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Progrès et globalisation au Bangladesh : 120 morts dans l'usine de Tazreen

Une simple recherche « Bangladesh » dans Le Monde ou ailleurs vous dévoilera une litanie de chaos et de misère : émeutes de travailleurs, meurtres, batailles rangées dans les rues entre police et manifestants, inondations,...

Le Bangladesh a longtemps été synonyme de ruine et de désastre. C'est seulement quand il se passe quelque chose d'horrible que le monde s'intéresse à nous, petite nation-delta de la Baie du Bengale. Une simple recherche « Bangladesh » dans Le Monde ou ailleurs vous dévoilera une litanie de chaos et de misère : émeutes de travailleurs, meurtres, batailles rangées dans les rues entre police et manifestants, inondations, glissements de terrain, mort et destruction infinie. Une merde brutale qui s'illustre par des milliers d'exemples.

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C'est dans ce contexte que s'inscrit l'incendie tragique qui s'est déroulé il y a dix jours à Tazreen Fashions, une usine de vêtements aux abords de Dhaka, notre capitale. 120 personnes y auraient péri. Les morts ont été asphyxiés par la fumée, brûlés vifs ou défenestrés alors qu'ils essayaient d'échapper aux flammes. Parmi eux, 53 ont été retrouvés carbonisés, impossibles à identifier.

Mais pourquoi ces trucs arrivent au Bangladesh ? Est-ce simplement une nouvelle illustration de la misère totale qui s'étend dans tous les compartiments de la vie des habitants, ou c'est un truc qui m'échappe ?

Des pièces du puzzle en mois, il y en a. Et c'est un récit familier des notions de « progrès » et de « mondialisation ». Aujourd'hui, le Bangladesh est le deuxième plus grand fabricant de vêtements du monde, derrière la Chine, avec des exportations de plus de 18 milliards de dollars par an. Vérifiez votre garde-robe. Si vous n'avez pas une seule pièce fabriquée au Bangladesh, c'est que vous n'êtes jamais rentré dans un shop de fringues de votre vie, ce dont je vous félicite.

C'est donc ce commerce déshumanisant, avilissant et féroce qui a fourni des emplois à plus de 3 millions de Bangladais, des femmes en grande majorité, et qui a transformé le paysage social et économique du pays. Depuis l'indépendance du pays il y a 40 ans, le taux de pauvreté a chuté de 80 % à moins de 30% aujourd'hui. La croissance du PIB tourne autour de 5-6% par an depuis 20 ans, et l'industrie du vêtement y a énormément participé. Mettant à profit les salaires qui étaient (et sont toujours) parmi les plus bas de la planète, la mondialisation a amené l'industrie du textile au Bangladesh dans les années 1980, lançant le pays sur plusieurs décennies de croissance.

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Le commerce du textile est au premier plan de la révolution industrielle que nous connaissons au Bangladesh, ce qui explique pourquoi, de l'extérieur, le pays ressemble à un trou à rats rempli d'ateliers d'exploitation et de cheminées – une image pas tout à fait inexacte, ceci dit. Si l'histoire de Tazreen Fashions vous fait penser au feu de l'usine Triangle Shirtwaist qui a tué plus de 140 ouvriers il y a 100 ans à New York, c'est parce que le pays est en train de passer par une phase d'industrialisation qui devrait, mes compatriotes et moi, nous transformer en un pays à revenus moyens d'ici une dizaine d'années.

Le truc horrible, c'est que ces ateliers de misère sont des signes d'une forme de progrès. En 2012, les Bangladais ne meurent plus de faim. Ça n'était pas le cas pour la génération de nos parents, quand 80 % du pays subsistait grâce à l'agriculture.

Mais mourir brûlé n'est pas une amélioration par rapport à la disette, et rien de ce qui a précédé ne devrait servir à « expliquer » la catastrophe de Tazreen Fashions.

Il ne peut y avoir d'excuse pour les usines qui accueillent des milliers de travailleurs sans avoir une seule issue de secours. Il ne peut pas y avoir de justification pour les rumeurs qui disent que, lorsque l'alarme s'est déclenchée, les contremaîtres de l'usine ont dit aux ouvriers qu'il s'agissait d'un exercice ; ceux-ci ont ensuite fait verrouiller les seules portes avant de faire remonter les ouvriers aux étages, où ils périrent.

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Il ne peut y avoir la moindre excuse pour l'échec des autorités à constater qu'aucune des 4000 usines de textile du pays ne répond aux normes de sécurité incendie.

Et surtout, on ne peut trouver d'excuses à Walmart – étrangement injoignable – qui nes'est jamais soucié de contrôler la sécurité des travailleurs qui fabriquaient ses produits, et, qui en réalité, scrute le monde à la recherche de travail à moindre coût, se foutant d'améliorer la condition de quiconque.

La véritable tragédie est l'avarice qui mène à ce genre d'événements. Le commerce du textile est rentable et il y en a largement pour tout le monde. Les propriétaires de l'usine peuvent facilement s'assurer que leurs usines ne sont pas des souricières géantes. De même, le gouvernement du Bangladesh pourrait mettre en vigueur des lois de protection des travailleurs sans dommage pour l'industrie. Enfin, les acheteurs pourraient largement payer quelques centimes de plus pour des articles n'ayant entraîné aucune mort lors de leur fabrication.

L'incendie d'il y a deux semaines est une nouvelle addition dans la liste des tragédies du même ordre qui ont ôté les vies de plus de milliers de Bangladais ces dix dernières années. Le récent feu est la conséquence d'une culture globale dans laquelle les peuples du tiers-monde ne valent rien. Les taux de mortalité au Bangladesh liés à ces « incidents » sont parmi les plus élevés au monde : environ 85 accidentés tous les 10 000 véhicules matriculés (plus de 50 fois le taux européen), presque 1000 morts dus aux incendies d'habitations ces trois dernières années, et au moins 140 personnes noyées dans les multiples chavirements du Ferry.

Cela ne signifie pas pour autant que ces tragédies sont inévitables. L'avancement économique du Bangladesh (et la hausse des prix pour le consommateur européen moyen) ne devrait pas coûter la sûreté de ses ouvriers. Ceux qui essaieront de vous convaincre du contraire ont sans doute des fringues à vous vendre.

Zafar Sobhan est rédacteur dans un journal de Dhaka. Il est aussi chroniqueur pour d'autres publications locales.

Oh, et puisque ce qui se passe dans le monde semble vous intéresser, allez jeter un œil à notre numéro Syrie