Salariés en vacances et président en pose

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Les mecs de Magnum

Salariés en vacances et président en pose

Des vacanciers de Saint-Tropez aux libertins de Paris, Guy Le Querrec a documenté la vie de toutes les classes sociales de France.

Dans son roman Zorba le Grec, l'auteur Níkos Kazantzákis Aléxis Zorbás insistait sur l'importance de toujours porter un regard nouveau sur le monde, comme si l'on voyait « toutes choses pour la première fois ». Cette phrase résume partiellement la règle du jeu du photographe breton Guy Le Querrec – et tout au long de sa carrière qui s'étale sur plus de cinq décennies, il n'y a jamais dérogé. « Pour être plus précis, je guide mon œil de manière à avoir le sentiment de voir les choses pour la première et la dernière fois, explique-t-il. C'est-à-dire avec une intense curiosité et une certaine mobilisation de la mémoire. La photographie me sert en grande partie à ça. Peut-être que je supporte mal l'oubli. »

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Né dans une famille modeste de descendance bretonne, il reçoit son tout premier appareil photo à 13 ans, lors du Noël du comité d'entreprise de la banque où sa mère était employée. Grâce à la distance que lui offre l'objectif de son Ultrafex, il commence par photographier une jeune fille de 17 ans qui le considère alors comme un gamin, et comprend que la photographie constitue un ersatz qui lui permettra de conserver des souvenirs. Depuis, Le Querrec s'est détourné de ses premiers émois pour s'attarder sur des sujets aussi divers que les vacances des salariés français et la grande épopée des cavaliers Lakota dans les montagnes enneigées du Dakota.

En plus de sa fructueuse carrière, Le Querrec dispose d'une mémoire impressionnante et se laisse volontiers aller aux digressions. En conséquence, l'immense plaisir que j'ai eu à discuter avec lui s'est révélé inversement proportionnel à la facilité que j'ai eu à synthétiser les quelques lignes qui suivent.

Paris. 9ème arrondissement. Nina Simone à l'Olympia. 25 mars 1969. Toutes les photos sont de Guy Le Querrec/Magnum Photos

VICE : Quand j'ai effectué des recherches sur ton travail, je me suis rendue compte que tout le monde évoquait ton rapport au jazz, sur lequel tu as beaucoup bossé. Je dois t'avouer que je n'y connais absolument rien, à part quelques disques de Nina Simone avec laquelle ma mère me bassinait souvent.
Guy Le Querrec : Cette photo a été prise au moins 20 ans avant ta naissance. Je venais tout récemment d'entrer comme responsable du service photo au magazine hebdomadaire Jeune Afrique, qui m'a amené par la suite à effectuer beaucoup de reportages sur la vie culturelle et politique de l'Afrique. Ce jour-là, je me suis rendu à une répétition de Nina Simone à l'Olympia, qui a quitté la scène lors d'une balance pour écouter son orchestre en se plaçant au milieu de la salle. À ce moment, elle était en tenue de travail et ne cherchait pas l'apparat de la scène.

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Malheureusement, la liberté de photographier a diminué depuis, et je pense que si des agents de sécurité avaient été présents, ils m'auraient interdit de prendre ce cliché spontané. Maintenant, il y a une volonté de ne plus accepter des photos plus intimes, ce qui constituera pourtant l'essentiel de mon travail sur le jazz pendant 50 ans.

J'aimerais te parler de ta série sur les Français en vacances, qui est ma préférée. Qu'est-ce qui t'a donné envie de faire ce sujet ?
J'ai toujours eu une attirance pour ce milieu social – je suis fils unique, issu d'une famille prolétaire, et j'ai observé ces gens comme s'il s'agissait de mes proches. J'ai été aussi imprégné des films du réalisme poétique français, comme ceux de [Marcel] Carné et [Julien] Duvivier. En 1976, et ça ne pouvait pas mieux tomber, j'ai été sélectionné parmi six photographes pour faire un reportage sur les Français en vacances, 40 ans après le triomphe du Front populaire et l'apparition des congés payés. Cette victoire de la classe ouvrière avait beaucoup marqué mes parents – notamment mon père, militant syndicaliste, qui évoquait souvent des sujets politiques à table.

