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Infiltrer les cartels m’a fait perdre toute foi en l’État

Gianfranco Franciosi a risqué sa vie pour la Police italienne – aujourd'hui, il est complètement fauché.
Leonardo Bianchi
Rome, IT

Gianfranco Franciosi. Photo fournie par Rizzoli, sa maison d'édition

Il y a dix ans, Gianfranco Franciosi n'était qu'un constructeur de bateaux talentueux qui passait ses journées au cœur d'un chantier naval du nord de l'Italie. Son destin a basculé un matin de 2005, quand un baron de la drogue d'origine espagnole a débarqué dans son atelier. Elías Piñero Fernandez, un gangster proche de la famille Di Lauro – l'une des plus puissantes familles de la Camorra – opérait comme intermédiaire entre les narcotrafiquants colombiens et le marché européen.

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Après avoir engagé Franciosi afin qu'il lui construise des bateaux permettant de déplacer la cocaïne de Colombie jusqu'en Europe, Piñero Fernandez ne se doutait pas qu'au lieu d'accepter l'argent, l'Italien avait choisi de tout balancer à la police transalpine. Un choix aussi risqué l'a conduit à devenir le premier civil à infiltrer les cartels de la drogue pour le compte de la brigade des stups italienne. Il a passé les six années suivantes auprès de criminels endurcis, six années qui l'ont conduit jusqu'en Amérique du Sud.

Piñero Fernandez a été arrêté en 2011. De son côté, la famille Franciosi a été placée sous protection policière – une situation qui a abouti à la plainte de Gianfranco Franciosi contre le Ministère de l'Intérieur Italien pour des fautes graves et répétées.

Il y a quelques mois, Franciosi a raconté son histoire dans un livre intitulé Gli orologi del Diavolo [La montre du diable], qu'il a coécrit avec le journaliste Federico Ruffo. Le titre fait référence aux Rolex que le baron de la drogue espagnol avait pour habitude d'offrir à ses hommes. La montre qu'il a offerte à Franciosi était accompagnée d'une menace on ne peut plus claire : « Je t'en donnerai une autre le jour où je te tuerai ». Je lui ai téléphoné afin qu'il m'en dise plus sur cet épisode et sur son contentieux avec l'État italien.

VICE : Salut Gianfranco. Pouvez-vous me dire comment tout a commencé ?
Gianfranco Franciosi : En 2002, j'ai rencontré un homme dont j'ai appris par la suite qu'il faisait partie du gang Magliana [un syndicat du crime opérant depuis Rome, très actif entre les années 1970 et 1990]. Ça faisait deux ans que je fabriquais des bateaux, et ce type m'en a commandés quelques-uns – pour faire de la plongée d'après lui, ce qui était un mensonge, bien sûr. Un jour, j'ai allumé la télé et il y avait son visage partout aux infos. Il venait de se faire buter à Rome par la mafia locale.

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Dès que j'ai compris ce qui s'était passé, j'ai appelé un ami policier. Il m'a dit de me calmer, que je n'avais rien fait d'illégal. Quelques années plus tard, deux hommes m'attendaient sur le chantier naval. Il s'agissait d'Elías Piñero Fernandez et de Raffaele – un proche des Di Lauro, aujourd'hui en cavale.

Ils ont été sincères et m'ont dit pourquoi ils avaient besoin de mes bateaux. Ils m'ont même demandé de construire des compartiments spéciaux pour cacher la drogue et des réservoirs d'essence pour les longs voyages. Je me suis rendu directement au bureau des stups et leur ai tout raconté. Ils m'ont conseillé de rester calme et de faire ce qu'on m'avait demandé – construire les canots –, alors c'est ce que j'ai fait.

La première de couverture du livre de Gianfranco. Photo de Rizzoli

C'est à ce moment-là que vous vous êtes infiltré dans leur organisation ?
Pas vraiment. Au début, j'étais un simple indic. Je devais construire les bateaux et laisser la police placer des traqueurs afin de contrôler les déplacements des embarcations. Dans un premier temps, je devais fournir les canots, prendre l'argent, et obtenir des informations. C'est tout ce qui était prévu. Personne ne m'a demandé de m'infiltrer.

Qu'est-ce qui s'est passé ensuite ?
En 2007, j'ai fourni le premier bateau, dans lequel la police a placé des micros et un GPS. Six mois plus tard, ils ont mis la main sur une grosse quantité de drogue. Puisque les canots se faisaient tous griller, Elías a décidé de remplacer tous les conducteurs espagnols – il pensait que c'était de leur faute s'ils se faisaient choper. Il est venu me voir et m'a demandé d'enseigner à ces gars comment naviguer.

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On vous a déjà demandé de transporter beaucoup de drogue ?
J'ai appris à ces mecs comment diriger les canots, puis le boss a voulu que je transporte la drogue moi-même parce que ses mecs se faisaient tout le temps choper. C'est à partir de ce moment-là que je suis devenu un infiltré – mais sans statut officiel bien défini. C'est à cause de ce manque de clarté que je me suis retrouvé en prison en France.

