Comment survivre au suicide d'un membre de sa famille, selon David Sedaris
La famille Sedaris. Devant, de gauche à droite : Lisa, David et Papa (Lou). Deuxième rang : Paul, Amy, Maman (Sharon) et Gretchen.

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LE NUMÉRO FICTION 2015

Comment survivre au suicide d'un membre de sa famille, selon David Sedaris

L'écrivain nous a parlé de la période difficile qui a suivi la mort de sa sœur cadette.

J'ai rencontré David Sedaris il y a une dizaine d'années, quelque temps après qu'il ait dit du bien de ma biographie de Richard Yates. C'est un peu comme si j'avais appris que Mark Twain avait lu et adoré mon boulot. J'ai d'abord assisté à une lecture de David qu'il donnait à Gainesville en Floride, où j'habitais à l'époque. Puis lorsque j'ai déménagé à Norfolk, en Virginie, j'ai donné rendez-vous à David pour boire un verre un soir où il passait dans le coin – ou plus exactement, un Martini pour moi et une eau gazeuse pour lui. Il s'est assis à mes côtés, souriant, tandis que de temps à autre, il griffonnait une ou deux notes dans son carnet. Il bosse à peu près tout le temps, même quand il sort les poubelles de chez lui, dans le Sussex, en Angleterre (sa diligence a même déjà été louée par la Reine en personne).

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Le 24 mai 2013, la plus jeune sœur de David, Tiffany, s'est suicidée à Somerville, dans le Massachusetts, à la suite de quoi David a écrit un texte brillant, « Now We Are Five », pour le New Yorker. Dans son testament, Tiffany avait stipulé que sa famille « n'avait pas le droit d'assister à sa commémoration mortuaire », et parmi les objets découverts près d'elle figuraient plusieurs vieilles photos de famille déchirées. « Now We Are Five » raconte l'histoire d'une famille réunie dans une maison de vacances en Caroline du Nord, où un vieil homme de 90 ans et ses enfants tentent de comprendre qui pouvait bien être Tiffany, et comment les choses ont mal tourné pour elle. « Le seul club auquel j'ai jamais voulu appartenir, c'est le nôtre », écrit David au sujet de sa famille, « c'est pourquoi je n'ai jamais songé à le quitter. » « Partir une année ou deux, je veux bien, mais à quel point faut-il vraiment le vouloir pour donner sa vie en échange ? »

Après avoir lu le texte, j'ai fait remarquer à ma femme que Tiffany avait pas mal de points communs avec mon frère aîné Scott, le sujet principal du livre que j'étais sur le point de publier, The Splendid Things We Planned. À l'adolescence, Scott était le plus prometteur : il était plus beau que moi, plus athlétique, et objectivement plus intelligent (il parlait l'allemand, par exemple). C'était la personne qui me ressemblait le plus au monde, dans le bon comme dans le mauvais. C'était aussi le seul mec à rire aux trucs les plus cons que je pouvais faire alors, et aujourd'hui quand je me retrouve seul à rire, je me dis souvent à quel point lui aussi se serait marré de tel ou tel truc. Mais Scott s'est foutu en l'air lui aussi, et ce ne fut une surprise pour personne, quoique quiconque n'ait jamais déterminé quid des drogues ou de l'alcool avait le plus contribué à sa folie. Dès l'âge de dix ans, Scott me disait qu'il avait une autre famille (sans frère cadet) quelque part dans une autre dimension, et qu'il disparaîtrait un jour avec elle, pour toujours.

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Avant son émission du 29 avril dernier, David et moi nous sommes vus dans le centre d'Oklahoma City, de l'autre côté de la rue où mon père a travaillé pendant 45 ans – il était avocat. Nous avons discuté de nos familles, et surtout de ces « bordels remarquables » qu'étaient Tiffany et Scott.

VICE: Scott et moi nous entendions bien, mais ce ne fut pas simple de grandir avec lui. Dirais-tu que tu as passé du bon temps avec ta famille à l'adolescence?
David Sedaris : Oui, j'ai vécu de bons moments. Je me suis toujours senti proche d'eux, parmi eux. Quand je repense à mon enfance, je me revois avec mes frères et sœurs assis autour d'une table, en train de nous marrer avec ma mère. Et ce, bien après la fin du repas. On ne quittait pas la table juste après avoir fini de manger ; mon père oui, et après son départ on soufflait un peu et on parlait des heures et des heures. À l'école primaire, au collège, au lycée, après le lycée – on a toujours adoré être ensemble.

