FYI.

This story is over 5 years old.

reportage

J’ai vendu mon corps pendant un mois, par choix

Un prostitué homme revient sur ce qu'il a vu de la France en arpentant ses chambres. Avant de devenir fou.
Photo de Lee Summers, via Flickr.

Avant de commencer, je tiens à être clair : « pute » n'est pas une insulte. Il faut une énorme force mentale pour arriver à se prostituer. C'est tout sauf de « l'argent facile ». On ne prend pas son pied, ou du moins rarement, et pour peu que vous soyez fragile, cela peut vous détruire.

Je m'appelle Nikita, j'ai 19 ans et je suis gay selon certains, bi selon d'autres. L'espace d'un mois, c'est de mon propre gré que j'ai voulu entrer dans un espace social tabou dans nos sociétés : je suis devenu un prostitué homosexuel. Du 24 juillet au 19 août 2016, j'ai vendu mon corps. À raison d'un type tous les deux jours, j'ai connu, en tout, une quinzaine de clients.

Publicité

Tout a débuté par mon inscription sur Grindr, le plus grand réseau social gay. Je venais de sortir d'une relation compliquée qui avait détruit toute confiance en moi, et avec le recul je désirais sans doute me prouver que je pouvais encore être désirable. En un mot : j'étais au fond du trou. Au départ, j'ai commencé par rencontrer des types qui m'intéressaient plus ou moins (plutôt moins que plus), mais très vite – dès les premiers jours – j'ai reçu plusieurs propositions pour des « plans payés ».

Je me suis dit : mais puisque tu t'en fous, pourquoi ne pas essayer de te faire un peu de thune ?

Je n'avais aucun besoin de cet argent, c'était une sorte de jeu. Un corps est un corps, le mien comme un autre, et j'ai les traits plutôt fins. Grindr ou Hornet sont de parfaites plateformes pour les réseaux de prostitutions privés. J'avais donc décidé de me lancer, assigner une valeur à son corps ; tout cela relevait d'un désir de dépasser mes limites, de me faire violence mentalement. Il me fallut encore une semaine pour rencontrer un gars qui voulait un « plan soft » – traduction : sans sodomie. J'avais fixé mon prix à 150 euros. L'avantage d'être un prostitué mâle, c'est que nous sommes plutôt rares, et donc plutôt chers par rapport à nos homologues féminins. Parmi toutes les propositions que l'on me faisait sur l'appli, je me suis mis à choisir mes clients. Le premier que j'avais sélectionné était un gars plutôt mignon, 28 ans, l'air gentil.

Publicité

Je lui ai dit de venir chez moi. Lorsque je l'ai vu, je me rappelle que la première chose que je me suis dite c'est : mais pourquoi il fait ça ? Pourquoi il veut me payer ?

Je le trouvais réellement mignon, et je ne comprenais pas : un pseudo-hétéro qui se cache pour se soulager de ses pulsions ? Un gars qui n'avait aucune confiance en lui ? Mais bien vite, je me suis dit : Pourquoi est-ce que je veux qu'il me paye ? Je n'avais aucun besoin de cet argent. Et lui n'avait aucun besoin de me le donner. Et dès qu'il est entré je lui ai dit ; pose l'argent sur la table, 150 € net. Il a obtempéré, et nous sommes allés dans la chambre. Je ne savais pas comment me comporter, et je tremblais comme une feuille. Depuis quelque temps j'étais devenu quelqu'un d'assez angoissé, et voulant me calmer, j'avais bu un ou deux verres avant qu'il arrive. Je lui ai proposé, mais lui ne buvait pas. Alors j'ai fait ça tout de suite ; je l'ai sucé et il m'a sucé.

Après avoir touché son corps, après « m'être lancé » si l'on veut, quelque chose s'est débranché en moi. C'était la sensation, l'état d'esprit que nous recherchons lorsqu'on va en club se mettre une race à base d'alcool et de MDMA ; ce moment où votre esprit vous quitte pour enfin être « à côté de vos pompes ». Je n'étais plus là tout le temps qu'a duré le rapport, et quand il est parti, l'argent lui, était là, sur la table. Cette disparition intérieure, ce truc qui envahit tout votre esprit, perdura une demi-heure après son départ. Ensuite, je me retrouvais dans mes chiottes, le corps saisis de tremblements, à vomir dans la cuvette.