C'était donc la première bourse offerte à des photographes, et je n'avais aucune contrainte. Je sortais d'un premier stage lors des rencontres photographiques d'Arles – j'ai donc commencé à prendre des photos dans le Sud, avant de faire immanquablement un saut en Bretagne.

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France, département du Var. Sur la route de Saint-Tropez. 27 juillet 1976

À quoi attribues-tu ce besoin d'aller en Bretagne ?
J'ai passé toutes mes vacances scolaires en Bretagne avec mes parents, et c'est l'endroit que j'ai sillonné pour aguerrir mon œil. Je n'ai jamais vraiment eu de plan de carrière ; disons plutôt que j'avais un « plan de clairière », afin d'éclaircir la vision que j'avais du monde. J'allais dans les petites fêtes, je documentais le travail des paysans et des ouvriers, ce qui était aussi favorisé par les commandes que j'ai pu avoir sur la région. J'aimais aussi photographier mes racines, j'ai toujours senti cette envie de m'intéresser à mes origines. Je pense qu'on ne doit pas négliger notre provenance, qu'au contraire, elle nous enrichit. J'ai sans doute eu raison d'y passer un peu de temps : en octobre, j'aurais une triple exposition sur la Bretagne dans les villes de Lannion, Lorient et Brest. Comme j'étais dans le sud quand j'ai obtenu la bourse, j'ai commencé par me rendre dans le monde favorisé de la faune de Saint-Tropez. Sur la route, j'ai vu des motards italiens près d'un abribus, où un type était en train de changer les affiches. C'était un de ces moments où j'avais l'intuition qu'il allait se passer quelque chose de visuel, et j'ai donc attendu – c'est une sorte de flair que j'essaie de faire développer aux jeunes photographes lors de mes stages. Finalement, l'un des motards s'est emparé d'un poster et y a découpé un trou pour y passer sa tête, comme dans ces jeux que l'on peut voir dans les fêtes foraines – et je l'ai photographié. Beaucoup de mes photos ne sont pas préméditées.

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C'est ça que je trouve étonnant dans tes photos – certaines d'entre elles semblent avoir fait l'objet d'un vrai travail de composition, alors que ce n'est jamais le cas.
Quand j'étais petit, j'aimais déjà beaucoup observer les gens, leurs postures, leurs comportements – et j'apprécie l'idée de les photographier tels qu'ils sont. Je répète souvent la même phrase pour évoquer mon approche : quand je photographie, je danse avec le réel en évitant de lui marcher sur les pieds. Je serai incapable d'obtenir une bonne photo en demandant aux gens de se placer à un endroit précis.

Je pense avoir une bonne force d'observation et la capacité de comprendre par intuition que les choses ont un équilibre. Je tente de guetter le mouvement des autres au bon moment. J'essaie de prévisualiser une scène, ou de penser très fort à l'image que j'espère obtenir – comme si la force de la pensée allait m'aider à la concrétiser. Je me suis même parfois surpris à râler quand une personne ne bougeait pas à l'endroit désiré. À mes yeux, lorsqu'un photographe n'est pas bouleversé par de tels regrets, qu'il accueille une opportunité manquée avec indifférence, c'est qu'il n'est pas vraiment convaincu. Avec l'argentique, j'étais obligé de m'arrêter à la fin du film. Au bout de mes 36 poses, quand je voyais que la scène continuait, il était inconcevable pour moi de m'arrêter de photographier. Je le faisais seulement parce que les éléments techniques me l'imposaient. Je ne peux pas voir une scène continuer à se dérouler si je n'ai pas les moyens de la photographier – je préfère tourner le dos le temps de rembobiner ! Encore aujourd'hui, je me rends compte que ces regrets font toujours autant partie de moi.

