Du béton pour Jésus-Christ : à la gloire des églises modernistes de Lorraine 
Toutes les photos sont d'Éric Tabuchi. Elles nous ont été fournies par les éditions Poursuite.

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Culture

Du béton pour Jésus-Christ : à la gloire des églises modernistes de Lorraine

Le photographe Éric Tabuchi a passé plusieurs semaines à photographier les lieux saints de l'Est de la France.

C'était en 2003, aux alentours du milieu du mois d'août. Tandis que la canicule rétablissait quelque peu le déséquilibre de notre système de retraite par répartition, je parcourais le territoire américain pour la première fois de ma vie. J'avais 11 piges et découvrais avec effarement les routes interminables d'une Floride tout en moiteur. Les voitures, omniprésentes, révélaient l'obsession d'un pays pour son bitume, parfois entrecoupé de stations-service impersonnelles et de motels lugubres – ou l'inverse.

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Quelques années plus tard, je découvrais Twentysix Gasoline Stations, première série photographique d'Edward Ruscha, célèbre peintre et photographe des années 1960, époque pop art. Ce dernier avait tenu à faire figurer 26 stations-service dans son ouvrage, toutes situées sur la Route 66, aussi banales les unes que les autres. Près de 50 années passèrent avant que le photographe français Éric Tabuchi ne reprenne à son compte cette œuvre en livrant sa vision de 26 stations-service. Les siennes étaient abandonnées, livrées aux dégradations humaines et naturelles. Depuis, j'ai suivi avec attention ses publications, influencées par la photographie sérielle.

Aujourd'hui, après avoir passé des lustres à documenter les paysages industriels américains, Éric Tabuchi porte son regard sur les églises modernistes de Lorraine. A priori, ce thème charrie son lot d'images éculées, emplies de ciels grisâtres et de paysages austères. Ce n'est pas foncièrement faux mais ce serait oublier que derrière ces monuments à la gloire du Créateur se dissimule l'histoire d'une région qui connaît mieux que personne les affres de la guerre. J'ai eu l'opportunité d'en savoir plus en interrogeant Éric Tabuchi, dans le cadre de la sortie de Twenty-four Modern Lorrain Churches aux éditions Poursuite, en collaboration avec les Abattoirs et le Confort Moderne.

Église de Bourdonnay

VICE : Après Alphabet Truck et Twenty-Six Abandoned Gasoline Stations, vous vous êtes intéressé à 24 églises de Lorraine. D'où vous vient cet intérêt pour la photographie sérielle ?
Éric Tabuchi : Au fond, je crois que cela relève d'un tempérament obsessionnel, d'un besoin doucement névrotique de répertorier, d'inventorier ou de classer. C'est une pulsion, probablement assez enfantine, comparable à celle de collectionner les vignettes Panini.

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Plus sérieusement, quand on s'intéresse à un objet, on se retrouve très vite à négocier le rapport entre similitude et différence, variable et constante. La série est donc une manière de créer, pour chacun, un espace commun. Dans la série, il y a aussi une dimension laborieuse, qui s'oppose au caprice de l'inspiration. Quelque chose qui ajoute à l'éclat du présent, à la substance du temps.

La série implique une objectivation, une mise à distance du sensible, elle substitue la raison à l'émotion. Dans cette pratique, il y a probablement une forme de pudeur. Comme de remplacer les mots par des chiffres – ce qui, pour une nature inquiète, doit avoir quelque chose de rassurant.

Église de Thionville

Et pourquoi avoir choisi uniquement la Lorraine pour cet ouvrage ?
Ce n'est pas vraiment un choix. Ça s'est imposé naturellement quand, en avançant dans ma recherche, je me suis rendu compte que les églises que j'avais photographiées possédaient une histoire commune. Elles reprenaient la route que l'armée américaine a parcourue fin 1944 pour remonter vers l'Allemagne, une route presque parallèle à la Ligne Maginot, qui déjà m'intéressait. L'idée de cette seconde ligne m'a immédiatement fasciné.

Étant d'origine japonaise par mon père et danoise par ma mère, ces histoires de territoires et de frontières constituent pour moi une sorte de terreau initial. Tout mon travail, d'une façon ou d'une autre, y renvoie. Si je me suis limité à la Lorraine, c'est donc parce que ces églises délimitaient un territoire physique autant qu'un espace métaphorique.

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Église de Verdun

Venons en maintenant à la spécificité de ces églises. Pourquoi avez-vous choisi uniquement des églises modernistes, très particulières ? Je ne sais pas pour vous mais à yeux, l'église de Verdun ressemble plus à un bunker – voire un blockhaus – qu'à une église.
Absolument, l'église de Verdun est un parfait exemple. Comme je le disais, la Ligne Maginot – et ses impressionnantes fortifications de béton – chemine presque en parallèle. Cette proximité géographique est d'autant plus frappante quand on perçoit les ressemblances formelles entre certaines églises et des blockhaus.