Publicité

Photo d'▲ r n o, via Flickr.

Après cette première expérience, je recommençais trois jours plus tard. Je voulais voir jusqu'où je pouvais pousser mes recherches intérieures. Je prenais le moins de risques possibles, en sélectionnant les clients les plus mignons et les moins louches – mais bien sûr, j'avais toujours une chance de tomber sur un psychopathe. Je repoussais mes barrières psychiques en me confrontant à des situations déstabilisantes et dangereuses pour moi.

Puis, à partir du troisième client, je ne me contentais plus de vomir lorsque celui-ci partait. D'intenses crises d'angoisses me submergeaient, mêlées de dépression, paranoïa ; il m'arrivait parfois de prendre ma douche et de me frotter la peau jusqu'à saigner. Des petites crises de démence que je tentais de maîtriser ; mais le grand huit était lancé.

Après une semaine, j'étais continuellement dans la brume. C'était une sorte de perche douillette. Il me semblait avoir trouvé une étrange paix mystique, qui se payait (car tout se paye) par la dérive post-coït de plus en plus prononcé. S'abandonner aux mains d'inconnus ne permet pas de se semer. Quand vous vous retrouvez, le choc est chaque fois plus violent que le précèdent.

En un mois j'ai amassé environ 2 000 euros. En un mois, j'ai rencontré une quinzaine d'hommes. Certains me laissaient parler un peu avant l'acte ; je ne sais pas si ça met d'avantage à l'aise. Pas pour moi en tout cas. Avec d'autres, ils vous baisent direct (« right now », comme ils aiment à dire). Certains vous branlent comme des sauvages et d'autres font ça avec douceur. Certains voulaient absolument que je leur mordille les tétons, un autre voulait me sucer les orteils ; tel préférait que je me taise immobile pendant qu'il m'éjaculait dessus, tel autre demeurait affalé comme Patrick l'étoile de mer et attendait que je fasse le boulot. Les clients, ce sont des relations étranges. Sous l'apparente diversité des désirs, on retrouve toujours les mêmes gestes : on ne peut pas tellement innover dans ce domaine.

Publicité

Alors qu'ils avaient tous en moyenne une décennie de plus que moi, je les considérais instinctivement comme des enfants : je me sentais beaucoup plus vieux que chacun d'eux.

Au bout du 5e ou du 6e, je ne me souviens plus exactement, j'ai eu une panne. Celle-ci a mis le mec grave mal à l'aise pendant les premières secondes, avant de le contraindre m'accabler de son mépris ; « Fallait le dire que t'étais une pédale qui déraille/ Petite frappe/ pauvre type/ impuissant. » Il envisageait ça comme une faute professionnelle. J'étais abasourdi, paralysé. Il a repris sa thune et s'est cassé.

Ils étaient tous différents et pourtant ils avaient quelque chose en commun ; ils me semblaient tous terriblement jeunes – mentalement. Alors qu'ils avaient tous physiquement en moyenne une décennie de plus que moi, je les considérais instinctivement comme des enfants : j'étais beaucoup plus vieux que chacun d'entre eux. Je voyais ce qu'il recherchait en venant me voir, ce qui leur manquait.

En entamant cette expérience, je m'attendais à me retrouver confronté à des problématiques en lien à l'argent et au corps. Quel sens leur assigner, surtout lorsque l'un exprime l'autre ? Marchander son corps est-il un moyen de se donner une valeur, de se débarrasser de son corps en tant que sujet ? Rétrospectivement, je peux assigner un sens à mes actes, à ma « quête sexuelle ». Ma pensée voulait se débarrasser d'elle-même. Néanmoins, ce n'est pas possible. Voilà pourquoi j'ai fini par me scinder en deux.

Publicité

Photo de Gabriele Fanelli, via Flickr.