**Ça *avait l'air chouette. Moi j'avais envie de me pendre quand c'était l'heure du dîner – quand Scott* était là** j'entends, mais peu importe.
Un truc que j'ai souvent dit à propos de ton livre, c'est que lorsqu'on a quelqu'un comme Scott dans sa famille, ça ne s'arrête jamais. Il déconne, puis il demande pardon, et tu le laisses s'en aller. Puis il défonce ta caisse et repart en désintox. Puis il sort et se remet aussi sec à prendre de la dope – c'est la même histoire, encore et encore. Le seul truc qui permet au lecteur d'avoir toujours de l'espoir, c'est que tu continues néanmoins de parler de lui comme d'une personne remarquable. Frère ou auteur, tu n'oublies jamais ça. Et je pense néanmoins que c'est ce que font la plupart des gens, à cause de l'horreur qu'ils sèment autour d'eux – ces bordels remarquables sur lesquels tu as envie d'écrire un livre.

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Tiffany était-elle la plus difficile de la fratrie, même enfant?
Oui. Elle ressemblait à ma mère. La ressemblance physique était également assez terrifiante. Mais surtout, elles avaient un tempérament similaire. C'est peut-être à cause de ça que ma mère n'a jamais vraiment aimé Tiffany. Enfant, je me mettais à sa place et je me demandais ce que ça me ferait de ne pas sentir l'amour de ma propre mère. Tiffany, non. Il y avait quelque chose de mal assuré chez elle, un besoin impérieux de s'attirer les grâces des gens autour d'elle. Nous autres avons toujours les yeux en face des trous, mais elle, elle avait comme des yeux sur les côtés, à la manière d'un lapin ou d'une biche, toujours à l'affût du danger. Même quand il n'y avait aucun danger. Tu la voyais trembler et se dire : Ah tu veux du danger, eh bien je vais t'en donner !

Elle embêtait les autres?
Ça lui arrivait, oui, mais ça aurait pu être différent si elle était née avant nous. Généralement, plus tu es âgé, moins tu dois combattre. Je parlais à Zach Galifianakis il y a quelques semaines, et il me disait que son frère aîné avait pour habitude de fourrer son caleçon sale dans la bouche de Zach et de lui dire : « Vous avez le droit de garder le silence. » Il m'a dit – et je trouve ça très intéressant – que son frère l'avait « formé ». Parfois je pense à ma sœur aînée, Lisa, et à la façon qu'elle avait de me plaquer au sol et de cracher à l'intérieur de ma bouche. À l'époque je ne trouvais pas ça hyper drôle, mais avec le recul je ne lui en tiens pas du tout rigueur. Tiffany, elle, lui en a toujours voulu. Pour elle, c'était une trahison de se souvenir d'un seul bon moment avec nous. Son roman à elle, c'était qu'on avait été horribles avec elle et que rien ne pourrait jamais y changer quoi que ce soit.

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Est-ce que Paul et Amy, tes plus jeunes frère et sœur, partageaient plus de choses avec elle ?
Oui, mais avec l'âge, Tiffany n'y pensait même plus. Elle avait été diagnostiquée, on l'a plus tard appris, bipolaire de type II, mais elle n'en a jamais rien dit à personne. Quand on lui demandait, elle disait qu'elle était traitée pour des symptômes de stress post-traumatique et que ce traumatisme remontait à l'enfance.

Comment as-tu découvert qu'elle était bipolaire ?
Elle avait rangé sa chambre mais avait jeté quelques papiers dans un sac plastique accroché à la poignée de porte. On n'a jamais su quel était le problème avec Tiffany et à un moment, on se demandait même si l'on devait ou non engager un détective privé pour savoir ce qu'elle faisait de sa vie. On s'attendait au pire. Je sais qu'à certains moments de sa vie, elle a vendu son corps pour de l'argent.

De quelle façon tu l'as appris ?
Lorsque Tiffany est venue nous rendre visite, Amy et moi, à New York. À chaque fois qu'elle revenait à la maison des parents, à Raleigh, ça se terminait mal. Genre, ça devait se terminer mal. Même lorsqu'il ne s'était rien passé de déplaisant, elle l'inventait de toutes pièces pour partir sur une mauvaise note et faire en sorte que ça corresponde à son roman intérieur.