Je connaissais bien sûr Bunker Archéologie de Paul Virilio et l'église Sainte-Bernadette du Banlay qu'il a dessinée avec l'architecte Claude Parent, ce qui rendait ce lien entre architecture militaire et architecture sacrée d'autant plus évident. Mais, à vrai dire, ce qui m'a d'abord frappé dans la première église que j'ai photographiée (celle de Moyenvic), c'est ce surgissement, au sens propre, de la modernité – autant dans ses dimensions que dans ses formes – au milieu de cette campagne lorraine, qui était si peu prédisposée à l'accueillir.

D'une certaine façon, j'ai immédiatement constaté ce rapport d'étrangeté et d'opposition entre l'imposant objet et le paysage rural sur lequel il s'était posé. Presque comme s'il était tombé là, comme un monolithe venu de l'espace. Ce qui me happe dans un sujet, c'est souvent un rapport d'opposition entre une forme et son environnement, entre des proportions et une lumière. Je dirais, pour résumer, que c'est comme une résonance et cela, je ne le choisis pas vraiment.

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Église de Moyenvic

Quel regard portez-vous sur la présence de ces églises modernistes dans un environnement comme celui de la Lorraine, souvent considérée comme un territoire « à l'abandon » ?
C'est d'abord un regard que j'espère sans préjugés. Ce qui se joue ici, c'est une question qui, dans le sens commun, renvoie aux notions de « beau » ou de « laid ». Les habitants des villages concernés sont souvent hostiles à cette esthétique, qu'ils jugent trop en rupture avec le style vernaculaire. Je comprends bien que le double traumatisme de la destruction puis de la reconstruction de leur église puisse être source de conflits. De fait, j'essaye de poser les choses non pas par rapport avec la laideur ou la beauté mais bien en lien avec la différence.

Du reste, dans ces 24 églises, il y a de grandes disparités. Certaines sont étonnantes, d'autres plus ordinaires, certaines sont audacieuses tandis que d'autres sont plus prudentes dans leur élan moderniste. Mais il n'empêche qu'elles sont là, et qu'elles sont le témoignage unique de la fureur de l'Histoire. Il me semble donc que la façon la plus juste de considérer ces édifices est d'opter pour la bienveillance et, pour ce qui me concerne, l'empathie.

Finalement, il en va de même pour la Lorraine, qui est souvent déconsidérée alors qu'on y trouve des horizons magnifiques, une architecture vernaculaire très belle, une façon qu'ont les villages de se poser sur le sol qui est unique et certainement plein d'autres choses comme une pratique vivace du tuning.

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Toutes ces églises rappellent brusquement les destructions immenses de la Seconde Guerre mondiale. Y a-t-il une dimension « mémorielle » dans votre travail ? Comme si, à travers un bâtiment moderne, c'est toute l'histoire d'une région qui émergeait.
Oui, d'une certaine manière, elles font figure de vestiges. Je veux dire par là que ces édifices, construits sur les décombres de la guerre, demeurent les seules traces vraiment visibles des destructions. En ce sens, malgré l'injonction moderniste à regarder vers l'avenir, les églises de la reconstruction gardent fortement l'empreinte des ruines qu'elles devaient effacer. Telles que je les vois, elles représentent moins des constructions que des contre-ruines. Comme tout le monde, je suis imprégné des images de l'Europe dévastée d'après-guerre et je me demande souvent où les peuples ont trouvé la force de tout reconstruire.

Église de Lunéville

Votre travail se rapproche d'une démarche documentaire, d'un témoignage sur ce qu'est la Lorraine en 2016. Avez-vous ce sentiment ?
Ma démarche, si elle emprunte à la forme documentaire, s'en écarte aussi. Cet écart est important. Ce que je photographie n'est pas une fin en soi mais un point de départ pour raconter autre chose qui, comme je l'ai dit, se rapporte à une histoire personnelle.

De façon sous-jacente, Twenty-four Modern Lorraine Churches parle de nos a priori sur la différence, sur ce qui nous semble étranger. Il y est question – et c'est ce qui le relie à l'ensemble de mon travail – de déracinement, d'appropriation, de mélange ou d'incompréhension. Son aspect documentaire est peut-être un genre de déguisement qui me permet d'évoquer tout cela en évitant l'écueil d'une trop grande littéralité. C'est aussi un éloge des formes, de toutes les formes, qui renvoie à la sculpture, à la matière, plus qu'au traitement documentaire d'un sujet.

