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Grandir en France

Grandir en Corse est la meilleure manière de grandir en France

Je suis née au beau milieu des attentats qui ont marqué l'histoire de l'île – et donné naissance à tous les stéréotypes sur ses habitants.
Toutes les photos sont publiées avec l'aimable autorisation de l'auteure

Aujourd'hui encore, quand je révèle à quelqu'un le fait que je suis Corse, que j'ai grandi sur l'île et que je parle couramment la langue, je me sens souvent obligée de préciser que je n'ai pas d'oncle mafieux et que mon enfance n'a pas été rythmée par des explosions de bombes. Je suis née à Bastia au début des années 1990, en plein boom nationaliste – ce qui signifie que j'ai quand même grandi au beau milieu des manifestations et attentats qui ont marqué l'histoire de la Corse et donné naissance à une pléthore de stéréotypes. J'ai passé mon enfance entre ma ville natale et mon village, San Lurenzu, qui compte 136 habitants. Il n'y avait absolument rien à y faire, mais toujours suffisamment de poules et de coqs à portée de main pour me maintenir amusée. Je ne me souviens plus du nombre de fois où j'ai enlevé des plumes sur des coqs morts, au préalable tués par mon père et mon grand-père qui leur fracassaient la tête sur des gros rochers – des scènes relativement perturbantes pour la petite de 8 ans que j'étais. Je passais aussi des heures à ramasser des œufs, toute fière d'avoir réussi à braver les troupeaux de poules pondeuses qui essayaient inlassablement de picorer mes lacets. Pour les grosses réunions de famille, j'allais faire la fête au village, parfois en me demandant si le 4x4 de mes parents allait réussir à passer malgré la neige, sachant que ma maison se trouvait à 700 mètres d'altitude.

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En Corse, la notion de famille est sacrée. J'ai été élevée par une mère dévouée, sincère et toujours apte à se défendre, et un père qui s'est retrouvé emprisonné à deux reprises à cause de ses idées politiques. Les prisonniers politiques corses sont souvent incarcérés loin de chez eux – ainsi, mon père s'est retrouvé dans la commune de Poissy quand j'avais trois ans. J'ai des souvenirs assez marquants de l'époque où je montais sur Paris en compagnie de ma mère pour aller le voir, pour discuter avec lui ou dessiner au parloir. De cette période, j'ai conservé deux albums contenant des cartes postales qu'il m'avait envoyées. Les visites en prison étaient tellement courtes qu'on ne pouvait pas réellement profiter l'un de l'autre. C'est à peu près à ce moment que ma mère a eu une période film amateur : elle prenait la caméra familiale pour me filmer pendant des heures, même quand je me contentais de rester allongée sur le canapé sans piper mot.

Alors que j'avais deux ans, je suis entrée en maternelle en tant que bilingue corse-français – mais à l'époque, personne ne prônait le bilinguisme et aucun de mes enseignants ne parlait un seul mot de corse. J'ai plus ou moins caché le fait que mon père était en prison à mes camarades de classe – ce n'est pourtant pas un sujet tabou, mais j'ai constaté plus tard que certains préféraient ne pas l'aborder.

D'un point de vue musical, j'oscillais entre le chant corse (en particulier les albums In Cantu et Diana di L'Alba) et le vieux rock de mon père, qui accumulait les disques de Queen et AC/DC. Au fil des années, je me suis rendu compte que mon entourage se prenait réellement de passion pour le chant corse. Je me suis mise à assister aux répétitions de mes amis – certains d'entre eux s'en servaient parfois pour draguer des filles, ce qui portait souvent ses fruits. Au bout d'une énième représentation, j'ai fini par ne plus y aller, tellement j'avais l'impression de les connaître par cœur. Mais encore aujourd'hui, il m'arrive d'en écouter pour me remémorer mon enfance – même si ça a tendance à me déprimer quand je le fais sous la grisaille parisienne.

