Les humiliés volontaires du Fight Club de Moscou

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Les humiliés volontaires du Fight Club de Moscou

Je crois qu’à peu près tous les gens de ma génération entretiennent une histoire secrète avec Fight Club.

Photos : Maria Turchenkova

Je crois qu’à peu près tous les gens de ma génération partagent une histoire secrète avec Fight Club. Quand on leur pose la question, ils se souviennent de la première fois où ils l’ont vu, d’à quel point le film de David Fincher les a « marqués », et possèdent des milliers d’arguments pour intégrer d'une manière ou d'une autre Tyler Durden à leur liste des meilleurs personnages de cinéma de tous les temps. Pas moi. J’ai dû voir Fight Club genre une fois, au début des années 2000, et ai depuis oublié 90% du contenu du film. Je me souviens juste qu’il s’agissait d’une réflexion sur la schizophrénie assez basique pour que tous les adolescents du monde entier la saisissent, et j’ai toujours en mémoire quelques scènes de baston avec Edward Norton torse nu dans un hangar sale.

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En Russie en revanche, le film semble avoir fait des adeptes bien plus dévoués que moi. En 2008, deux anciens membres d’un club de baston clandestin moscovite ont créé la Ronin Family, un fight club de la vie réelle où ils invitent – pour la modique somme de 700 euros – des managers, cadres et autres salariés exerçant un métier à responsabilités à passer avec eux une semaine pour se faire latter la tronche, faire des pompes, et subir des humiliations de toutes sortes. La Ronin Family a pour but revendiqué de transformer ces citadins éduqués – comprendre : ces fiottes – en hommes, en leur faisant vivre les pires supplices imaginables, aussi bien physiques que « psychologiques ». Maria Turchenkova, une jeune photoreporter russe, a passé une semaine dans ce camp peuplé d’humiliés volontaires et l’a documenté. Elle m’a raconté ce qu’elle y avait vu.

VICE : Bonjour Maria. Tout d'abord, comment as-tu découvert la Ronin Family, ce fight club payant de Moscou ?
Maria Turchenkova : Je suis tombée dessus par hasard sur Internet, où il y avait une pub pour une session à venir. La pub disait un truc, genre : « Vous n'êtes pas ce que vous possédez – votre emploi, votre voiture ou votre compte en banque. » Ça ressemblait à une citation d’un livre de Chuck Palahniuk. Il y avait un truc plus loin, genre, « Si vous voulez changer de vie et trouver le guerrier qui sommeille en vous pour combattre votre ennemi intérieur, participez à notre prochaine session. »

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Comment es-tu entrée en contact avec les organisateurs ?
Ça a été simple. J’ai juste eu à les appeler et j'ai demandé à faire un reportage. Ils ont tout de suite été d'accord et n’ont pas été réticent une seule seconde.

OK. J’ai cru comprendre que les volontaires devaient payer pour pouvoir participer ?
En effet, chaque participant doit débourser l’équivalent de 700 euros pour participer à une session qui s'étale sur sept jours. Les entraîneurs, de leur côté, sont membres d'un club de baston privé qui n'accepte pas les gens normaux. Tout le monde est au courant de ça et c’est d’ailleurs pour cette raison que ce club attire les petits blancs-becs. Après avoir présenté un tas de paperasse sur leur santé, ces derniers passent un entretien, puis paient à l’entrée.

En quoi consiste le camp ? Quel genre d'humiliations les volontaires doivent-ils endurer ?
Le premier défi a eu lieu lors de la deuxième journée d'entraînement. C'était un truc psychologique. Les participants devaient se rappeler de la pire chose qu'ils avaient faite dans leur vie, et ils devaient la raconter devant tout le monde pour la première fois. Après ça, chaque participant pouvait poser toutes les questions qu'il voulait, les détails les plus salaces, etc. Souvent, les mecs se mettaient à pleurer ; de leur côté, les entraîneurs disaient qu'il était important de s'ouvrir et de « réfléchir au problème ». Je n'ai pas eu le droit d'assister à cette étape.

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Ensuite, c'était le défi physique. Ils étaient contraints de faire des exercices, des trucs parfois incroyablement durs pour un mec normal ; aucun n'avait le droit d'abandonner jusque ce que les organisateurs leur accordent la permission. S'ils arrêtaient avant, ils étaient tabassés puis contraints de recommencer. Les entraîneurs ne faisaient preuve d'aucune indulgence. Ceux qui ne voulaient pas continuer devaient quitter le camp sur le champ, sans possibilité de revenir. S'ils le faisaient, c'était pour eux une honte absolue – c’est là le point clé de cet exercice. Après cette étape, les participants devaient être en mesure de tout encaisser.

Il y a eu des cris, des larmes ?
Oui, bien sûr. J'ai d’ailleurs filmé quelques-uns de ces moments, que j’ai par la suite compilés dans une vidéo.

