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Est-il normal qu’on se soit habitué aux attentats ?

Fatalité, train-train et individualisme - je me suis demandé pourquoi ma vie n'avait pas changé depuis le 13 novembre dernier.
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J'habite à Paris depuis près de deux ans. Je pourrais être paralysé à l'idée de monter dans le métro pour me faire possiblement exploser. Je pourrais gamberger avant d'aller prendre un pot dans un quartier « jeune et progressiste » – acte devenu militant pour certains. Mais, pour tout vous dire, non. Pas du tout. À vrai dire, je m'en fiche éperdument.

À mes yeux, déguster une bière à trois euros le demi-litre ne constitue pas un pied de nez à l'État Islamique, et ma participation à un mouvement dont la vacuité n'a d'égale que la puérilité – la « Génération Bataclan » – est tout sauf garantie. Honnêtement, depuis plus d'un mois, je me contente de vaquer à mes occupations sans beaucoup me soucier de ma sécurité ; l'attaque contre le commissariat de la Goutte d'Or il y a deux semaines ou l'attentat qui a frappé Istanbul peu de temps après ne sont pas près de modifier mes habitudes.

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Je ne cherche pas à vous prouver que je me moque des conséquences dramatiques de l'instabilité au Moyen-Orient. C'est même le contraire. La compréhension des conflits en Syrie et en Libye est nécessaire pour pouvoir se permettre d'ouvrir sa gueule quant à l'analyse des divers attentats qui ont touché la France en 2015. Comme tout le monde, les attaques gratuites sur des civils désarmés me dépriment au plus haut point. Pourtant, il faut croire que mon intérêt en ce qui concerne le rôle de la Turquie en Syrie est inversement proportionnel à ma curiosité envers les questions de terrorisme sur notre propre sol.

Pourquoi ? Les raisons sont nombreuses, mais peuvent être résumées en un mot : la fatalité. Expression candide mais au fond assez juste, l'idée de « c'est le destin » synthétise à 100 % mon approche des risques qui m'entourent aujourd'hui. Je reste d'ailleurs persuadé que sacrifier de la tension nerveuse aux terroristes potentiels est aussi stupide que ne pas cloper en espérant ne jamais avoir un cancer de la gorge. Quitte à crever, autant que cela soit à cause d'un style de vie revendiqué plutôt que par la faute d'une succession de sacrifices – ça, ça s'appelle une névrose.

Évidemment, les jours qui ont suivi l'attaque de novembre n'ont pas été les plus éthérés de mon existence. Je comprenais tout à fait que l'on puisse prendre peur en s'asseyant à la terrasse d'un café. Une amie proche, que l'on appellera Julie, m'a parlé de son angoisse de reprendre une activité dite normale. « J'ai eu beau prétendre que tout allait bien, me retrouver dans le métro dès le lundi matin m'a clairement fait flipper », m'a-t-elle avoué. À court terme, le 13 novembre a eu une influence notable. L'éclatement d'une simple ampoule fut susceptible de faire détaler des milliers de Parisiens en quelques secondes. De même, les transports en commun de la capitale ont été largement moins employés pendant un court laps de temps.

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Dans les quartiers endeuillés, cette distorsion du quotidien est toujours palpable aujourd'hui. La psychanalyste et philosophe Hélène L'Heuillet, dont le cabinet est situé rue Oberkampf dans le 11 e arrondissement, m'a parlé « d'une ambiance de deuil [qui] a existé pendant un long moment. À Noël, j'ai remarqué qu'aucun appartement n'était éclairé. »

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Lieux d'affairement devenus cénotaphes, ces zones meurtries restent glauques, et embaument les quartiers d'un halo mortifère difficile à déloger. C'est d'ailleurs ce que dit Alexandre Lacroix, rédacteur en chef de Philosophie Magazine et habitant du quartier République, quand il a évoqué avec moi par mail ces « attentats [qui] créent une toile de fond triste davantage qu'anxiogène. » Et de poursuivre en relativisant le rôle cathartique des médias, qui « n'ont pas vraiment prise sur cette tristesse. »

Mais cette bulle spatio-temporelle n'est en rien symptomatique de l'ambiance régnant dans le reste de l'Hexagone – et est très éloignée de mes préoccupations actuelles. Conscient du danger que représente chaque être humain, qu'il soit derrière un volant, une arme à feu, ou devant sa TV 90 pouces à regarder Hanouna, ma vie sur Terre me semble précaire depuis un bon bout de temps. Plus personne ne se fait d'illusions quant à la volonté de notre prochain de ne pas nous tendre la main.

