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Un entretien avec le futur – Le futur des trucs inutiles

L'interview d'un mec qui prédit un futur tout pourri.

« Un entretien avec le futur » est une colonne dans laquelle on parle aux gens qui ont façonné et continuent de façonner le futur, ou du moins, les nombreuses idées concernant le futur. C’est un peu la cour de récré de notre collaborateur Kevin Holmes, rédacteur-en-chef adjoint de notre plateforme « The Creators Project ».

Julian Bleecker

Pendant que, dans le présent, on bave sur nos iMachins et qu’on s’émerveille devant ces fantastiques machines à expresso qui peuvent chier du café en une minute, Julian Bleecker et ses amis technologistes sont occupés à foutre le bordel depuis le futur. Il est le co-fondateur du « Near Future Laboratory ». Qu’est-ce que c’est ? Et bien, c’est un laboratoire à but non-lucratif où des concepts et des idées provocantes sont matérialisées en des sujets de conversation. Un lieu qui présente une sélection de produits absurdes qui n’ont aucun intérêt concret et dont personne n’aura jamais besoin.

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En jetant un œil à certaines de leurs créations, on pourrait se dire qu’ils essaient juste de faire chier les gens. C'est vrai. Mais, en faisant ces prototypes, ils ont aussi l’espoir de pousser certaines personnes à réfléchir aux processus et aux stratégies qui se cachent derrière les produits de consommation que le Père Noël dépose au pied du sapin. Alors bien sûr, leurs prototypes ne produisent pas un bon café chaud juste en poussant un bouton, mais ils peuvent faire des trucs tels que vous laisser vagabonder dans une ville en suivant des instructions données sur un jeu de cartes (Drift Deck) ou vous envoyer des messages, très, très lentement (Slow Messenger).

Vu que tous les trucs les plus nuls du futur m’intéressent, je suis parti mener l’enquête.

VICE : Bonjour Julian. Toi et tes potes du « Near Future Laboratory » agissez comme des designers provocateurs – pourquoi est-ce que les gens ont besoin d’être bousculés dans leurs certitudes comme des connards d'humains qu'ils sont ?

Julian Bleecker : La provocation est bonne pour l’esprit. Elle force à regarder le monde différemment. Nous, les humains, sommes des êtres très conservateurs ; le changement nous est difficile à imaginer et à supporter. Il perturbe nos habitudes. Les provocations peuvent bouleverser le monde, même un instant, et nous permettent de voir les choses de manière différente.

Tu penses qu’on est paresseux ?

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Je ne dirais pas ça. Au laboratoire, on aime considérer que les choses n’ont pas toujours été comme elles sont, et qu’elles changeront. Après c’est une question d’individualité : qu’est-ce que tu fais pour rendre ce monde plus vivable ? Même si ce n’est que dans un minuscule recoin de celui-ci.

Arrive-t-il que des designers se mettent en colère à cause de tes inventions ?

Non. A priori, ça n’arrive pas. Ou alors personne ne nous l’a dit. Je crois que les gens ne comprennent pas vraiment les tenants et les aboutissants du Laboratoire et ne se rendent pas compte que ce qu’on fait peut avoir des effets auxquels on ne pense pas – comme faire parler les gens, lancer des conversations, bouger les choses de manière inattendue…

Qui considères-tu comme les gardiens de l’innovation, si tant est que l’innovation ait des gardiens ?

Je crois que les conteurs en sont les gardiens, même si je ne suis pas certain de ce qu’est l’innovation. Si t’es capable de raconter une histoire avec une très bonne intrigue, tu peux convaincre les gens, les amener à faire des choses et peut-être même les persuader qu’ils valent bien plus que tout l’or du monde.

Raconte-moi une histoire.

Le cloud computing a une histoire. Elle n’est pas forcément très bonne, mais elle a été suffisante pour que les gens se bougent et commencent à tout rendre « cloud-activé ». C’est une histoire pourrie, pleine de trous, et qui a de grandes chances de devenir un immense échec, mais elle a excité des gens parce qu’elle a été racontée par des individus sensés qui y croyaient vraiment.

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Du coup, l’histoire nous a menti.

Si le cloud computing ou la réalité augmentée sont des exemples de ce que tu entends par « innovation », je choisis l’innovation face à tous les autres trucs de la terre.

T’as parlé du fait que la fiction pouvait être un momentum à l’origine de ce qui peut parfois devenir la réalité. Entre la fiction et les faits, qui gagne la compétition de la réalité ?

C’est quoi la différence entre les faits et la fiction ? Si un ingénieur ou un programmateur écrivent des spécifications pour quelque chose qui s'apprête à être construit ou codé, s'agit-il de faits ou de la fiction ? De même, si un scientifique qui écrit pour Le Monde raconte une histoire sur un truc qu’un mec espère réaliser dans un laboratoire avec un budget conséquent, c’est de la science-fiction ou un fait scientifique ?

Mmh.

Je ne veux pas avoir l’air pédant, mais c’est très arbitraire et prédéterminé cette idée qu’il y ait une distinction entre les faits et la fiction. C’est comme ne pas aimer un super film de science-fiction parce que ce qu’il raconte n’est pas « vrai ». Personne ne fait ça. Tu acceptes les choses comme elles sont et tu les laisses modeler, informer, influencer ce que tu penses. C’est comme ça. C’est simple. On ne devrait pas prétendre différencier les faits de la fiction. Il faut les accepter tous les deux comme des manières d’expliquer le monde dans lequel nous sommes et le monde dans lequel nous voulons être plus tard.

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OK. Une question plus simple : comment les technologies digitales affectent-elles nos constructions de la réalité ?

