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LE NUMÉRO DE LA SAINTE TRINITÉ

Distant Planet

À force de lire le Tumblr de mon collègue Dormez plus tristes, je me demande souvent quel intérêt il y a à se lever le matin lorsque la plus grande joie que l’on puisse attendre de sa journée

À force de lire le Tumblr de mon collègue Dormez plus tristes, je me demande souvent quel intérêt il y a à se lever le matin lorsque la plus grande joie que l’on puisse attendre de sa journée ressemble au sourire d’une jolie fille et la plus grande peine à une CB refusée à la caisse d’un supermarché. Heureusement, la musique est un exhausteur de goût efficace pour corriger un quotidien sans saveur. Comme le zetla permet de transformer un plafond ruiné par un dégât des eaux en un test de Rorschach fascinant, écouter « Rawverdose » de Luca Ballerini & Rio Padice fait de la préparation de pâtes carbo une mission périlleuse aux enjeux primordiaux. Mais cette faculté bien connue de tous à romancer n’importe quelle action ou état d’esprit paraît bien insuffisante lorsque je tombe sur les photos de jeunesse de mon père. À mon âge, il avait déjà fait trois tours du monde et comblait ses passages à vide en tirant au lance-roquette sur des carcasses de char dans le désert de Djibouti ou en pêchant l’espadon dans l’océan Indien depuis le pont d’un porte-avion, alors que ma convocation au Pôle Emploi vient de rater de peu la corbeille à papier et qu’un Croque Baby au merlan m’attend pour dîner.

Après les Beaux-Arts, j’ai tenté de rejoindre les rangs des organisations humanitaires où j’espérais pouvoir voyager à peu de frais et donner un goût d’aventure aux cafés solubles qui ouvraient mes journées. Malheureusement, on m’a vite fait comprendre que mes compétences en art, histoire de l’art ou littérature ne satisferaient pas les besoins de populations privées de soins médicaux, de toits et de nourriture. La Marine, elle, m’a accueilli à bras ouverts et m’a noyé sous les brochures, promesses et Nespresso corsés. Je me voyais déjà officier cravaté, casquette vissée parcourant les mers du globe un HK-USP à la ceinture mais mon entourage m’a convaincu de poursuivre un temps les études, au moins tant que les bourses m’autorisaient à ne rien faire de ma vie. Toutefois, il y a des moments où les provocations du quotidien font ressurgir ces fantasmes d’aventure et d’action, ainsi que mon penchant pour les armes à feu inextinguibles par les DivX, les jeux vidéo, la musique ou le shit.

Dans certains pays du Moyen-Orient, l’interprétation la plus simple du pouce levé est : « va te faire foutre mec » (dixit wiki), et c’est exactement ce que je ressens face à la foule de thumbs up Auchan verdâtres qui remplacent petit à petit les étiquettes bariolées sur les étagères de ma cuisine. Lorsque « Brave New World » de Blake Baxter résonne dans mes 15 mètres carrés et que je m’aperçois que la grande distribution se fout aussi clairement de ma gueule en m’assurant que tout va pour le mieux, je pars vider quelques chargeurs au stand de tir. N’imaginez pas un rassemblement de sociopathes pro-NRA, les adeptes du tir ont tellement de mal à assumer la part de violence inhérente à cette pratique et à encaisser les préjugés dont ils sont victimes qu’ils se déguisent en maîtres zen ennuyeux et moralisateurs, vantant la maîtrise de soi, le calme et le jazz, loin d’apprécier que l’on s’attarde sur les vertus cathartiques de cette discipline et ses aspects guerriers. Pourtant, les stands de tir ont été créés en France pour préparer les civils à un éventuel conflit, mais aujourd’hui les Russes préfèrent se contenter de couper le gaz et les Allemands ont compris que l’économie nous asservirait bien plus efficacement que la guerre totale. Faute de Soviets et de Teutons à dézinguer, cette activité – en plus de me détendre – servira peut-être à remplir mon placard de gigot de chevreuil au lieu de saucisses cocktail premier prix, lorsque dans un futur proche, je rentrerai chez mes parents pour fuir la cité en proie aux émeutes et aux files de rationnement devant les Restos du cœur.

Il y a quelques années, après avoir lu les témoignages recueillis par Jonathan Pieslak dans son bouquin Sound Targets: American Soldiers and Music in the Iraq War (Indiana University Press, 2009), j’avais recomposé la playlist usuelle des « nuques de cuir » et c’est au son de Slayer, Lil’ Jon et d’un Steyr M que j’avais défoncé ces enfoirés de quilles et de dindons métalliques qui faisaient preuve ce jour-là d’une arrogance inhabituelle. En demandant à mes amis en Afghanistan ce que contenait leur Ipod, je m’étais rendu compte que, dans ces instants où le moindre tas de cailloux menace de réduire leur VAB en miettes, ils écoutaient la même chose qu’au foyer du lycée : un mélange de Gojira, Black Eyed Peas et La Fouine. En général je préfère m’imprégner de musique traduisant l’assurance et le sérieux plutôt que la colère, le déodorant Airness ou la banlieue pavillonnaire, bref de la techno 4/4 martiale. La détonation sèche et rude du 9mm para s’accorde à merveille avec le kick de 909 et me permet d’employer sans honte l’expression consacrée par la presse musicale de « mélange détonnant ». En flingue comme en musique, ma préférence va aux matériaux synthétiques, aussi les Glock et autres armes de poing en polymère sont mes favoris mais j’apprécie aussi les fusils d’assaut. Mon premier tir avec l’AKM d’un ami de la famille (et ancien cocoye) s’est fait sur les lamentations existentielles de Joe Dassin que diffusait Nostalgie depuis l’établi au fond du jardin. Un track moisi atténue quelque peu la concentration mais avec ce type d’arme de guerre, on peut toujours se contenter de vider en quelques secondes les 30 cartouches du chargeur pour couvrir sans ménagement les sons indésirables et faire voler en éclats parpaings, sacs de paille, bûches et désagréments quotidiens.

Luca Ballerini & Rio Padice – Never Mess La Cricca EP (WAX#01), Wax Jam Records, Verone
The Housefactors – Play It Loud (BM 010), Black Market International, Londres
Vincent Floyd – The House Sound of Underground Classic Trax #780 (UCT7 80), Underground Classic Trax, Paris
Paranoid London Feat. Mulato Pinatdo – Eating Glue (PDON003), Paranoid London, Londres
Fort Romeau – Kingdoms (SILK022), 100% Silk, Los Angeles