Il y avait ce mec du Queens qu'elle connaissait et qui n'était pas exactement son petit ami mais qui lui payait ses billets d'avion, et qui lui filait parfois de l'argent. Je m'en veux de le dire aujourd'hui, mais à l'époque je suspectais qu'il fasse ça en échange d'une contrepartie sexuelle. Tiffany était très belle, et vers 14 ans elle a appris à se servir de ses charmes. Il y a quelques exceptions, mais ses relations avec les hommes ont toujours été… enfin, j'ai toujours eu l'impression qu'elle se jouait d'eux, qu'elle les exploitait. Je ne me souviens pas d'une seule période d'innocence, d'une seule passion, d'une seule relation amoureuse. Mes parents l'ont envoyée dans un collège d'adaptation à la campagne, dans le Maine, à l'âge de 14 ans. Peut-être qu'elle a connu une période d'innocence à ce moment-là, et que parce qu'on était loin d'elle, on ne l'a pas remarquée. C'est comme si on l'avait laissée là enfant et qu'on l'avait retrouvée métamorphosée en chaudasse.

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Apparemment, Tiffany se plaignait de figurer dans tes boulots.
Un jour Tiffany m'a dit que je n'avais pas le droit d'écrire à propos d'elle, et j'ai répondu : « Très bien. » Puis elle m'a appelé un jour, en 2000, et m'a dit : « Les gens pensent que tu ne m'aimes pas. Tu pourrais écrire une nouvelle sur moi ? » J'ai écrit « Put a Lid on It » et lui ai envoyée accompagnée d'une note qui disait : « Ça te va ? » Elle a répondu : « Mon mec et moi l'avons lue, et on a vachement ri. Tu m'as capturée à merveille. » Puis j'ai édité quelques trucs, viré deux ou trois passages et je lui ai renvoyée une nouvelle version avec la même note. « J'adore », elle m'a dit. Quand le livre dans lequel l'histoire était incluse est sorti en 2004, elle a donné une interview [au Boston Globe] pour dire que j'avais envahi son intimité et détruit sa vie. C'est du Tiffany tout craché. Elle donnait des versions différentes selon ses interlocuteurs."

*De quelle façon tes frères et sœurs ont réagi face à leur présence dans tes livres ?*
*Y a-t-il eu déjà eu des conflits* ?
Je leur montre toujours d'abord, ou presque toujours. Il y a une dizaine d'années, j'étais à Asheville, en Caroline du Nord, où je lisais une nouvelle à propos de ma sœur Lisa, qui est toujours la première à rire d'elle-même. Elle était dans le public ce soir-là, et au lieu de lui lire l'histoire à l'avance, j'avais décidé de lui faire une surprise. Lorsque des gens rient d'une nouvelle sur un membre de ma famille, ils le font parce qu'ils trouvent que la personne en question est drôle. Ils rient, la plupart du temps, aux passages parlés. Lisa sait qu'elle est drôle. Les rires que j'ai récoltés ce soir-là, c'est à elle que je les dois.

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Adolescent, as-tu été plus proche de certains de tes frères et sœurs que d'autres ?
Je crois que c'est pareil pour tous les gens qui ont grandi dans une famille nombreuse. Les relations évoluent. Quand j'étais au collège et au lycée, j'étais très proche de ma sœur Gretchen. On était inséparables. Puis, à la fac, j'ai passé plus de temps avec Lisa. Pus Amy et moi avons déménagé à Chicago et on est devenus inséparables. À New York, j'étais toujours avec Amy. Puis j'ai quitté les États-Unis et je me suis rapproché de Lisa, et parfois de Gretchen. Je croise Paul assez rarement mais dans dix ans, qui sait ? Je les aime tous.

Parmi eux, y en a-t-il un qui soit un peu* **« *de droite » ?
Lisa est plus – sobre, je dirais. Je ne dirais pas de droite. Mais les histoires qu'elle raconte sont assez folles, et elle les raconte bien. De l'extérieur, elle pourrait paraître plus coincée – le pavillon de banlieue, etc. – mais je ne sais pas si elle l'est tant que ça.

