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LE NUMÉRO SECRET

Enrique Symns est un connard comme les autres...

Enrique Symns est une légende du journalisme sud-américain. Comme Vice, la revue Cerdos & Peces qu’il a fondée en 1984 a toujours exploré les marges de la société et de la morale. On a eu la chance de le rencontrer à Buenos Aires...

Enrique Symns est une légende du journalisme sud-américain. Comme Vice, la revue « Cerdos & Peces » qu’il a fondée en 1984 a toujours exploré les marges de la société et de la morale. On a eu la chance de le rencontrer à Buenos Aires, quelques jours après son retour d’exil volontaire au Chili. Il nous a raconté sa vie de bandit écrivain, d’éditeur sans domicile fixe, de cocaïnomane diabétique, passé du ruisseau au sommet, et du sommet au caniveau.

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Et les autres périodes ? La troisième a été la meilleure, celle qui a eu le plus de succès. On vendait plein d’exemplaires, mais la peste du libéralisme des années 1990 nous a tués. Les quatrième et cinquième périodes ont été un échec. C’était la fin d’une époque où le maître-mot était promiscuité. Je ne crois pas qu’il puisse exister un meilleur passe-temps que la promiscuité sexuelle et émotionnelle. Le Sida a tué tout ça. Quand le parc d’attraction sexuel a fermé, je me suis senti vide. C’était la fin des années 1990, la fin des aventures. Pour moi, le monde a pris sa retraite en 1998. Alors je suis parti au Chili et j’y suis resté jusqu’en 2003. Qu’est-ce que vous avez fait là-bas ? J’ai publié un pamphlet qui s’appelait The Clinic, qui a eu un succès inédit au Chili. Pinochet était encore vivant, il avait été arrêté dans une clinique à Londres, d’où le nom. Je suis devenu une star du rock. Je couchais avec les actrices les plus en vue, l’équipe nationale de foot chilienne venait me voir dans le bar que je fréquentais, j’étais au top. Mais j’ai très vite gâché tout ça. Pourquoi ? Je me suis battu avec le ministre de l’Intérieur dans un bar, j’ai voulu lui casser la gueule. J’étais très accro à la coke… Bah, je suis cocaïnomane depuis 1985, je n’arrête pas d’en prendre. J’ai hérité ça de Freud : la cocaïne te donne une lucidité profonde, abyssale, obscure… Je me suis habitué à écrire en prenant de la coke. Je n’ai trouvé aucun placebo.  Et vous avez dû vous enfuir du Chili ? Oui, et je suis tombé dans la pauvreté. J’ai fréquenté le coin VIP de la société, là où je n’avais jamais été auparavant, et soudain je suis passé à la favela. Quand je suis arrivé en Argentine, après la grande crise économique et sociale, j’étais abasourdi. J’écoutais les conversations et tout ce que j’entendais, c’était du silence, une sorte de publicité du silence. La crise a imprimé dans les mentalités la peur de tout perdre. Les femmes voulaient avoir un mari, les hommes une épouse. Le silence était épouvantable. Il y a eu perte définitive des utopies. Celui qui avait été un guérillero révolutionnaire était maintenant député. Cette pute qui suçait la bite à tout le monde était maintenant femme au foyer. Le dealer était Témoin de Jéhovah. Quand quelqu’un veut atteindre l’espace légendaire et qu’il échoue, dans sa chute il recule encore plus loin que la génération de ses parents, il atteint une partie très obscure de lui-même. C’est ce que j’ai trouvé à mon arrivée en Argentine. J’ai été SDF pendant un mois. Je dormais dans la rue, avec les mendiants. On ne revient jamais de la rue. La rue est la tombe sociale d’un homme, car l’apparence humaine est une convention; quand tu l’abandonnes, tu te transformes en une espèce de singe, plus personne ne te regarde. Et puis c’est très facile d’être SDF : tu n’as qu’à trouver de l’argent pour manger, tu bois et tu dors n’importe où. Ce qui m’a éloigné de la rue, ça a été la peur que provoquait en moi mon incapacité à me tuer : on te condamne à la prison à perpétuité au milieu