Illustration : Julia Kuo
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Pour les femmes astronomes, le harcèlement sexuel est un cauchemar permanent

Comment la misogynie et la lourdeur masculine poussent la gent féminine à fuir l'espace.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

Cet article a été initialement publié sur Broadly.

Fascinée depuis toujours par les grands mystères de l'univers, Mia*, qui a eu une scolarité exemplaire, a pu prétendre à une place dans l'une des meilleures universités du monde, avant de démarrer une carrière en astrophysique. Aujourd'hui âgée de 30 ans, elle est l'une des plus grandes spécialistes dans le domaine des trous noirs.

Peu de gens savent ce qu'elle a dû endurer pour en arriver là. Pour une femme, il est incroyablement difficile de faire carrière dans l'astronomie ou dans la physique, à cause du harcèlement, de la misogynie et de l'intimidation qui rongent ce secteur.

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En octobre 2015, Geoff Marcy, professeur à l'université de Berkeley et sommité du monde de l'astronomie, a démissionné de son poste après avoir violé les règles relatives au harcèlement sexuel de l'université, et ce pendant près d'une décennie. Plusieurs étudiantes l'ont accusé de massages et d'attouchements non désirés. Suite à cette affaire, Marcy écrit dans une lettre publique d'excuses : « Même si je ne suis pas d'accord avec toutes les plaintes, il est évident que certaines femmes ont jugé mon comportement inapproprié. »

Puis en janvier dernier, un autre astrophysicien de renom, le professeur Christian Ott du California Institute of Technology (Caltech), a fait les gros titres après avoir harcelé sexuellement deux étudiantes qui travaillaient dans son laboratoire. Il a même licencié une femme car, selon le Washington Post, « il craignait que cette dernière ne profite de l'influence sexuelle qu'elle exerçait sur lui, bien qu'elle n'avait pas connaissance de cette influence ». L'université a répondu en publiant une déclaration contre le harcèlement et en suspendant Ott de son poste pour une année.

Selon Mia, rares sont les femmes qui échappent au harcèlement dans ce domaine. Les attouchements et les avances sexuelles sont monnaie courante. « En tant que jeune scientifique, j'étais la cible d'avances sexuelles », déclare-t-elle, « mais en vieillissant, je deviens plus touchée par les tentatives d'intimidation et le chantage émotionnel. »

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« Jusqu'à récemment, nous gardions ces expériences pour nous », ajoute-t-elle. Même si Mia occupe désormais un meilleur poste, elle n'est pas encore assez haut placée pour se sentir en sécurité et dévoiler son identité. « Il y a si peu de femmes dans mon domaine – la plupart démissionnent à cause des tentatives d'intimidation et du harcèlement sexuel ».

Au fil des années, de nombreuses collègues de Mia lui ont confié avoir été intimidées et harcelées. Mais c'est seulement au cours de ces six derniers mois que des scandales dans les grandes universités ont été portés à l'attention du public.

De nouveaux cas de femmes harcelées dans le domaine de la science surgissent presque tous les jours. Le New York Times a récemment rapporté la mauvaise conduite d'un biologiste de l'université de Chicago et a publié un article de Hope Jahren, professeure de géobiologie à l'université de Hawaii, qui avance que le harcèlement sexuel est la cause majeure de la minorité persistante des femmes dans les sciences dures (sciences, technologie, mathématiques et ingénierie).

Mia pense que même si le problème est le même dans toutes les sciences confondues, « la situation doit être pire en physique, car il y a très peu de femmes et c'est un cercle vicieux ». Les statistiques collectées par l'Union américaine d'astronomie ont démontré qu'en 2013, les femmes comptaient pour moins de 20 % dans les domaines scientifiques. Dans certains départements, il n'y a même pas une seule femme. Au moment de l'étude, Berkeley comptait deux femmes pour 17 hommes, tandis que l e Massachusetts Institute of Technology comptait trois femmes et 11 hommes. À Harvard, il y avait une seule femme pour 12 hommes.

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Paul Schlemmer via Stocksy

Mia connaissait quelques-unes des femmes impliquées dans les affaires de Berkeley et Caltech, et avait déjà entendu leur histoire avant que les scandales ne fassent l'actualité. Bien qu'elle ait supervisé beaucoup de jeunes femmes pendant des années, elle a passé ces six derniers mois à soutenir ces victimes, qui ont créé leurs propres groupes Facebook et qui tweetent en utilisant le hashtag #astrosh (« sh » pour sexual harrasment/harcèlement sexuel).