Tes frères et sœurs se sont-ils déjà moqué – même gentiment – de ton orientation sexuelle ? Leur as-tu dit avant de l'avouer à tes parents ?
C'est le truc bien avec une famille nombreuse. Tout ce que tu as à faire, c'est de le dire à une personne, et le lendemain matin, tout le monde est au courant. Je l'ai avoué à Gretchen, et elle a fait le reste du boulot pour moi. À part mon père, et Paul quand il était jeune, tout le monde s'en est toujours foutu. C'est assez normal, je crois. Quand tu as 13, 14 ans, tu n'aimes pas l'idée que ton frère aîné soit gay. Ça te gêne. Une fois, il était en train de jardiner chez quelqu'un et un mec a débarqué en voiture pour lui demander son chemin. Paul l'a aidé et le mec lui a fait : « ça te dirait que je te suce la bite aussi ? » Mon frère a été choqué et l'a menacé avec son râteau. Je crois qu'il pensait que c'était ça être gay : rouler en caisse et s'arrêter près d'adolescents avec une pelle et un râteau à la main.

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Il n'y a jamais eu de friction entre toi et Paul à ce sujet ?
Non, aucune. Il a été genre, gêné un petit moment, puis il s'y est fait.

*Dans une interview, Amy dit un truc à propos de la première fois* *où tu as ramené ton petit copain dans le cottage de la famille. Tout le monde le taquinait.*
Quand mes sœurs ramenaient leurs petits copains à la maison, ma mère les obligeait à dormir dans des chambres séparées – tout ça parce qu'elles n'étaient pas mariées. Avec mes petits copains en revanche, il n'y avait pas de restriction. C'est dingue, mais la seule forme de sexe que ma mère acceptait dans sa maison, c'était le sexe entre hommes – peut-être parce que celui-ci n'a jamais abouti sur une grossesse.

Ton père a-t-il déjà essayé d'en parler avec toi**** *?*
Même en 2005, hyper tard donc, il a continué à tenter de me vendre à Evelyne, une amie qui a dix ans de plus que moi et vit à Chicago. « Elle est géniale ! Tu devrais la marier. » J'étais avec Hugh depuis 15 ans à ce moment-là, et je lui ai dit : « Tu penses que ça dit quoi d'elle le fait qu'elle ait envie de se marier avec un gay ? »

Mais, il s'entend bien avec Hugh n'est-ce pas ? Ou alors… ?
Oui, ils s'entendent super bien, mais ça vient surtout du fait que mon père est Grec et qu'il a 92 ans. Quand j'ai débuté à la radio, mon père me disait « mais pourquoi tu as besoin de parler de tous ces trucs ? » Je pensais qu'il parlait du fait d'être homo, mais il parlait en réalité du fait d'être un homme de ménage. Il ne voulait pas que des gens sachent ce que je faisais pour vivre à l'époque. C'était bien plus humiliant pour lui que ma sexualité, qu'il trouvait intéressante.

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Dans une nouvelle à propos de ton frère cadet, Paul, tu racontes comment ta mère s'est transformée en méchante femme alcoolique sur la fin.
Quand tu écris sur des gens, qu'ils soient morts ou vivants, tu sais qu'il y a des trucs qu'ils voudraient que personne ne sache, pour rien au monde. En écrivant cette histoire en revanche, j'ai voulu souligner à quel point son enfance avait été différente de la mienne. La mère que j'ai eue n'aurait jamais parlé comme elle a pu le faire devant Paul, n'aurait jamais perdu le contrôle comme elle a pu le faire par la suite. À la fin de sa vie, elle était devenue très fruste, et ça nous a tous brisé le cœur. Le pire, c'est qu'on ne lui en a jamais parlé.

C'est doublement plus triste, donc.
Je dirais qu'on l'a laissée devenir comme ça. Elle buvait beaucoup, ce qui rendait tout plus étrange encore. Est-ce que le dire aurait changé quoi que ce soit ? Qui sait ? Ma mère adorait ses enfants. Elle adorait passer du temps avec eux, et c'était un sentiment mutuel. Puis on partait et l'obscurité reprenait le dessus. Un jour, je dédicaçais des bouquins, et j'ai vu une mère de famille débarquer avec ses deux enfants, âgés peut-être de 18 et 20 ans. Ils vivaient leur plus belle période : tous deux à la fac, très beaux, très proches. Et je voulais les protéger, leur dire : « des trucs horribles, horribles vont vous arriver ! Chérissez ce moment ! Ne l'oubliez pas ! » J'entends encore mon père pérorer : « Hé, j'ai les deux plus belles filles du quartier ! » Et c'était le cas.