Au fond, qu'avons-nous à opposer à une armée de martyres millénaristes si ce n'est la défense pathétique d'un train-train salvateur.

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Ma théodicée personnelle a beau être assez sommaire et aller de pair avec l'expression préférée des étudiants – « L'homme est un loup pour l'homme » – je la revendique, un peu à contrecœur. En toute objectivité, je me fous de savoir où se cache le terroriste en cavale Salah Abdeslam. Mes plus gros dangers personnels s'appelant sans doute Antoine, chauffeur de bus à la RATP, ou Jacques, lobbyiste chez British American Tobacco.

Quelques jours après les attaques, l'un de mes anciens colocataires avait évoqué avec moi le désintérêt de l'une de ses collègues pour ce qui venait de se passer à Paris. Motif ? Cette quadragénaire vivait en banlieue, ne connaissait personne dans les quartiers touchés, et était aussi proche d'un chargé de com' traînant au Carillon que d' un ouvrier chinois. C'est terrible, c'est certain. Mais je pense qu'elle était loin d'être un cas isolé.

Cette attitude tend en effet à être partagée par un nombre important de Français, et de Parisiens, dont le quotidien a rapidement pris le dessus sur les jours exceptionnels de novembre dernier. S'agit-il d'un déni de réalité ? Pour Hélène L'Heuillet, non : « On ne peut pas parler de déni. L'être humain a besoin de réinstaurer de la continuité ; et quelle est la plus grande source de continuité ? La routine. » Au fond, qu'avons-nous à opposer à une armée de martyres millénaristes si ce n'est la défense pathétique d'un train-train salvateur.

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Personnellement, à l'opposé des injonctions au devoir de mémoire, de l'hystérie qui s'est emparée de la classe politique bleu-blanc-rouge, et des médias en continu donnant l'impression que le monde n'a jamais été aussi violent, j'oppose une tranquillité consciente et résolue. Pourtant, ne vaudrait-il pas mieux avoir raisonnablement peur ? La propension de ma génération à se foutre de tout ce qui importe et à ne s'intéresser qu'au beef insensé entre M.I.A. et le Paris Saint-Germain en dit beaucoup plus sur notre société.

« La peur demeure une protection. Dans un état de guerre, c'est un affect juste », m'a précisé Hélène L'Heuillet. Et mon amie Julie de poursuivre en insistant sur le fait « [qu'] avoir peur n'est pas forcément synonyme de soumission à l'ordre établi. On confond trop souvent la peur – à la dimension individuelle – et la terreur, sentiment collectif que la classe politique et médiatique utilise pour parvenir à ses fins. » Les exemples sont légion, de Manuel Valls évoquant de possibles attaques chimiques lors du vote de la loi prolongeant l'état d'urgence, à Slate publiant un article sobrement intitulé « L'État islamique vote Front national ». Et les effets se font sentir : selon un sondage réalisé les 6 et 7 janvier 2016, 65 % des personnes interrogées estiment que le prolongement de l'état d'urgence se justifie, car il faut « accepter une certaine limitation des libertés fondamentales des individus pour mieux garantir la sécurité de tous ».

Pris au piège entre la panique instrumentalisée et le j'en-ai-rien-à-foutre chronique, la peur rationnelle est donc condamnée à l'anonymat. Pourtant, Monique Canto-Sperber écrivait dans son Dictionnaire d'Éthique et de philosophie morale que « la peur (…) traduit l'inquiétude de l'esprit, et l'inquiétude est le principal, sinon le seul moteur de l'action humaine. » Quand on observe que l'une des seules réactions ayant émergé au lendemain des attentats fut la propagation à vitesse supersonique des théories du complot les plus débiles, il y a de quoi être déprimé par le genre humain.

Alors, que faire ? J'ai beau continuer à dérouler le fil monotone de mon existence toute tracée, le jour viendra où mon désintérêt pour les attaques, ma tranquillité d'esprit dans les transports en commun, et ma quiétude face aux menaces de l'État islamique devront s'accompagner d'une légère interrogation sur ma mortalité. De même que sur le risque que j'encours quand je sors rejoindre mes camarades pour boire une bière. Pour le moment néanmoins, tout roule. Sans doute parce que je n'ai pas conscience que, comme me l'a écrit Alexandre Lacroix, « l'idée de la mort est toujours en arrière-plan de la vie normale. Disons que le terrorisme rapproche cet arrière-plan. »

Romain est sur Twitter.