Mais lorsque les corps se touchent, et que vous rencontrez ce type qui va payer pour vous baiser, alors tout est brouillé. Dès lors, les grandes questions d'ordre économique et moral sur la marchandisation du corps disparaissent. Tout ce qu'il reste, c'est votre confusion intérieure. Je me suis fait violence en me prostituant. Si la prostitution n'est pas nécessaire à la survie, elle ne peut être qu'un moyen de se détruire : tout ce qu'il reste dans ces moments-là c'est votre être, seul.

Pourquoi alors ai-je continué ? À cause de la brume. J'avais conscience d'être débranché, et cela me convenait. À longueur de temps (excepté les crises), j'étais devenu souriant, calme, posé, peu bavard, je fixais le vague. Du moins, avant le départ du client suivant. Pendant les rapports sexuels, jusqu'à la panne, j'alternais entre une libido effrénée et des moments d'automatisme. Il me fallait entre quelques secondes et de longs moments avant que mon corps, comme engourdi, se réveille brusquement ; c'était très variable. Parfois, je passais tout le temps du rapport à baiser par automatisme.

Prendre du plaisir en se prostituant, c'est pour moi différent de la baise classique. J'éprouvais indubitablement de la jouissance à mépriser mon partenaire. C'était moi qui régnais sur lui, et non l'inverse, par le lien d'argent qui s'établissait entre nous, et surtout de demande. La plateforme internet, avec ses multiples possibilités, me donnait l'illusion d'être le maître qui décide, qui choisit ; mes clients étaient mes élus et je les dominais.

Publicité

Après ma panne avec le 6e, je n'ai pu aller jusqu'au bout avec le 7 e. La question « et s'il m'arrivait une autre panne ? » me tournait dans la tête, j'y songeais en permanence, paniquant d'avance en imaginant la scène. Il est donc arrivé chez moi, la crise d'angoisse m'a submergé et je lui ai violemment demandé de partir. Il a obtempéré sans poser de questions. Désormais, ces crises de démence coupaient court à toute tentative de prostitution de mon corps. Elles n'attendaient plus le départ du client, mais se manifestaient dès les premiers instants en sa présence.

Il m'a traité de « taré », de « névrosé » au moment où il me laissait devant chez moi. Mais il venait de me sauver la vie. Et il était quatre heures du matin.

Devant ma désespérance, j'ai voulu rencontrer un autre « mec payé » sur Grindr. J'avais besoin d'échanger avec une personne qui avait de l'expérience dans le métier. J'ai mis trois jours à le trouver. Il m'a fallu vérifier qu'il s'agissait d'un gars qui faisait ça depuis plus longtemps que moi. C'est comme cela que j'ai rencontré Mathias.

Mathias a vingt-quatre ans. Il a commencé en 2014, a arrêté durant un an, et a repris la prostitution voilà quelques mois. Nous n'avons passé qu'une heure ensemble, dans un café. Comme moi, il n'est pas particulièrement efféminé, contrairement à l'idée que les gens se font des « tarlouzes ». Il est en école de commerce, et en galère de thunes suite à des dettes qu'il avait accumulées à ses « grands » – les personnes au-dessus de lui – en dealant des amphétamines. Il semblait un peu amer. Ce que je retiens de cette rencontre, c'est que Mathias aime s'acheter des choses, n'a pas honte de son corps, n'a plus de véritables relations sociales (des amis, notamment), et que le cul n'est apparemment qu'un outil dans sa stratégie visant à devenir riche et puissant. Ça, c'est ce que Mathias veut montrer. En ce qui me concerne, j'y ai vu un certain dégoût de soi-même.

Publicité

Même si j'avais évoqué le sujet avec trois amis très proches, il m'a semblé très difficile de parler de ce que je vivais : la prostitution est un tabou. Et encore plus, la prostitution masculine. Personne ne m'aurait compris. Ils auraient cherché un moyen de « me sortir de là », alors que j'y étais volontairement. Mais rencontrer un autre qui voulait comprendre ne m'a pas aidé. Mathias m'a fait l'effet d'un être abandonné, quelqu'un qui ne se pose même plus les questions car il ne résiste pas aux réponses.

Après cette rencontre, j'ai repris mon job de vacances : pute à mi-temps.

