Dans la dèche à Paris et ailleurs

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Dans la dèche à Paris et ailleurs

Manuel Castillo, immigré chilien SDF, a photographié la capitale française, l'Europe et l'Asie sans un rond et sans visa.

Toutes les photos sont de Manuel Castillo

La première fois que j'ai croisé Manuel Castillo, c'était aux Buttes Chaumont à Paris, en septembre 2014. Il était 6 h 45, le soleil n'était pas encore levé et il faisait déjà un sale temps. Manu buvait son yerba maté allongé sous un arbre en attendant les premiers visiteurs. J'étais venu prendre des photos avant l'ouverture du parc. Il m'a repéré immédiatement, moi et mon appareil – on avait le même, un Canon AE1. Il est venu me demander si je pouvais lui prêter mon zoom pour le dépanner. Je l'ai hébergé quatre jours et on a fini par passer une semaine ensemble, à se stimuler au maté et à prendre des photos. Il me racontait qu'il voyageait entre l'Europe et l'Asie pour une durée indéterminée afin de « capturer l'expérience d'un immigré » sur film 35 mm.

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Ça fait aujourd'hui un an qu'il voyage. Il est passé par la Suède, la France, l'Iran, la Géorgie, l'Arménie, l'Abkhazie, la Turquie, le Portugal, la Norvège, l'Allemagne, l'Espagne, le Danemark et l'Angleterre, sans visa et sans thune. En fait, il ne se déplace qu'avec un sac rempli d'une centaine de pellicules, un thermos et une paire d'appareils photo. À chaque fois qu'il a besoin de fric pour bouger, il se met à bosser, illégalement. Il est aujourd'hui à Arles pour développer ses pellicules accumulées.

Je l'ai contacté par téléphone pour prendre de ses nouvelles, lui poser quelques questions sur son passage en France et voir où il en était avec ses centaines de clichés.

VICE : Hé Manu, ça fait un an que tu voyages. Tu n'es pas trop fatigué ?
Manuel Castillo : Si.Ça fait un an que je n'ai pas de routine et que je change d'endroits où dormir tous les trois jours. C'est crevant. Et surtout je pense sans cesse aux photos que je pourrais prendre ou à celles que je suis en train de développer.

C'était quoi ton plan en venant en France ?
Je suis assez instinctif, dans la vie comme dans mon travail. Je n'avais donc pas vraiment de plan, je voulais juste vivre un peu à Paris. Il ne faisait pas encore froid, alors je savais que je pouvais marcher, prendre des photos et dormir un peu là où je voulais. J'avais envie de me déplacer en métro, en vélo et à pied pour pouvoir observer les espaces inconnus de plus près.

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Tu avais prévu de voyager si longtemps ? Comment tu t'en es sorti niveau thunes ?
Mes photos devaient être exposées en Suède : j'ai donc quitté le Chili et je me suis servi de l'exposition comme d'un point de départ. Une fois en Europe, j'ai décidé d'y rester. Mais puisque je n'avais pas de visa, je devais sortir de l'UE tous les trois mois pour quelques semaines avant d'avoir à nouveau le droit d'y re-rentrer. C'est pour ça que je suis allé en Asie au départ – raison bureaucratique. Mais j'ai adoré, alors j'y suis retourné.

Niveau thunes, j'ai vendu quelques photos dans un hôtel à Santiago avant de partir. Ça m'a fait une base solide pour commencer. Ensuite j'ai trouvé pas mal de petits boulots non déclarés – de distributeur de prospectus à chef cuisinier dans un resto en banlieue parisienne.

OK. Le fait que tu ne parles pas langue du pays et que tu ne disposes pas de papiers en règle, ça ne t'a pas gêné pour trouver ces jobs ?
Eh bien, j'ai pu bosser après avoir changé mon CV et falsifié ma nationalité – parce qu'en France on ne peut pas bosser sans visa. Alors un fast-food a accepté ma candidature, puis un restaurant sud-américain. J'ai failli bosser comme serveur dans ce resto près de Montreuil, en Seine-Saint-Denis, mais ma boss – une femme de 50 ans qui changeait de perruque tous les jours – a décidé de me mettre en cuisine au dernier moment. Elle m'a nommé chef cuisto du bistrot. Je pense qu'elle a découvert que je n'avais pas de permis de travail alors elle a tenu à me cacher dans les cuisines au cas où il y aurait un contrôle.

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Le problème c'est que je n'ai jamais cuisiné – même si j'avais noté que si sur mon CV – alors l'expérience a été un fiasco. Je me suis fait virer au bout de deux semaines et elle ne m'a filé que 150 euros.

Tu as parfois dormi dans des parcs, c'était de l'immersion ou un problème de fric ?
Immersion plutôt. C'est important d'être dans le milieu qu'on photographie. Et j'ai vu des choses bizarres : j'aime bien ça. Quand je me baladais le soir au Bois de Boulogne avant de dormir, j'entendais des gens qui faisaient l'amour tout autour de moi. Une nuit, j'ai croisé une prostituée. Elle était à moitié nue et portait un chihuahua entre ses énormes seins. Je l'ai prise en photo et je me suis cassé tranquillement. Mais une fois à dix mètres, elle s'est mise à crier et un mec m'a couru après. Il a fini par me rattraper et m'a forcé à lui filer ma pellicule.

Sinon, quand je dormais aux Buttes Chaumont, j'ai vu des dizaines de couples qui baisaient aussi. J'ai également photographié des skinheads qui se battaient.

C'est ce genre d'ambiances qui inspirent ton travail ?
Ouais, absolument. J'aime les choses marginales. J'aime aussi les gens figés dans le temps, dans leur propre monde, le monde qu'ils partagent avec moi – le monde dans lequel ils me laissent entrer.

Les séries que j'ai réalisées en France dépassent mon individualité. Elles sont venues du fait que je me sentais étranger dans ce pays. Un aliéné, un immigrant, un clandestin. C'est pourquoi j'ai voulu bosser sur le thème de mon immigration : la vision d'un sans-papiers, sans argent, qui en plus, ne parle pas la langue du pays. J'étais réduit à être des yeux, alors je contemplais. Mon but c'était de donner mes yeux d'outsider aux spectateurs.

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En ce moment tu développes tes films à Arles, tu fais quoi après ?
J'ai développé une centaine de pellicules à l'École Nationale Supérieure de la Photographie (ENP). Je vais finir d'éditer mon travail minutieusement et chercher un espace qui me plaît pour financer une prochaine exposition. Je pense retourner prochainement au Chili pour vomir les choses vécues et me reposer pour de bon dans un endroit que je connais. Parler de choses simples avec mes potes. Bien manger. Le vrai repos. Ensuite, j'aimerais aller au Mexique pour commencer un autre projet.

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