Les femmes de ce domaine se sont mobilisées sur internet suite à ces scandales. #biosh et #stemsh (harcèlement sexuel en sciences biologiques et en sciences dures) sont deux hashtags qui rassemblent les femmes scientifiques sur Twitter. Le groupe Facebook Astronomy Allies est un « espace sûr » pour les victimes et propose un programme d'accompagnement. Pendant ce temps, des blogs comme Women in Astronomy partagent des rapports et des articles sur le harcèlement sexuel en astronomie à travers le monde. Le blog compte environ 10 000 visites par mois, nombre qui a considérablement augmenté entre 2013 et 2014.

Pour Mia, les cas de Berkeley et Caltech ne sont que la partie visible de l'iceberg. Les exoplanètes, le terrain de recherche de Geoff Marcy, sont une branche relativement nouvelle et les femmes y sont un peu plus nombreuses. Elles trouvent désormais la force de se défendre, tandis que d'autres domaines de l'astronomie sont « plus dominés par les hommes et sont source de problèmes plus graves ».

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L'histoire de Katherine* est typique. Cette astrophysicienne britannique de 31 ans a étudié au Royaume-Uni et aux États-Unis. Elle a fait l'objet de harcèlement sexuel à chaque étape de sa carrière. Quand elle était à l'université, un étudiant l'a coincée contre un mur et a essayé de l'embrasser. Pendant son doctorat, un autre étudiant a essayé d'entrer de force dans sa chambre lors d'une conférence au Royaume-Uni. « Quand j'ai voulu en parler, on m'a fait taire pour ne pas l'embarrasser », ajoute Katherine.

Elle raconte ensuite qu'après avoir rompu avec un lecteur avec qui elle sortait, ce dernier a commencé à la menacer et à envoyer des mails la concernant à d'autres collègues. Katherine a encore des crises d'angoisse quand elle repense à lui.

Elle a également subi ce qu'elle appelle la misogynie « quotidienne » – quand on lui demande « pourquoi tu ne t'habilles pas de façon plus sexy ? » alors qu'elle fait un exposé, ou quand elle entend un lecteur et son étudiant postdoctoral établir un classement des étudiantes qu'ils « veulent baiser ».

« Les institutions n'hésitent pas à embaucher des mecs qui ont des antécédents d'agressions sexuelles s'ils ont de bonnes recommandations ». Photo : Miquel Llonch via Stocksy

« La pression est énorme », souligne-t-elle. « Si vous tombez sur l'un de ces harceleurs, il dira à tout le monde que vous avez bidouillé vos résultats, que vous avez faussé ou volé vos données – il fera tout pour vous détruire. Les institutions n'hésitent pas à embaucher des mecs qui ont des antécédents d'agressions sexuelles s'ils ont de bonnes recommandations ».

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Les universités ont des protocoles pour gérer ce genre de plaintes, mais l'astrophysique implique des collaborations entre des universitaires de différents pays et institutions, et il y a « zéro protection ». Plus inquiétant encore, certains des tyrans « prônent la diversité des sexes en astronomie et utilisent cela comme couverture ».

Une doctorante britannique en astrophysique théorique a récemment raconté à Mia comment un professeur marié s'était pointé dans sa chambre d'hôtel à 3 heures du matin pour essayer de coucher avec elle. « C'est le meilleur ami de son superviseur, et quand elle s'est plainte à ce dernier, elle s'est sentie désemparée », déclare Mia. « Il a simplement dit 'Oublie cela, il essaie juste d'être amical'. Elle n'a pas été prise au sérieux ».

Le combat de Mia a débuté dans sa vingtaine, lorsque des professeurs ont essayé de l'embrasser à des dîners de conférences et dans les couloirs de l'institut où elle travaillait. Étudiante en master, elle a été traquée par un professeur qui connaissait son adresse. Mia raconte que de tels incidents étaient la norme jusqu'à ses 27 ou 28 ans. « J'arrivais à gérer ces avances en repoussant les hommes et je considérais cela comme faisant partie de la condition de femme en astronomie. Je n'ai rien dit. »

Mais elle raconte que sa pire expérience a été de subir le chantage de ses supérieurs masculins, qui ont exigé les pleins crédits de ses recherches afin d'accéder à des emplois prestigieux. Mia a refusé, suite à quoi ils l'ont harcelée par téléphone et par mail pendant des années, la menaçant de détruire sa carrière. Elle pouvait être sûre que des mauvaises lettres de recommandation et des coups de fils allaient saboter ses futures candidatures d'emploi.

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Mia a l'impression que le fait d'avoir été perçue comme une femme non conflictuelle a été à son désavantage. « J'étais calme et très polie », déclare-t-elle. Après plusieurs années de silence, Mia s'est tournée vers des collègues masculins et amis pour obtenir des conseils. « Ces gens s'acharnent sur toi, et en retour, tu es gentille avec eux », lui ont-ils dit.