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Pyrénees-Orientales. Sur une plage d'Argelès-sur-mer. 1er août 1976.

Tu peux me raconter l'histoire de cette photo ? Elle est tellement équilibrée que j'imagine que tu as dû pas mal râler avant de la prendre.
C'était à Argelès-sur-mer, sur une très longue plage. Il y avait très peu de monde parce qu'il faisait gris. D'habitude, on essaie de maintenir le naturel de ce qui se présente à nous quand on prend des photos – mais dans ce cas précis, j'étais seul, et les gens ne pouvaient difficilement ne pas me voir. Un type m'a demandé ce que je faisais, et je lui ai expliqué que je faisais un reportage sur les Français en vacances. « Vous êtes justement des Français en vacances et je suis photographe. Si vous le voulez bien, on va chacun reprendre notre situation initiale. » Du coup, lui et son petit groupe se sont remis à vivre comme ils le faisaient quand je les observais de loin. Ils ont fini par se replacer de telle sorte que j'ai pu obtenir cette photo.

Un jour, il y a eu un article dans un magazine qui parlait de cette image et qui disait qu'elle contenait le nombre d'or, ce qui n'était pas voulu. C'est une notion définie chez les peintres, une question d'équilibre, d'harmonie et de positionnement de l'œil ; « le millimètre qui fait la différence » comme le disait Cartier-Bresson. Parfois c'est une question de temps, là c'était une question d'espace.

Est-ce que le fait de rejoindre Magnum a changé ton approche de la photographie ?
Avant Magnum, j'ai co-fondé l'agence Viva, où je suis resté trois ans. C'était très difficile pour moi de la quitter, même si nous étions au bord de l'asphyxie – comme je l'ai souvent dit, on peut quitter sa femme ou son mari, mais c'est bien plus douloureux d'abandonner son enfant.

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Cette année, ça fait 40 ans que je fais partie de l'agence. Là-bas, des gens que j'admirais comme Henri Cartier-Bresson, Marc Riboud et René Burri se sont penchés sur mon berceau, et j'étais étonné de l'intérêt qu'ils me portaient. Ça a combiné deux choses : la peur de me retrouver parmi des gens d'une telle importance – est-ce que je vais en être digne –, et l'envie de profiter de mon élection, de continuer de raconter les gens à ma manière.

Le sculpteur Daniel Druet et François Mitterrand. Dernière séance dans la salle des fêtes, mardi 18 octobre 1983, entre 11h30 et 12h30.

Sinon, comment t'es-tu retrouvé à photographier François Mitterrand et son sculpteur ? Qu'est-ce qui t'a donné envie de le faire ?
J'avais un oncle, Edgar, qui me racontait toujours des histoires à dormir debout. Il m'avait emmené au musée Grévin quand j'étais petit, et me faisait croire que les statues se levaient pendant la nuit pour aller pisser. Un jour, j'ai eu une demande du sculpteur Daniel Druet, qui avait besoin d'un portrait du premier pilote du Concorde, que j'étais le seul à avoir photographié. C'est comme ça que suis arrivé au musée Grévin où j'ai retrouvé mon âme d'enfant. Là-bas, il y a une petite porte dérobée qui permet d'accéder aux ateliers. J'ai eu l'impression d'être dans un conte. Ça m'a donné envie de faire une série sur les poses, jusqu'à ce que ce soit le tour de François Mitterrand, qui entamait son premier mandat. Ses séances de pose se faisaient à l'Élysée, où j'ai entamé une série de prises de vue pendant que Druet réalisait son buste. J'ai assisté à huit des dix séances, qui se sont étalées sur deux ans. Il y a un hermétisme chez Mitterrand qui a donné beaucoup de difficulté à Druet. Il a fini par tout détruire et fabriquer le buste de la huitième à la dixième séance. Sur cette photo, on voit le buste définitif.