Le même cycle a repris et avec lui la brume, suivie des moments de démence fugitifs mais quotidiens. Ce travail m'aura appris la formidable non-diversité des clients ; toujours le type normal par excellence, chiant à mourir. Mais je remplissais mon office. Je récupérais entre 150 et 250 euros la passe, sans sodomie. Si un client tentait de me reparler sur l'application, je le bloquais immédiatement.

Il n'y avait que deux règles à mon expérimentation : 1. Pas de sodomie (ça m'a toujours fait peur et jamais attiré, ne me demandez pas pourquoi, c'est comme ça, on ne décide pas). 2. Jamais deux fois un même client. Ma petite bible binaire n'a jamais été transgressée et ce, jusqu'à mon dernier client.

Celui-ci s'appelle Arthur. C'est un homme de 32 ans, qui m'a ouvert la porte quand j'ai sonné. Peu différents des autres que je sélectionnais, un gars rassurant et pas l'air psychotique. Mais cette passe-là fut la dernière (la quatorzième ? La quinzième ? La seizième ? Qu'importe.)

Pendant qu'on baisait, j'ai senti son poids, sa chaleur, tout en contemplant notre infinie distance. Contrairement aux illusions de la réalité, jamais Arthur et moi ne pourrons nous toucher. Nous sommes bien trop loin : c'est un client, je suis sa pute, et demain soit il me méprisera, soit il aura honte, soit il me désirera, mais jamais il ne m'aimera. Une atroce crise de panique m'a submergé alors que je lui taillais une pipe. Je me suis précipité dans sa salle de bains, m'y suis enfermé, et ai ressenti un impérieux désir de fuir, de disparaître. J'ai vidé méthodiquement tous les calmants que j'ai pu trouver dans sa pharmacie (et Dieu sait combien il y en avait), avant de les gober soigneusement un par un, tandis que – je crois – la voix d'Arthur me demandait si tout allait bien.

Ce geste insensé, pur produit d'une panique brute, on peut le qualifier de tentative de suicide. Évidemment, il ne fut pas lié uniquement à mon rôle de prostitué endossé volontairement. Mais durant ce temps dans la salle de bains, débranché de ma raison, il me paraissait que je m'enfuyais très loin. Je ne voulais pas la mort, juste trouver un moyen de fuir, de tout arrêter pour me reposer.

Après avoir tapé l'intégrale de sa pharmacie, je suis revenu me coucher avec Arthur, l'air de rien, et j'ai repris mon travail buccal, avant de m'évanouir pris de fièvres et de convulsions. Arthur m'a ramené à moi, et forcé à vomir, encore et encore, avant de me déposer chez moi. Mais, si Arthur n'avait pas eu la présence d'esprit de me faire vomir ? Il m'a traité de « taré », de « névrosé », de « malade mental » avec dégoût au moment où il me laissait devant chez moi. Mais il venait de me sauver la vie et il était quatre heures du matin.

Je n'ai jamais revu Arthur. Ni l'un ni l'autre ne nous sommes jamais reparlé. Ma tentative d'empoisonnement a coupé court mon expérience de la prostitution. Depuis cette nuit du 19 août 2016, j'ai arrêté mon expérience sociale pour me confronter à moi-même et aux raisons souterraines m'ayant poussé à entamer cette expérience. Tous les êtres vivants veulent connaître leurs limites, mieux se cerner, en se confrontant à des situations nouvelles pour eux. De mon côté, peut-être l'ennui a-t-il joué un rôle dans ma démarche. Un jeu qui a failli m'être fatal. Je ne fais que rapporter mon expérience personnelle sur un fait de société qui touche des domaines qui nous concernent tous : la sexualité, l'identité, le rapport à l'argent, à son image, et à son corps. J'apprends toujours à mieux me connaître, mais en essayant désormais de ne plus me faire mal. C'est un long travail, mais la solution n'est pas la violence contre soi-même, ni contre son corps, ni contre son être.

Se faire du mal ne rend pas plus fort. Loin de là.

Nikita est un nom d'emprunt, l'auteur ne tenant pas à se faire reconnaître pour des raisons évidentes.