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Je trouve que lorsque tu écris sur ton père, ce n'est jamais dur, jamais blessant. Il est toujours* à son avantage. À part une fois, dans «Ashes », où tu abordes le cancer de ta mère et où on le voit en train de râler après elle parce qu'elle fume une cigarette. Tu écris : « il s'était fait un devoir de rendre sa vie misérable, et il l'a honoré jusqu'à la toute fin. »*
La seule fois où mon père s'est énervé, c'est quand j'ai écrit une nouvelle à propos de ma grand-mère [« Get Your Ya-Ya's Out »]. Je me souviens quand Tout Nu est sorti, je l'ai appelé pour lui dire que le livre était dans la liste des best-sellers et il m'a raccroché au nez. Honnêtement, il aurait pu être encore plus énervé, avec des nouvelles telles que « Ashes ». Quand ma mère est morte, on en voulait tous à mon père de n'avoir pas réussi à rendre notre mère heureuse. Mais elle avait le choix ; elle aurait pu décider de s'en aller. Qu'est-ce qu'on savait du mariage, du fait de rester 35 ans avec la même personne ? Avec du recul, cette histoire me semble déplacée, et un peu bête.

Il y a déjà eu de la violence physique entre tes frères et sœurs ? Tu m'as dit que Lisa grimpait sur toi et crachait dans ta bouche.
En tant que grand frère, il est de ton devoir de tourmenter les autres, d'attacher tes sœurs à une brouette et de la laisser rouler depuis le haut d'une colline. Mais j'ai rarement vu des moments de véritable violence. Personne n'a jamais lancé une brique sur quiconque. Mais je me souviens de l'une de ces chaises pliantes. Tu vois, celles en toile, là…

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Oui, avec le mécanisme en métal.
Exactement. Donc si tu voulais regarder la télé et que tu voulais t'asseoir sur l'une de ces chaises pliantes, il suffisait de prendre une épingle et de la faire traverser la toile pour piquer le cul de la personne qui s'y trouvait. Le temps que celle-ci monte à l'étage pour le dire aux parents, ta-da, la chaise était à toi. Il n'y avait pas beaucoup de sang, tu vois. Une fois, Tiffany m'a planté un crayon à papier dans l'œil. J'ai zappé alors qu'elle regardait Ma Sorcière Bien Aimée – et elle est devenue folle. Il y avait du sang partout. J'ai dû aller à l'hôpital, mais il s'est avéré que je n'avais rien de sérieux. Elle devait être en CE2 quand c'est arrivé.

Elle a eu des remords ?
Bien sûr, et je ne lui en ai jamais voulu plus que ça.

J'ai reçu divers messages d'insultes suite à mon livre. Des gens qui pensaient que je me moquais de Scott,* à ses dépens. Et j'ai aussi lu – quoique la plupart des réactions à «Now We Are Five » aient été en majorité positives – quelques critiques très méchantes également*.
Tu prends en considération ce genre de trucs ?
Non. Je veux dire, ça existe, mais je n'y prête pas attention. Je donnais une lecture dans le Mississippi l'année dernière, et au moment des questions une femme m'a fait : « Que faites-vous de votre part de responsabilité dans le suicide de votre sœur ? »

Tu suggères, dans «Now We Are Five », que le suicide de ta sœur est un geste adressé à ta famille. Tu le penses vraiment ?
Tiffany a écrit à son avocat une lettre de sept ou huit pages dans laquelle elle dit, en substance, « voici ce qui m'a poussé à faire ça ». Ça concerne pas mal de ses amis qui, elle en était sûre, lui volaient ceci ou cela. Cette lettre était si morose, si désespérée. L'un des trucs que j'ai remarqués en la lisant, c'est le fait qu'elle écrivait tous les mots commençant par la lettre B avec une majuscule : But, Because, Barely. Tout le reste était en minuscule. Je n'ai jamais reçu qu'une lettre de Tiffany, il y a très longtemps, en 1998 je crois. Je ne savais pas à quoi son écriture ressemblait avant ça. Je veux dire, qui écrit tous ses B en majuscules ?