Qu’est-ce que c’est que cet exercice où tous les mecs sont accrochés par les bras ? Et putain, pourquoi il y a des couteaux ?

C'était l'exercice – travailler ensemble. Si quelqu'un faiblissait, le voisin devait lui prêter main forte, sinon, tout le monde échouait et il fallait tout recommencer. Et ensuite, il y a eu les couteaux. C'était des couteaux en bois, mais les participants devaient se battre comme si leur vie était en jeu, c’est pourquoi ils se blessaient les uns les autres.

Tu peux m'en dire plus sur les deux organisateurs ? D’où viennent-ils ? Ont-ils des liens avec l'Armée russe ? Ou bien est-ce juste des fans de Fight Club ?
Il s’agit de deux gars, sportifs, mais aucun des deux n’a de lien avec l'armée. Le premier se fait appeler Garry – Igor Lunyakov – et le second, Razor – Anton Rudakov. Quand j’y étais, chacun dans le groupe s'était trouvé un petit nom de guerrier pour l'occasion. Il y avait Wolf, Director, Artist, etc.
Les organisateurs, après avoir passé des années dans leur club secret, ont décidé d'organiser un truc ouvert à tout le monde. Ils ont intitulé ce nouveau programme « New Sparta ».

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Quel est le principal objectif du club ? Se sentir mieux au boulot en apprenant à supporter la douleur et l'humiliation ? Il y a quelque chose de chrétien dans tout ça.
Non, il n'y a rien de religieux. L'objectif premier est d'amener les participants à avoir foi en eux-mêmes, d'apprendre à affronter un défi sans avoir peur de prendre des coups. Les organisateurs insistent sur ce fait : c’est un travail psychologique. Ils ont d'abord fait subir aux combattants une première humiliation en les mettant face à leurs faiblesses physiques et morales, pour ensuite les tabasser et les épuiser, tout en les amenant à vaincre ce qu’ils appellent leur « ennemi intérieur ». À la fin, les humiliés volontaires doivent croire en eux à nouveau.

Les organisateurs se sentent-ils investis d'une sorte de mission ?
Absolument, ils voulaient sincèrement aider les participants. Récemment, les entraîneurs ont eu une divergence d'opinion sur leurs méthodes de travail et ils ont mis un terme à leur programme. Le premier, Garry, a décidé que ce n'était pas un bon moyen pour réussir à trouver la force intérieure, tandis que Razor a voulu continuer sur la même ligne.

Au début, leur règle était simple : selon eux, aujourd’hui, tout le monde se plaint à tord et à travers, pour rien.  Pour faire grandir les gens, ils cherchent à les pousser à bout, afin de « repousser les limites que les personnes normales se fixent dans leur vie », selon leurs propres mots.

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Pourquoi Garry n'est-il plus d'accord avec Razor ? Quelle est sa nouvelle méthode ?
Garry m'a dit qu'il avait finalement compris qu'il s'agissait d'une grande loterie. Si une personne est forte, quoi qu'il arrive, elle parviendra finalement à ouvrir son esprit, à combattre son ennemi intérieur et elle se trouvera elle-même. Mais selon lui, pour une personne faible, cet entraînement ne peut avoir aucun effet positif, et il peut au contraire empirer les choses.

Je trouve que l’idée de départ du stage est typiquement américaine – le self-made man, l’homme qui s’en sort quand tout prend l’eau, qui fait toujours les bons choix, etc.
Je ne crois pas que cette idée soit propre aux Américains. L'idée de base vient de l’américain qui a écrit Fight Club, en effet, mais avec le temps, elle s’est transformée en une sorte de sentiment transnational qui touche tous les hommes des grandes villes. C'est d'ailleurs principalement le cas de ceux qui travaillent pour des grandes entreprises ou ceux qui ont perdu leur emploi pendant la crise. Le sentiment d'inutilité, de dépersonnalisation, d'incertitude quant à l'avenir, tout ça est aussi arrivé en Russie. Il y a beaucoup de grosses boîtes et beaucoup de possibilités, mais il n'y a pas de mécanisme magique qui servirait à intégrer tous les gens à l’industrie globale et à l'économie de marché. De plus, les participants ont en général entre 30 et 35 ans, donc on peut ajouter à cela une forme de crise de la trentaine.

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Ouais. D'un autre côté, qu'y a-t-il de typiquement russe dans ce club d'après toi ?
L'idée en elle-même est très russe. Les combats traditionnels à mains nues ont eu une grande importance, tout au long de notre histoire. Ces combats s'organisaient les jours de fête, pour Maslenitsa notamment, et il y en avait de deux types : les « un contre un » et les « mur contre mur ». Souvent, c'était un moyen de prouver sa force et son courage. Après, comme je le disais, ce club s'inspire en effet d'une idée très américaine mais bizarrement, au stage personne n'en parlait.

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