du vide et tu continues à vivre quand même ! C’est ahurissant. Le mécanisme d’adaptation forcée fait de nous des animaux décadents. La vie c’est une merde, je ne sais pas qui peut trouver ça bien. L’existence, c’est autre chose. Comment a évolué la société argentine depuis la fin de la dictature militaire, en 1983 ? Ça a été une sorte d’interruption violente. L’un des grands maux de l’Argentine, c’est ce virus étrange, sinistre, contagieux et misérable qu’est le péronisme. C’est un phénomène unique dans la politique sud-américaine, voire mondiale, car ni Hitler, ni Mussolini, ni Staline n’ont pu faire subsister un parti après leur mort. Qu’il y ait tellement de gens qui continuent à gouverner ce pays au nom de ce général qui était un traître, un poltron, c’est dur à admettre. Il est très difficile d’analyser la société argentine sans tenir compte du péronisme. J’ai toujours eu beaucoup de mépris pour ce pays. Mais après, je suis allé au Chili et c’était encore pire. Le Chili, l’Argentine et le Pérou forment un Triangle des Bermudes. Ce n’est pas l’Amérique latine : au Brésil, au Paraguay, les gens sont des noirs, des masses de chair, les ivrognes sont dans les rues… En Argentine, il y a plein de bonnes manières. Je crois que là-bas, même la sexualité ce n’est que des bonnes manières. Nietzsche disait que le cerveau est le produit de la peur : les animaux les plus lâches sont ceux qui développent l’intelligence. L’homme était un animal charognard, alors pensez à quel point il était lâche ! L’Argentin a tellement peur de réaliser qu’il ne sait pas qui il est, qu’il développe une extraordinaire simulation de son identité. Là, vous revenez du Brésil. Qu’est-ce que vous êtes allé faire là-bas ? Mes amis m’ont donné de l’argent et m’ont envoyé au Brésil, car je commençais à devenir fou, extrêmement paranoïaque. Les gens ont pris peur. J’utilisais la paranoïa comme si c’était de la littérature, mais ça m’a dépassé. Je ne savais pas où j’étais. Vous vous êtes déjà réveillé le matin sans savoir où vous êtes ? Avec moi, ça durait des heures. Je ne savais pas si j’étais chez ma mère, morte depuis longtemps, ou dans un rêve. À mon retour du Brésil, je suis allé voir mon psychiatre et je lui ai dit: «Ne vous inquiétez pas, je ne suis plus un extraterrestre, maintenant je suis un connard comme vous.» Car qu’est-ce que ça veut dire, être quelqu’un, à part être un connard? Et vous ? Qui êtes-vous ? J’étais un gamin timide qui n’est jamais allé à l’école. J’ai passé toute mon enfance à Monte Grande, dans une banlieue très éloignée de la ville. Je pensais qu’aller à l’école, c’était pour les cons. La vie était un paradis… Bref, j’étais un rustre. Et soudain, comme dans un conte de fées, le rustre est devenu un personnage important, alors que je continuais à être la même personne, très mal à l’aise avec moi-même, ontologiquement déraciné dans un monde que je ne comprenais pas. Je ne comprends toujours rien : comment il faut baiser, comment il faut parler… J’imite le mieux que je peux. La cocaïne me donnait l’élan pour monter sur scène et pour écrire. C’est pour ça que maintenant que je suis malade, j’éprouve autant de mal à l’abandonner. Ça fait soixante-cinq jours que je n’en ai pas pris. Je les compte, comme les alcooliques. De quelle maladie souffrez-vous ? Je souffre de diabète depuis 2005. C’est la pire chose qui me soit arrivée. Ça m’oblige à être rigoureux, ça m’interdit de me droguer, de me saouler, je peux mourir en cinq minutes : je suis comme une plante, je perds toute l’eau de mon corps. Mais ça, c’est la vieillesse, la pire des humiliations. Quelqu’un disait que tu es vieux quand les femmes qui te plaisent ne te regardent plus… Qu’est-ce que vous comptez faire maintenant ? Cette fois-ci, je n’ai pas de plan. La seule chose que je sais, c’est que tant que tu continues à parler, tu es vivant. C’est difficile de mourir au milieu d’une conversation.