Vous avez passé près de huit mois à la prison de Toulon-la Farlède pour éviter de compromettre tout le travail que la police avait fait jusqu'alors.
C'était horrible. J'ai tout perdu – ma famille, ma foi. Je suis devenu quelqu'un de mauvais. Je voulais me venger du gouvernement italien et des trafiquants – je ne savais pas quel parti prendre.

Cette expérience a entièrement changé ma vie. Aujourd'hui, je ne peux plus aller en France sous peine de me faire arrêter. J'ai été banni de ce pays, alors que mon rôle dans cette histoire n'est plus un secret.

Je ne laisserais pas mon fils faire ce que j'ai fait. Je lui dirais d'envoyer la police et le gouvernement se faire foutre et de poursuivre sa route.

Après avoir été relâché, vous avez commencé à vraiment vous infiltrer. En 2008, vous avez joué un rôle majeur dans l'opération Albatros, qui a abouti à la saisie d'une quantité importante de cocaïne.
Cette nuit-là, on m'a dit qu'Elías n'était pas à bord du bateau, qu'il était toujours en liberté. Je croyais qu'il allait revenir pour me tuer parce que ma collaboration avec la police ne faisait plus aucun doute. Heureusement, la police espagnole, accompagnée par la police italienne, a mis en scène ma fuite. Ils ont annoncé qu'un bateau avec un drapeau italien avait échappé à l'embuscade. C'est ce qui m'a sauvé.

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Pouvez-vous décrire les gangsters avec qui vous travailliez ? Les gens imaginent des types qui se prennent pour Tony Montana.
C'est plutôt l'inverse en fait – du moins en public. Ce ne sont pas des mecs qui exhibent leur fortune en se payant des bouteilles de champagne. Par contre, une fois qu'ils sont en sécurité et en petit comité, ils deviennent de vrais Tony Montana, c'est vrai. Ce qui différait de Scarface, c'est qu'Elías ne tolérait pas la consommation de drogue. Si jamais il chopait l'un de ses gars en train de taper de la cocaïne, il s'en débarrassait.

Dans le livre, vous dites que les gangsters venaient vous rendre visite assez souvent.
C'est vrai. Un jour, le frère d'Elías, José María Piñero Fernandez – dit Nero – est venu avec un autre espagnol. Le mec a dit un truc qui n'a pas plu à Nero, alors il lui a planté un couteau dans la main, devant moi.

Dans votre bouquin, vous admettez avoir éprouvé de la sympathie pour tous ces gars.
Quand Elías a été arrêté, je me suis senti un peu mal pour lui. Parfois, j'avais l'impression de parler à un pote – ça lui arrivait de me parler de ses problèmes de couple. Quand vous passez autant de temps avec quelqu'un, il est normal que vous développiez de tels sentiments.

Un des bateaux construits par Franciosi pour les trafiquants. Capture d'écran d'une vidéo sur sa page Facebook.

Parlons du programme de protection des témoins. Quand avez-vous réalisé qu'il ne fonctionnait pas ?
Peu après avoir été mis sous protection policière. Mon compte en banque a été bloqué et je me suis retrouvé fauché du jour au lendemain. Je devais vivre avec seulement 500 euros – et j'avais toute ma famille à nourrir.

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Une semaine plus tard, je me suis foulé la cheville en glissant sur le balcon de la maison dans laquelle la police nous avait placés. J'aurais dû aller à l'hôpital, mais on m'a dit que je ne pouvais pas sortir. Dix jours plus tard, ils nous ont dit que nos numéros de Sécurité sociale avaient été remplacés et que les nouveaux ne fonctionnaient pas. Pour résumer, nous n'avons pas mis longtemps à nous rendre compte que le programme connaissait de sérieux dysfonctionnements.

Les choses n'ont fait qu'empirer à partir de là ?
Oui. J'ai compris que ce n'était pas seulement un problème législatif. Ma famille et moi avons décidé de quitter le programme, parce que ça faisait souffrir nos enfants. De plus, les trafiquants ont fini par retrouver notre trace.

Depuis que vous avez décidé de rendre votre histoire publique, on a beaucoup parlé de vous dans les médias. Est-ce une forme de protection ?
Ça a été mon salut. Je suis même retourné dans ma ville natale. Je continue tout de même à risquer ma vie tous les jours – mes amis m'ont d'ailleurs offert une pierre tombale, pour rigoler.

Si on vous demandait de tout refaire, quelle serait votre décision ?
Quand les gens me sollicitent pour venir parler dans les écoles et les facs, je n'ai pas envie d'y aller parce que j'ai l'impression de donner une mauvaise impression. Je pense que je recommencerais, mais je ne le recommanderais à personne. Je ne laisserais pas mon fils faire ce que j'ai fait. Je lui dirais d'envoyer la police et le gouvernement se faire foutre et de poursuivre sa route. Celle que j'ai choisie n'est pas la bonne – en la poursuivant, je me suis embourbé dans un bon gros merdier.

Leonardo est sur Twitter.