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Enfin, qu'est-ce qui t'a motivé à partir à la rencontre des Lobi, auxquels tu as récemment consacré un livre ?
Pour le 50ème anniversaire de Magnum, chaque photographe a bénéficié d'une aide à la création financée par l'agence. Ce n'était pas une somme considérable, mais il y avait de quoi payer le voyage, les frais de séjour et les pellicules. On devait choisir un endroit de ce monde qu'on évoquerait dans notre série.

J'ai un réel attachement à l'Afrique, où j'avais déjà visité une trentaine de pays. Jean-Jacques Mandel, un grand passionné d'Afrique qui a notamment bossé à Libération, m'a suggéré d'y retourner pour voir les Lobi. Ils sont toujours restés très en retrait malgré la colonisation, et ont une autonomie un peu particulière. Ce n'est pas une ethnie très conséquente, elle est à cheval sur le Burkina Faso – où je me suis rendu –, la Côte d'Ivoire et le Ghana. Je suis parti trois semaines avec ma compagne de l'époque.

Burkina Faso. Province de Poni, village d'Olkopouo. Troisième jour de l'enterrement de Tediremana Palenfo, belle-mère de Dapouné Da, décédée en décembre 1997. 8 mars, 1998.

Nous sommes allés les voir pendant les fêtes de retrouvailles qu'ils organisent pour rendre hommage aux personnes qui sont mortes dans l'année. Quand la famille du défunt a les moyens, elle fabrique des grands pots en terre où elle met de l'eau, ou de la bière qu'on appelle la Dolo. Puis, ils boivent pendant deux ou trois jours. Les enfants sont très présents durant ces festivités, et ils dansent beaucoup. Les Lobi aiment aussi la musique et utilisent trois instruments majeurs : le balafon, un socle de binette et un tambour, comme tu peux le voir sur la photo que tu as sélectionnée.

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Quand les gens me demandent ce qu'est une bonne photographie, je dirais qu'une chose compte : Il faut que les personnages inclus dans le cadre jouent juste. Il faut une certaine tension dans l'image. Plus il y a d'éléments, plus c'est compliqué. Il faut donc observer les gens jusqu'à ce qu'ils jouent juste. Là, les enfants qu'on voit danser tournaient autour de l'arbre et réapparaissaient de temps à autre. Il m'a fallu pas mal de temps pour qu'ils se placent exactement où je le voulais.

Merci beaucoup, Guy.

Plus de photos ci-dessous

Vaucluse, village de Lacoste. Durant le festival des Rencontres Internationales de la Photographie d'Arles, un atelier se déroule dans la maison du photographe Jean-Pierre Sudre. 21 juin 1976.

Bretagne, Finistère nord. Ville de Plouescat. À marée basse, la baie du Kernic est utilisée comme une piste de courses hippiques. 5 août 1973.

Paris. 14-15ème arrondissement. Gare Montparnasse-Bienvenüe. Des marines célèbrent « la quille » – la fin de leur service. 20 avril 1973.

Paris. 9ème arrondissement 8, rue du Faubourg Montmartre. Le troisième jeudi du Carême, une soirée sur le thème des sept péchés capitaux est organisée au « Palace ». 13 mars 1980.

Denain, Nord-Pas-de-Calais. Noël en famille. 24 décembre 1983

Paris. 10ème arrondissement. 10 rue de l'Échiquier. Dans les vestiaires du cabaret Concert Mayol, pendant le spectacle « Erotic aux Nues ». 22 février, 1979.

Portugal, Beira Alta. Campagne de dynamisation culturelle et d'action civique près de Viseu, menée par une équipe de vétérinaires de la section du Mouvement des Forces Armées (MFA) de Castro Daire. Vaccination des porcs. 3 mai 1975.

Villejuif. Une habitante de la rue Georges Le Bigot se dirige vers la mairie pour son mariage. 29 novembre 1975.

Onzième jour de voyage à travers le parc national des Badlands. 25 décembre 1990.