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Elle a demandé qu'aucun membre de sa famille n'assiste à ses funérailles.
Oui. Elle a également stipulé qu'elle refusait que nous disposions de son corps. Tiffany a légué toutes ses affaires à une femme pour laquelle elle avait travaillé, à New York. Lisa l'a appelée pour qu'elle lui envoie quelques cendres, et la femme a refusé. Elle était mécontente d'une interview que j'avais donnée à une télé néerlandaise. Quelques mois après la mort de Tiffany, une équipe télé était venue pour me suivre quelques jours, dans le Sussex. À la fin, l'intervieweur s'est approché très près de moi et m'a fait : « je sais que votre sœur s'est suicidée récemment. Si vous pouviez lui poser une seule question aujourd'hui, quelle serait-elle ? » Et j'ai répondu : « tu crois que je pourrais récupérer les 6 000 dollars que je t'ai prêtés ? » J'ai dit ça parce que ce moment était trop cheesy : la voix basse, le fait que l'on soit très proche l'un de l'autre, etc. Je veux dire, Tiffany était tout sauf chiante. Elle aurait été la première à faire un truc comme ça.

Il existe une vidéo YouTube de Tiffany, qui dure quelque chose comme cinq minutes. Elle a été publiée en 2013, donc peu avant qu'elle mette fin à ses jours. Tiffany est très drôle dedans. Elle raconte une histoire avec Fred Astaire et Dick Cavett –
Je l'ai vue, et elle m'a rendu triste, parce qu'elle était bien plus drôle que ça en réalité. Elle pouvait vraiment faire rire. La plupart du temps ceci dit, elle s'embourbait un peu. Elle ne laissait jamais l'autre parler, et au bout d'un moment ça devenait assez oppressant.

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De quelle façon ça se manifestait ? Tu as des exemples en tête ?
J'ai fait un live télé un jour, un This American Show à Boston. Tiffany était venue avec moi et s'était défoncée toute la soirée, fumant joint sur joint et discutant avec tout le monde, non-stop. Quelques personnes étaient là, des gens que je connaissais et d'autres non. À la fin de la soirée, j'ai mis Tiffany dans un taxi et Jonathan Goldstein m'a fait « wow ». Elle avait été hors de contrôle.

Tu penses qu'elle était en phase maniaque ?
Peut-être. Tout ce que je sais, c'est que je n'ai jamais vu rien de tel. Tu pouvais partir aux chiottes et revenir dix minutes plus tard qu'elle était toujours là en train de parler comme si de rien n'était, sans te poser la moindre question, sans faire la moindre pause. Je n'ai jamais eu l'impression de converser avec elle. Peut-être qu'elle était différente avec ses amis. J'espère.

*Tu crois que son passage dans cette école d'adaptation* *– qui était, je crois, assez dure – a influé sur l'amertume de Tiffany vis-à-vis du reste de la famille ?*
Je ne me souviens pas d'une seule conversation où elle n'aurait pas fait mention de cet endroit, même dix, vingt, trente années après..

Tu as dit que tu ne lui avais pas adressé la parole une seule fois au cours de ses huit dernières années en vie. C'est**** *dû à* *l'histoire du Boston Globe ?*
Oui, ça et puis d'autres trucs. Il n'y avait jamais le moindre arrangement après une altercation avec Tiffany. Elle t'appelait six mois après une engueulade et faisait comme si rien ne s'était passé. J'avais pour habitude de passer outre, mais pas cette fois. Je n'arrivais plus à lui faire confiance. Elle a menacé de vendre les lettres que je lui avais envoyées et m'a accusé de faire fermer sa page Myspace. Comme si je l'avais ne serait-ce que « vue ».

Une fois, quand on se parlait encore, je l'ai vue à Boston. Mon père a toujours été partant pour y aller. Il n'a jamais cessé de lui parler, même après qu'elle lui a dit les trucs les plus abominables que l'on puisse imaginer. « Les choses s'arrangent pour Tiffany ! », il nous disait. C'est touchant qu'il l'ait toujours crue capable de changer. [ Il imite son père : « Ce qu'il lui faut, c'est qu'elle sorte son album. Elle a une si jolie voix ! » Il l'aidait financièrement. Et ça faisait partie de son deal avec elle : comme il lui filait de l'argent, en échange elle devait écouter ses leçons de vie.