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De tous les clichés, je dois avouer que celui qui suggère qu'il existe une grande rivalité entre Bastia et Ajaccio est tout à fait justifié. Les deux villes se disputent aussi bien sur l'aspect footballistique que sur les plages, la beauté de la ville, les travaux réalisés et les gens en eux-mêmes. Des deux côtés, tu as de toute façon le « monta seca » dans toute sa splendeur, à savoir l'envie de se la péter en permanence ; et tout le monde maîtrise la spécialité nationale, le « puttachju » – l'art de se mêler de la vie des gens, de leur cracher plus ou moins dessus, que l'on connaisse la personne depuis 20 ans ou deux heures.

C'est une toute petite île. Les transports communs sont plutôt folkloriques, entre les bus qui semblent être bloqués hors du temps et la « micheline » – un train sans climatisation qui réalise le trajet Bastia-Ajaccio en seulement 4h, alors qu'un trajet en voiture n'excède pas 2h30. Bien évidemment, ce trajet en train en vaut le détour : on passe sur des ponts, entre les montagnes, devant le maquis en s'arrêtant dans des petites gares – pas très réglementaires à mon goût – et on y croise des vaches, des chèvres et des porcs par dizaines.

Une fois le baccalauréat en poche, les lycéens corses se voient offrir l'éventualité d'aller à la fac de Corte. C'est là que je me suis rendu compte que tous les natios s'étaient vraiment battus, aussi bien pour leur langue que pour avoir une université digne de ce nom. Mais de mon côté, je n'attendais qu'une seule chose : partir. J'ai préféré intégrer la prépa littéraire de mon lycée, pour attendre mon copain de l'époque et quitter la Corse pour poursuivre mes études. J'avais déjà banni Aix-en-Provence d'office, bien que de nombreux étudiants corses s'y installent. Paris me paraissait plus simple parce que la ville ne m'était pas inconnue. Quand mon père y était, j'y allais environ une fois par mois, et j'avais pris l'habitude d'y passer mes vacances de la Toussaint. Je ne dis pas que l'université de Corte a une mauvaise réputation, mais je pense m'en être fait une sale image – je craignais de revoir toujours les mêmes têtes et d'échanger les mêmes ragots. À l'âge de 18 ans, j'ai vite compris que de nombreuses personnes de mon entourage ne partiraient jamais en dehors de la Corse – elles voyaient en Paris une destination lointaine, alors que je m'imaginais déjà dans le Colorado ou sur la côte Ouest des États-Unis. D'autres étudiants un peu plus téméraires se sont risqués jusqu'à New York, deuxième destination la plus prisée de mes camarades de classe.

Le quartier de l'auteure, à San Lurenzu

La société corse a tout autant de travers que les autres villes. Quand j'étais jeune, je ne tenais parfois pas vraiment compte des rumeurs qui pouvaient circuler sur une fille de mafieux. Mais au bout d'un certain temps, j'ai fini par comprendre pourquoi la fille en question portait chaque jour une veste Sonia Rykiel différente. En revanche, il est vrai que le cadre est idyllique. Je ne me suis jamais demandé s'il était bien raisonnable de rentrer seule après 3h du matin après avoir fait la fête au Port de Toga – où sont situées les avant-boîtes – ou après être restée accoudée des heures durant au comptoir de la Rhumerie. Les bars varient selon les modes et surtout selon ton âge. Il est vrai que lorsque ton lycée est à moins de deux minutes à pied du premier bar ou que tu peux te rendre à la plage de galets la plus proche en l'espace de 20 minutes, tu privilégies plutôt ces options à une après-midi en cours.

Prendre du recul sur l'île, ses habitants et mon entourage est la première chose que j'ai faite en partant. Mais depuis que je suis installée à Paris, je rentre en Corse autant que possible. Les reliefs, les embruns marins, l'odeur du maquis, les chèvres au milieu de la route du village, le brocciu et les matchs de foot finissent toujours par me manquer. Je suis encore restée amie avec pas mal de gens du lycée, entre ceux qui se sont aussi installés à Paris et ceux qui ne pouvaient pas concevoir leur vie en dehors de la Corse – mais qui réussissent toujours à faire preuve d'ouverture d'esprit, même si l'insularité a parfois ses défauts.