On a demandé à des experts si l’immigration pouvait avoir un impact sur la langue française

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On a demandé à des experts si l’immigration pouvait avoir un impact sur la langue française

Sans surprise, l'afflux de ressortissants étrangers n'a que très peu d'impact sur le français.

Photo de Julian Buijzen via Flickr

L'immigration est un sujet qui suscite la crainte chez pas mal de Français. Souvent instrumentalisée à des fins politiques, on lui accole fréquemment des termes assez mal connotés, du genre « terrorisme », « criminalité » ou « chômage ». N'en déplaise à certains, avec la mondialisation, le changement climatique et l'émergence de nouveaux conflits, les déplacements humains ne sont pas près de s'arrêter. D'autant plus que l'histoire de l'espèce humaine n'est, au fond, rien d'autre qu'une longue succession de migrations.

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Selon l'INSEE, en 2012, il y avait 5,7 millions d'immigrés en France. L'année dernière, plus de 1,2 million de personnes ont déposé une demande d'asile dans un pays de l'UE – dont 79 100 en France. Quelles pourraient être les conséquences à long terme de l'installation sur notre territoire de ces gens ? À en juger par le nombre de sportifs ou d'écrivains issus de l'immigration, force est de constater que celle-ci contribue au rayonnement culturel de la France à travers le monde.

Qu'en est-il de la langue ? Sur le long terme, l'immigration pourrait-elle contribuer à la transformation totale du français ? La mise en contact de populations diverses pourrait-elle faire émerger une langue hybride, à l'image du Spanglish aux États-Unis ? Comme le théorise Renaud Camus – à qui l'on doit la notion de « grand remplacement » – la langue française est-elle vouée à disparaître ? Pour le savoir, j'ai demandé à Monica Heller, professeure d'anthropologie et de linguistique, et à Gilles Siouffi, professeur en langue française, si l'immigration pouvait avoir un impact sur notre langue commune.

Gilles Siouffi, professeur en langue française à l'université Paris-Sorbonne

VICE : L'immigration a-t-elle une influence sur la langue ?
Gilles Siouffi : Il est difficile de répondre de façon globale à cette question, car les situations varient dans le temps et l'espace. Naturellement, on a dans l'histoire des exemples précis : les phénomènes historiques du type colonisation ou déportation. Les Créoles sont apparus aux Antilles ou dans les îles du Pacifique par l'intermédiaire de déplacements de populations. Est-ce que l'on peut appeler ça une « immigration » ? Il s'agit en tout cas de mouvements de populations. Mais l'impact que cela a sur les langues est complètement différent selon les situations.

Il est impossible d'établir une loi générale à partir du phénomène de l'immigration. Le contact des populations et les rapports politiques, démographiques et économiques entre celles-ci peuvent avoir un impact éventuel sur les langues.

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Dans l'histoire, y a-t-il des exemples de transformations brutales d'une langue sous l'effet de l'immigration ?
Il y a eu des peuples dans l'Antiquité qui sont passés du grec au latin. Les Gaulois ont adopté le latin après la colonisation romaine – ils ont abandonné leur langue. Ce sont des cas extrêmes, et on ne peut pas en tirer de conclusions. La notion d'immigration est trop vague, à mon avis – il existe une immigration volontaire, involontaire, etc. Je ne pense pas que l'on puisse établir un lien direct.

Pour moi, la « langue de banlieue » est une langue qui s'invente perpétuellement, à partir de nouveaux procédés, mais qui n'a pas de rapport automatique avec l'hybridation linguistique.

Peut-on imaginer qu'une langue hybride comme le Spanglish puisse émerger en France ?
Les langues créoles sont issues de ce phénomène : un contact entre deux langues, contact qui finit par créer des interférences. La question est de savoir, concernant le français, s'il pourrait exister une langue hybride de ce type. Il en existe déjà, mais pas en métropole – en Haïti, dans les Antilles, dans les Comores, à la Réunion. Le français québécois a également cette tendance à l'hybridation avec l'anglais.

La seule langue « hybride » sur le territoire métropolitain serait-elle ce que l'on appelle vulgairement « la langue de banlieue » ?
Je ne dirais pas cela. Il y a des nouveaux usages, mais ce n'est pas un hybride linguistique du type Spanglish. D'ailleurs, l'expression même de « langue de banlieue » est beaucoup trop vague. Il y a des phénomènes d'hybridation avec des mots comme « wesh », des prononciations, des intonations qui sont le résultat d'un mélange, oui.

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D'après mes collègues phonéticiens, la prononciation du « r » s'est durcie depuis une vingtaine d'années au sein de la population dans son ensemble. Est-ce que sous l'influence de l'immigration ? Difficile à dire, mais le phénomène existe. Le « r » est beaucoup plus guttural qu'il y a cinquante ans, par exemple. Certains collègues attribuent cela à l'influence des locuteurs arabophones ou berbérophones.

