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Gérard Depardieu a ruiné ma journée

Vincent m’a appelé vers midi : 
« Je suis rentré tard d’une dégustation de vin hier soir. 
- OK. Et tu as une trop grosse gueule de bois pour aller bosser je parie, ai-je rétorqué.
 - Ce sont les risques du métier. »

Vincent m’a appelé vers midi : 
« Je suis rentré tard d’une dégustation de vin hier soir. - OK. Et tu as une trop grosse gueule de bois pour aller bosser je parie, ai-je rétorqué. - Ce sont les risques du métier. » Vincent possède une cave à vin au coin de ma rue. Parfois, dans des situations comme celle-ci, il m’appelle pour me demander de bosser une journée à sa place. Ça ne me pose aucun problème – je me fais de l’argent et j'aime bien rencontrer des inconnus. Travailler chez un caviste est un métier d'appoint relativement OK, même si, pour être franc, je ne connais strictement rien au vin. En arrivant dans la boutique, j’ai ouvert la porte et je suis rentré. Une fois à l’intérieur, je suis resté immobile pour apprécier ce silence d'outre-tombe. Ce boulot est le parfait contraire de mon autre job : enseigner les arts plastiques en école élémentaire. Au magasin de vin, je profite de la douce sensation de solitude au cours de laquelle je peux me détendre et oublier le reste. À l’école, dès que j’ai franchi la porte, c’est une question de secondes avant qu’un gosse de sept ans hurle mon nom et me saute dans les pattes. Aussi, l’interaction avec les enfants est beaucoup plus directe que les conversations guindées et chorégraphiées des adultes. Avec les enfants, il est important d’être réfléchi et honnête ; avec les adultes, il est impératif de mentir, choyer leurs égos et débiter un flot continu de conneries prétendument informatives. Il y a deux styles de clients dans une cave à vin new yorkaise. Il y a les gens qui n'y connaissent rien et veulent des conseils – par exemple, les femmes qui organisent un dîner avec le boss de leur mari et cherchent à être rassurées par un expert. Puis il y a les connaisseurs, qui savent déjà ce qu’ils vont acheter mais veulent vous défier et vous montrer à quel point ils sont instruits en matière de jus de raisin fermenté. Évidemment, avoir à faire à la première catégorie est beaucoup plus simple. Dans ce cas, les deux parties ont des choses à résoudre : l’acheteur incertain vous croit sur parole et le vendeur doit être sûr de lui. Avec les connaisseurs, c’est un peu plus compliqué. En règle générale, je m’en remets à la sagesse, ouvre une bouteille et leur demande leur avis. La stratégie de déférence est plutôt la bonne. Pour les premiers clients de la journée, je tombe sur un couple. Ils sont français. Surtout, ils sont déçus que Vincent ne soit pas là. La femme me demande, impatiente : « Vous parlez français, vous aussi ? » Je ne parle pas un mot de français. Leur déception s’accroit. « Nous cherchons un champagne », me dit-elle pendant que son mec se ballade dans le magasin, nonchalant. Je vaque avec peu d'enthousiasme à ma routine d’employé de cave à vin, hochant sagement la tête en posant les bouteilles sur les étagères. Ce sont des clients difficiles : je le sais parce qu'elle me donne la sensation d’avoir besoin d’être rassurée alors que lui a l’air de tout savoir. Quelle attitude dois-je adopter ? Je tente une combinaison de mes deux techniques habituelles : « C’est un vin pétillant, fruité et robuste. Vous voulez que j’en ouvre une bouteille ? » Elle me regarde, visiblement agacée : « Non, merci, il est un peu trop tôt. » Je me ramasse plusieurs fois avec mes recommandations. Le Français a même cessé de me regarder. Il a compris mon petit jeu et est désormais en colère. La femme continue de badiner, tentant de détendre la situation et tempérer le chaudron bouillant qu’est son connard de mari. L'espace d'un instant, je me sens inspiré. « Que pensez-vous d’un Gérard Depardieu ? » Peu de gens savent que l'acteur est aussi viticulteur. « Il me semble avoir entendu que son vin pétillant n’est pas trop mauvais. » Je leur ai tendu la bouteille en espérant que l’évocation d’un concitoyen produirait l’effet escompté et inverserait le blocage. À la place, le mari a pété un plomb : « Non ! Non ! Non ! » a-t-il crié. Il a commencé à me réprimander vigoureusement. Sa femme épuisée m’a traduit sa diatribe : « Il n’aime pas Gérard Depardieu… Depuis qu’il a supporté Sarkozy aux élections… Vous savez, Sarkozy ne voyait pas l’immigration d’un bon œil. » Super, maintenant je suis accusé d’avoir proposé à cet homme un vin de raciste. « C’est vrai que Depardieu a fait de bons films au début de sa carrière, » dit-elle avec diplomatie, en essayant d’apaiser la situation. Mais il est trop tard. Ma ruse de vendeur de vin vient de tomber à l'eau, et le Français, ayant enfin terminé son flot de diatribes, part vexé. « Renaud ! » se lamente-t-elle en le suivant dehors, m’adressant un dernier regard avant de disparaître. Le reste de la journée a été pourri. Après avoir été coupé dans ma foulée, je me suis trouvé dans l'incapacité d’exploiter mes ruses et donc, d’offrir une performance décente à mes nouveaux interlocuteurs. La vie de menteur n’est pas simple. Avoir à faire à des enfants est vraiment plus facile que de devoir se faire chier avec des adultes. À la fin de la journée, une femme est entrée dans le magasin à la recherche d'un champagne. Elle a pris une bouteille sur l’étagère et me l’a montrée : « Excusez-moi. C’est le vin du vrai Gérard Depardieu ? L’acteur ? » « Oui, c’est lui, ai-je répondu, mais je dois vous prévenir, Depardieu a supporté Sarkozy aux dernières élections. Il s'agit d'un champagne de droite. » Elle m’a lancé un regard froid et désapprobateur : « Je ne m’intéresse pas à la politique. » Puis elle a sorti son téléphone pour demander conseil à son mari. Il lui a dit d’acheter le Depardieu. Pendant que j’emballais la bouteille, elle a dit : « Depardieu a fait de très bons films au début de sa carrière. Pour être honnête, je ne m’y connais pas trop en vin. C’est le nom qui m’a convaincu de l’acheter. »