La technologie est une réification de la culture. C’est une matérialisation de nos rituels, de nos pratiques, et de nos aspirations. Ce n’est pas vraiment un outil, ou même quelque chose d’instrumental, c’est une culture à part entière – c’est juste qu’elle s’exprime à travers des objets qui ont besoin de batteries, d’un écran, ou nécessitent des spécifications techniques, des standards industriels, des normes internationales, etc.

Je vois.

Tous les trucs que j’ai mentionnés sont des façons de brouiller ce en quoi ces « choses » sont nécessairement des formes de culture. En fait, un standard industriel est une décision prise par des ingénieurs qui se sont mis d’accord – en vertu d'un consensus et d'un truc qui ressemble à des règles parlementaires, à propos de la façon dont une chose devrait fonctionner. Il s'agit de la Culture. Les technologies construisent une réalité comme toute culture construit une réalité. C’est la même chose que de se demander comment une danse traditionnelle irlandaise, des céréales pour le petit-déjeuner ou le Sénat d’un pays construisent la réalité.

Bien sûr. J’ai lu quelque chose que t’as écrit sur l’idée d’un chien capable de contrôler, de manière approximative, un personnage de World of Warcraft. T’aimerais voir des jeux vidéos pour animaux de compagnie  dans le futur ?

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Je ne sais pas. Ce qui intéressait le Laboratoire, c'était de se demander qui l'on pouvait rencontrer sur internet ; d'autres espèces notamment. L’idée d’un chien qui joue à World of Warcraft était juste notre manière de poser cette question, à une période ou WoW était un gros phénomène. À ce moment-là (ça devait être il y a quatre ou cinq ans), on se demandait ce à quoi pourrait ressembler internet si d’autres acteurs, non humains, étaient capables de s’y exprimer. Des voitures, des chaussures, des planètes, peu importe. Que diraient-ils, et comment communiquerions-nous avec eux ?

Un Diagramme de Venn réalisé par Bruce Sterling, qui montre comment les produits son divisés.

Ils diraient peut-être juste « waf waf ».

Aujourd'hui, la question a évolué. On prend comme acquis le fait que les « choses » puissent être branchées et connectées à des réseaux et que les données soient partagées, souvent de manière utile pour l'humain. Au-delà des éléments du quotidien – ça va des réfrigérateurs jusqu'à la la circulation routière – de quelles manières des « objets » ou des « animaux » peuvent-ils se retrouver parmi nous à l’ère des télécommunications ? Qu’est-ce qu’un Jack Russel connecté ? Ces choses-là existeront un jour.

C’est possible, mais avec un Jack Russel connecté, il faudra faire attention où tu mets le câble. Certains designs du « Near Futur Lab » dégagent quelque chose d’absurde ou d’ironique, comme le « Slow Messenger », ce chat qui délivre des messages instantanés très lentement. C’est quoi l’intérêt de cette approche ?

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L’inversion est un moyen de faire du design. Mettre les choses à l’envers, mentalement, pour en sortir des interrogations et des conversations. Plutôt qu’aller plus vite, plus vite, plus vite, supposons pendant un instant que « plus vite » ne veuille pas dire « mieux ». Alors quoi ? Tu pars d'un autre principe, celui que plus c’est lent, mieux c’est. Tu peux faire de ça une expérience mentale, mais c’est plus drôle de fabriquer des trucs et de faire face au challenge que représenterait le fait de ralentir toutes les technologies. Si les gens souhaitent être moins bombardés d’informations, le design des objets doit être modifié.

Le Slow Messenger du  « Near Future Laboratory ».

Comment ?

Potentiellement, ils pourraient être moins chers. Ils utiliseraient aussi moins d’énergie puisque les puces fonctionneraient plus lentement, que l'affichage n'aurait pas besoin d'être allumé aussi longtemps, etc. On pourrait avoir des appareils capables de tenir des mois entiers sans alimentation électrique parce que ça deviendrait cool d’envoyer des informations au ralenti. Ça changerait radicalement la donne parce que ça reviendrait à détruire une idée bien établie et même à développer son opposé. Au passage, on apprendrait – on en serait peut-être même convaincus – que la « rapidité » n'est pas forcément une bonne chose pour l'humanité.

Si le futur proche est un endroit où il n' y a pas de contraintes et où l'imagination et la spéculation ont libre court, que peut-on dire du futur lointain ?

C'est trop loin pour que je puisse l'imaginer. Et c'est peut-être trop tard pour notre planète. Nous sommes un Laboratoire impatient. Nous aimons matérialiser la moindre idée, très rapidement, et du coup, on se répète forcément un peu. Mais avant toute chose, nous voulons avoir des histoires à raconter et provoquer des échanges. Nous créons surtout des sujets de conversation.

Pour vous, imaginer le futur est-il une façon d’en faire l’expérience ?

Imaginer, mais aussi matérialiser certains éléments de ces représentations dans des objets et des appareils fonctionnels. Imaginer, ce n’est pas suffisant. Ce serait comme faire un magnifique fichier « .cad » pour un objet et s’arrêter là. Ça ne raconte pas une histoire, ça ne fait pas émerger de questions à propos de ce dont sera fait le futur proche. Comme pour le Slow Messenger, ou plein d’autres choses que nous faisons, il ne faut pas avoir peur de s’y mettre et de réfléchir à comment fabriquer l’objet, quitte à le réaliser complètement. Dans le processus de fabrication du « truc » – ça peut être un peu de code, du matériel informatique, ou d’autres trucs dans le genre – plein de questions surgissent. Répondre à ces questions en itérant et en élaborant, c’est l’âme même du design, ou en tout cas, celui que l’on pratique au « Near Future Laboratory ».

Fascinant. Merci d’avoir discuté avec moi, Julian.

INTERVIEW : GAVIN HAYNES