Pour moi, la « langue de banlieue » est une langue qui s'invente perpétuellement, à partir de nouveaux procédés, mais qui n'a pas de rapport automatique avec l'hybridation linguistique.

Je ne suis pas pour dire « la langue française », mais plutôt « les langues françaises ».

À quoi ressemble l'avenir de la langue française ?
C'est une énigme. On peut établir des pronostics, mais il faudrait laisser tomber l'idée qu'il existe « une langue française ». En France, on est beaucoup trop nombrilistes. On s'imagine que l'on est propriétaires de notre langue. Il suffit de sortir du pays et d'aller en Suisse ou en Belgique pour tomber sur un autre français. À l'intérieur même de la France, je pense qu'il existe plusieurs français. Je ne suis pas pour dire « la langue française », mais plutôt « les langues françaises ».

En ce qui concerne l'avenir de langue française, il est possible qu'elle se fragmente encore plus – à l'image de l'anglais, qui est complètement différent en Afrique du Sud, en Inde ou en Angleterre. En fait, il y aura sûrement un français standard, employé par les médias ou les écrivains. De leur côté, les gens manieront plusieurs français. Quand on écoute des interviews réalisées dans les années cinquante, on remarque que les individus parlent un français très standard – plus ou moins le même que celui que l'on utilisait dans la vie publique. Aujourd'hui, cela ne se fait plus. On répond dans un français beaucoup plus oral, avec d'autres tournures.

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Le clivage entre l'écrit et l'oral risque de s'accentuer, non ?
Je le crois, même s'il est difficile de prévoir une telle chose.

Pour en revenir à l'hybridation, la grande influence dans le français d'aujourd'hui n'est pas liée à l'immigration, puisqu'il s'agit de l'anglais – avec l'anglicisation de certains mots et l'utilisation de « ing ». Cela montre le décalage entre le poids d'une langue au niveau démographique – il n'existe pas d'immigration particulière d'origine anglophone – et l'influence de celle-ci. A contrario, il existe des communautés qui sont très importantes en France et dont l'influence sur la langue est inexistante : le chinois par exemple.

Photo de Julian Buijzen via Flickr

Monica Heller, professeure d'anthropologie et de linguistique à l'université de Toronto

VICE : Pouvez-vous nous expliquer comment de nouveaux mots ou de nouvelles expressions s'intègrent à une langue ?
Monica Heller : Tout d'abord, on peut les inventer : il peut s'agir d'un mot, d'un son, de la manière de parler. Dans la mesure où tout est flexible, tant à l'oral qu'à l'écrit, on peut faire glisser les règles : voir ce qui arrive si on les pousse un peu plus loin, en utilisant des mots en « ing » par exemple. Jusqu'où peut-on aller ? Peut-on coller « ing » à n'importe quoi ? J'en doute.

Sinon, on peut également utiliser des mots appartenant à une autre langue.

Cela résulte-t-il de l'immigration ?
Cela suppose une rencontre entre groupes sociaux qui se considèrent différents, pour une raison ou pour une autre. Dans ce cas-là, si l'on considère que l'immigration est un déplacement de corps dans l'espace, alors oui.

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La manière dont on communique a beaucoup plus à voir avec l'évolution du capitalisme, le rôle de l'État-nation, qu'avec l'immigration.

Quel impact un immigré peut-il avoir sur une langue standardisée ?
Il faut d'abord préciser qu'un immigré, comme on l'entend dans ce cas-là, est quelqu'un qui détient la citoyenneté d'un État et qui vient s'installer sur le territoire d'un autre État – c'est une catégorie sociolégale. L'impact de cette personne sur la langue standard peut être très variable. Cela dépend de la manière dont l'État traite ces arrivants. Dans la mesure où l'on traite ces gens-là comme étant des locuteurs « non légitimes de la langue standard », l'impact direct risque d'être minime. On leur interdit l'entrée dans un espace discursif délimité. Si on les tient à l'abri, c'est-à-dire dans une ségrégation spatiale et sociale, l'impact risque d'être également minime. Malgré tout, il y aura toujours quelqu'un pour entrer en contact avec des gens que l'on tient à l'écart – même dans ce cas extrême, il y aura des fuites.

La langue peut-elle être complètement modifiée de cette manière ?
La manière d'écrire est plus conservatrice que la manière de parler. Il est beaucoup plus facile de discipliner la langue écrite, mais je n'ai pas connaissance de cas où la langue orale est restée exactement la même pendant des siècles et des siècles.

À quoi peut-on s'attendre concernant l'avenir de la langue française ?
On se situe en plein dans un moment historique de changement social. L'immigration est, peut-être, le phénomène en jeu le moins important. Je ne m'attarderais pas trop là-dessus. La manière dont on communique a beaucoup plus à voir avec l'évolution du capitalisme, le rôle de l'État-nation, qu'avec l'immigration.

Robin est sur Twitter et sur son site.