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Hormis la dernière photo, prise à Yutz, aucun être humain n'est visible dans votre série. Désertification, exode rural, perte d'influence de l'Église catholique : toutes ces notions viennent en tête. Était-ce voulu ?
Il n'y a en effet pratiquement jamais de gens dans mes photographies. Cela tient beaucoup au fait que je ne prends pas de photos en ville ou, du moins, dans des espaces à forte densité de population. Cela dit, toutes mes photos répondent à une règle minimale : une construction posée dans le paysage, entièrement contenue dans l'image, et la plus isolée possible de tout élément perturbateur. De fait, même si mon modèle de référence concernant l'image est le catalogue de vente par correspondance, mes images de bâtiments sont un peu des photomatons, et je les considère comme des portraits de substitution.

Chaque objet est une personne, ou du moins sa représentation. Dès lors, dans cette logique, ce serait étrange que figure quelqu'un dans le cadre. Avec le temps et le recul qui va avec, je pense vraiment que je suis assez proche du portraitiste. Simplement, plutôt que photographier des visages, je photographie des équivalences architecturales.

Après, c'est certain, je suis un arpenteur de la marge. La Lorraine, avec ses vastes ondulations ponctuées de vallées industrielles, son passé tortueux et son avenir incertain, constitue un parfait espace de projection.

Église de Yutz

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Autant certains de vos travaux précédents étaient fortement influencés par les États-Unis, autant 24 Modern Lorraine Churches semble très « français » – dans ses paysages, ses voitures, son ciel même. Avez-vous également ce sentiment ?
Tout à fait. Comme beaucoup, je suis un enfant de la culture américaine. J'ai grandi avec les images qu'elle produisait et j'ai commencé ma carrière pour une part en m'y référant.

Je vais vous raconter une histoire. Il y a une quinzaine d'années, alors que je commençais tout juste la photo, je suis parti à Los Angeles avec tout un imaginaire issu de la photographie, de la littérature, de la musique et du cinéma américains en tête. Durant 15 jours, j'ai pris pas mal de clichés. Au bout de ces deux semaines, le voyage était sur le point de se terminer. J'avais une voiture de location et j'étais un peu en avance pour la rendre. Saisissant l'opportunité de ces deniers instants californiens, j'ai fait un stop dans une friperie, quelque part en ville, me disant que j'allais peut-être retrouver une chemise similaire à celle que je m'étais fait voler dans le cambriolage de ma voiture, un an auparavant, en Camargue. J'avais vu juste : il y avait dans cette boutique, parmi des dizaines de chemises bariolées, l'exact modèle disparu. Tout heureux d'avoir retrouvé cette chemise fétiche, je l'enfile et reprends la voiture pour l'aéroport. Là, arrivé chez le loueur de voitures, j'ouvre le coffre pour prendre mes bagages mais, désagréable surprise, il a été scrupuleusement vidé. Tout à disparu : valise, appareils photo, papiers… Il ne reste rien. Je suis donc arrivé à Orly en plein mois de novembre avec, pour tout vêtement sur le dos, la chemise perdue un an auparavant en Camargue. De ce voyage américain, je n'ai donc ramené aucune photo, et je me suis souvent demandé quelle avait été l'influence de cet épisode sur mon travail. Le fait est que je n'ai plus photographié que la France.

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Alors oui, je me suis progressivement éloigné d'une certaine esthétique de la photographie américaine pour devenir un photographe français. Pour tout dire, s'il y a une lumière qui me rebute aujourd'hui, c'est bien les jours de grand beau temps qui pourraient évoquer le ciel californien.

Église de Rémering-lès-Puttelange

Malgré cet éloignement, on retrouve toujours dans votre travail un rapport à la route, à la voiture, au déplacement, à l'errance. Vous semblez apprécier plus que tout le fait de « découvrir » des lieux, des bâtiments.
Oui, absolument. Parcourir et découvrir. S'il existait un équivalent routier au land art, je ferais certainement quelque chose comme du road art, tant ma pratique est liée à la route. En effet, cette errance dans le territoire est indissociable de la découverte. Il est même possible que le plaisir de chercher et, selon la bonne fortune, de trouver, constitue ma vraie motivation à rouler inlassablement.

Depuis quelques années, je parcours l'Internet selon des modalités proches de celles qui sont les miennes dans le monde réel. Pour constituer Atlas-of-forms.net, j'ai navigué des centaines d'heures durant à la recherche de constructions qui sont ensuite classées selon seize critères objectifs. Cette nouvelle pratique du déplacement par écran interposé m'incite à penser que mon addiction à la route est avant tout liée à l'excitation jamais rassasiée de la découverte.

Je vois. Merci beaucoup, Éric.

Pour en savoir plus, achetez le livre d'Éric Tabuchi, Twenty-four Modern Lorraine Churches, disponible aux éditions Poursuite.

Éric Tabuchi a un site officiel.

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