Quelques années avant de mourir, elle a décidé de revenir à Raleigh. Ça n'a pas marché. Pendant les trois semaines qu'elle a passées là, elle a foutu une vraie merde. Elle avait un sac de montagne avec elle. Il était fermé et personne n'avait le droit de l'approcher. On se demandait si elle n'y cachait pas un enregistreur. Elle n'arrêtait pas de demander « tu me trouves jolie ? » à mon père. « Tu me trouves sexy ? » Au bout de dix jours, elle est partie puis elle est revenue avec une amie du lycée. Ça a duré une semaine, puis elle s'est mise à raconter ici et là que la femme lui avait fait des avances. C'était toujours la même histoire.

J'ai suggéré à mon père de lui acheter un appartement au soleil, genre Key West. Il y a beaucoup de gens comme elle là-bas. Elle aurait pu s'y faire une place, quoique ça n'aurait pas résolu tous ses problèmes.

Penses-tu quelquefois écrire quelque chose au sujet de Tiffany – j'entends, sur la longueur d'un livre.
J'aimerais tant savoir qui elle était. Mais je ne sais pas faire ce que tu fais, c'est-à-dire sortir de chez moi et aller voir ses amis, retrouver des gens qui l'ont connue au collège et à partir de ça, esquisser les contours de sa vraie vie. On se le demande tous, dans ma famille. On en parle tout le temps. Elle a loué un appartement pendant vingt ans à une vieille mamie chinoise, Mme Yip, et tout ce temps ma sœur n'a jamais arrêté de chanter ses louanges. « Mme Yip c'est la meilleure ! Elle m'apprend le tai-chi ! » Petit à petit, Tiffany avait détruit l'appartement : elle avait enlevé le lino de la cuisine, renversé de la peinture sur le sol de la salle à manger, écrit sur les murs. La baignoire était noire de crasse. Des ordures jonchaient le sol. Cet appartement était la seule manne financière de Mme Yip. Elle le louait 1 000 dollars par mois. Sommerville est une ville étudiante et elle aurait pu louer l'appart le double du prix à des gens qui ne l'auraient pas ravagé. Je ne sais pas ce qui s'est passé entre ma sœur et Mme Yip, mais au bout d'un moment elle a cessé de payer son loyer et a reçu une lettre d'éviction. Ça a mal tourné et ma sœur a fini par déménager dans une chambre de bonne d'un quartier plus mal famé, puis dans une autre. Je peux te poser une question ? Qu'est-ce que ça te fait quand des lecteurs t'envoient des lettres méchantes sur tes bouquins ? Tu les lis ?

Ouais. Je ne suis pas David Sedaris ; je reçois assez peu de courrier de fans, et c'est pourquoi j'ai tendance à y répondre. Et la plupart des trucs que je reçois sont sympas. Mais quand je reçois des lettres agressives… Bon. Il y a cette femme qui par exemple m'a écrit : « vous devriez avoir honte d'avoir viré votre frère de chez vous le jour de Noël. Vous êtes un monstre. » Je lui ai donc rappelée que ce soir-là, mon frère avait menacé de mort ma mère. Je la protégeais, c'est tout. J'ai ajouté « pourquoi ne pas emmerder un auteur que vous n'aimez pas à la place, à moins que vous ayez d'autres trucs à faire ? Je l'espère, en tout cas. » Un truc du genre. D'autres personnes m'ont dit que j'étais trop détaché de la souffrance de mon frère, que j'avais un sens de l'humour bizarre, etc. Certaines personnes n'ont aucun humour, et lorsque c'est le cas, elles ont tendance à voir le monde d'une manière que je ne comprends pas. Pour moi, c'est comme s'ils parlaient swahili.
Je ne lis jamais quoi que ce soit sur moi. Aucune chronique, rien.

Parfois, des gens me font : « vous n'avez pas fait le nécessaire avec Scott. Vous n'avez pas fait le nécessaire pour l'aider. » On te dit ça, des fois ?
Pour que les choses se soient passées différemment, il aurait fallu que Tiffany soit une personne différente. C'est comme dire « eh bien, si elle avait mesuré 1m 20 et qu'elle s'était appelée Thumbelina, tout se serait bien passé. » Je n'aurais pas pu sauver Tiffany. Quand tu refuses de prendre tes médicaments, il n'y a rien à faire. Mais il ne se passe pas un jour sans que je pense à elle. C'était une personne remarquable.

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