie est devenue insuffisante. Regardez la nouvelle organisation des médias !

Ce que nous avons aujourd'hui, c'est la démultiplication des façons de communiquer. Je ne pense pas que l'on puisse encore parler de massification de la culture : on peut choisir nos propres sources pour s'informer, ce n'est plus un flot d'informations unilatéral. Il y a aussi une fragmentation du public. On ne parle plus d'audience de masse, au contraire : vous avez aujourd'hui la possibilité de choisir votre public.

Et bien sûr, quand vous êtes jeunes, vous absorbez l'information. Les jeunes générations sont connectées par un réseau mondialisé. Daech exploite cela. C'est d'ailleurs pour ça que l'organisation utilise tant de réseaux. Si l'État islamique a intégré les codes de la massification passée, il est assez intelligent pour faire face à la diversification des médias afin de diffuser du contenu. Il interprète la mondialisation mieux que personne.

Les « mass media » permettent-ils à Daech « d'envahir » l'Occident ? Pour faire simple, nos médias parlent-ils trop de Daech ?
Oui. Les médias ont une responsabilité – qu'ils refusent de reconnaître – dans le succès de la communication de l'État islamique. Nous avons besoin d'un nouveau sens de la responsabilité pour faire face à cela.

Merci beaucoup, M. Lombardi.

Camélia est sur Twitter.

Cet article vous a été présenté par Canal+ qui diffusera le documentaire LE STUDIO DE LA TERREUR ce mardi 21 septembre à 20H55.