« Si mes plus proches amis en astronomie ne m'avaient pas confirmé que la situation était scandaleuse, j'aurais sans doute démissionné », ajoute-t-elle. « J'ai eu de la chance de les avoir à mes côtés et de pouvoir demander conseil à des organisations tenues au secret professionnel comme l'American Astronomical Society'sCommittee for the Status of Women ».

Christina Richey, scientifique et présidente du comité de la NASA, s'accorde à dire que le harcèlement est un problème quotidien commun à toutes les femmes, en particulier les jeunes femmes en début de carrière.

Christina Richey souhaite adresser un message aux harceleurs : « Les femmes ne viennent pas travailler dans vos laboratoires pour devenir des objets sexuels. Elles sont là pour devenir de brillantes scientifiques. Elles ne devraient pas avoir à faire face à des commentaires ou des invitations inappropriées. Elles ne devraient pas avoir peur de dénoncer ces harcèlements, et surtout, elles ne devraient pas y être confrontées. Nous pouvons faire mieux, nous devons faire mieux ».

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D'autres femmes astronomes s'expriment à ce sujet. Le Dr Anna Watts, professeure associée à l'université d'Amsterdam, a récemment écrit une lettre ouverte de soutien aux deux victimes de l'affaire Caltech. La lettre a circulé au sein de la communauté astrophysicienne et a été signée par plus de 800 scientifiques à travers le monde.

« Le sujet était ouvertement abordé ailleurs, et nombre d'entre nous ont pu se rendre compte des conséquences que le manque de soutien avait eu sur elles [les victimes] », déclare le Dr Watt. « Avec un petit groupe, nous avons donc décidé de prendre les commandes et d'écrire cette lettre, pour les remercier et leur faire savoir que nous félicitons leur courage ».

« Les détails de l'affaire étaient terrifiants, mais surtout, les départements au centre de l'affaire faisaient preuve d'un silence assourdissant », ajoute-t-elle. Caltech n'a pas tenu à répondre à Broadly.

Le professeur Carole Mundell, astrophysicienne et directrice du département d'astrophysique à l'université de Bath, appelle elle aussi au changement : « De nombreux cas ont été médiatisés ces six derniers mois ; il est évident qu'une forte communauté de chercheurs exhorte les institutions à régler ces problèmes au plus vite. »

Le Dr Watts est consciente des risques de représailles. Selon elle, les victimes qui veulent dénoncer le harcèlement font face au « découragement substantiel des institutions qui ont pour seul intérêt de garder leur réputation, ou des gens qui leur diront de ne pas causer de troubles. C'est toxique et profondément dangereux. »

Mais elle ajoute : « Ma titularisation m'offre un certain degré de protection. Les titulaires doivent prendre leurs responsabilités et tenir tête aux tyrans. »

Anna Watts a elle-même été victime de harcèlement quand elle était étudiante – un scientifique l'a tripotée lors d'un dîner. Elle a dénoncé l'agression, qui a été appuyée par son superviseur, mais elle ne sait pas si son assaillant a été sanctionné. Même aujourd'hui, elle fait tout pour l'éviter pendant les conférences, et elle s'est même désistée il y a peu d'un conseil de recherche lorsqu'elle a appris qu'il serait aussi de la partie.

« J'ai expliqué au président les raisons de mon désistement, et même s'il a compris mon choix, il n'a pas été question pour lui de demander à l'homme en question de se désister », déclare-t-elle. Ayant connaissance à présent de tous ces incidents liés au harcèlement, elle déclare : « Je fais tout ce qui est en mon possible pour l'empêcher d'occuper des postes où il aurait le pouvoir sur des jeunes femmes. »

Katherine explique qu'il y a des jours où il lui est impossible de travailler — soit parce qu'elle s'occupe d'autres femmes harcelées, soit parce qu'elle a trop à faire avec ses propres problèmes de harcèlement. « Nous n'avons pas d'autre choix que de lutter. Les universités ignorent complètement leur devoir de protection. Le fait de discuter ensemble de nos expériences fait toute la différence. Nous sommes toujours en minorité dans beaucoup de départements, mais nous avons des réseaux internationaux qui nous rapprochent. »

D'après Mia, la Grande-Bretagne et l'Europe commencent tout juste à prendre conscience du problème auquel sont confrontées les femmes scientifiques, mais certaines des universités les plus respectées continuent d'offrir des emplois à des tyrans et des persécuteurs. « Ces gens incroyablement agressifs et intimidants arrivent à occuper des postes haut placés. Je suis attristée par le fait que ces abus quotidiens sont toujours actuels. Est-ce que les débats autour du harcèlement sexuel vont changer les choses ? Je n'en sais rien – mais nous continuerons à nous battre pour que la situation change. »

*Certains noms ont été changés

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