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LE NUMÉRO DOMINATION ANIMALE

J'ai participé à un trekking radioactif dans les Alpes

À la recherche du Tchernobyl français dans le Mercantour

Illustration : Robin Renard

Il est 11 heures du matin lorsque nous approchons du lac des Essaupres, situé dans les Alpes-Maritimes, à 2 400 mètres d'altitude en contrebas du col de la Bonette. Dans notre groupe de randonneurs, la tension monte : nous avons plus d'une heure de retard et il est impossible de joindre notre contact : celui-ci n'a pas de téléphone portable. L'homme, André Paris, a promis de nous faire marcher au milieu des zones radioactives du parc national du Mercantour, dans les Alpes françaises, afin de mesurer l'impact laissé par le désastre de Tchernobyl dans la région. Soulagement : lorsque nous arrivons, André Paris est bien là. Il discute tout sourire avec un pêcheur du coin, un compteur Geiger à la main.

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Depuis que le nuage radioactif de Tchernobyl a survolé l'Europe suite à l'explosion de la centrale nucléaire ukrainienne au mois d'avril 1986, le débat reste vif quant à ses retombées en France. Si scientifiques comme autorités officielles s'accordent sur le fait qu'une contamination s'est propagée dans le pays au cours des mois qui ont suivi l'explosion, son ampleur est toujours discutée. Vingt-huit ans plus tard, et malgré l'augmentation du nombre des cancers de la thyroïde (6 % par an entre 1980 et 2005, selon l'Institut national de veille sanitaire), il est encore aujourd'hui difficile de mesurer les conséquences de la catastrophe de Tchernobyl en France. Selon le JT d'Antenne 2 du 30 avril 1986, les masses d'air contaminées se seraient même miraculeusement arrêtées à la frontière franco-italienne. C'est pour apporter une réponse à ce mensonge d'État qu'André Paris, 70 ans et géologue de formation, s'est juré de montrer sur place les traces du panache radioactif à qui veut bien les voir.

Malgré son âge, André Paris possède une forme olympique. En 1996, soit dix ans après le passage du nuage, il a découvert avec un détecteur bas de gamme l'ampleur de la contamination à proximité du massif du Mercantour, dans l'arrière-pays de Nice. À la suite de cette découverte, André a pris contact avec le seul organisme indépendant français travaillant sur les questions de radioactivité, la Commission de recherche et d'information indépendante sur la radioactivité (CRIIRAD). C'est avec celle-ci que Paris a publié en 2002 l'Atlas des contaminations radioactives, une cartographie détaillée des souvenirs laissés par la catastrophe nucléaire sur le sol européen.

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Vers la « Combe du ministre » du Mercantour, André Paris et l'un de mes accompagnateurs mesurent un taux de radioactivité monstrueux : 31 000 coups par secondes, soit 620 fois le taux normal. Sur le chemin qui serpente le long du lac, Paris nous annonce : « Ce que vous vous apprêtez à voir, peu de gens l'ont vu. » Ce dont il parle, c'est du taux de radioactivité issu du césium 137, le radiotoxique émanant de toute explosion nucléaire. Celui-ci n'existe pas à l'état naturel et on le retrouve dans l'environnement depuis les années 1950, date qui correspond aux premiers essais nucléaires dans le monde. Quelques semaines avant notre rencontre, Paris m'avait prévenu par e-mail : « Il est possible de trouver dans les montagnes des valeurs de radioactivité équivalentes à celles de la zone interdite de Tchernobyl. »

En marchant, Paris nous ordonne de sortir nos appareils d'un autre âge. Je regarde avec circonspection le SPP2 qu'on m'a attribué, un scintillomètre en forme de pistolet métallique relié à un boîtier attaché à la ceinture. De loin, on dirait une machine issue d'un film de science-fiction des années 1970. Les membres du groupe et moi-même prenons les premières mesures à même la roche, car selon Paris, celle-ci « n'accroche pas » les particules et permet en conséquence de mesurer la radioactivité présente tout autour de nous. L'aiguille du compteur analogique indique 50 coups par secondes, une valeur normale. C'est ce que l'on appelle dans les milieux scientifiques

, la valeur de référence, et c'est plus ou moins la même que celle que l'on retrouve dans vos chiottes. En 2008, Francine Boillot, ma professeure et maître de conférences en sciences de l'information, avait abordé en cours une probable contamination à plusieurs endroits du parc du Mercantour. Souhaitant vérifier l'information, j'ai contacté la CRIIRAD afin d'être conseillé sur un modèle de compteur à me procurer pour l'investigation. L'organisation m'a mis en relation avec André Paris, qui, après quelques échanges de mails, m'a proposé de m'accompagner. Quelques centaines de mètres plus loin, mon spectromètre se met à crépiter. Plus je m'approche, plus le compteur s'emballe, et plus le bruit déployé par ma machine devient strident. J'ai trouvé quelque chose. L'engin que je tiens à bout de bras indique désormais 1 200 coups par seconde, soit 24 fois plus que le taux de radioactivité normal. Plusieurs membres du groupe regardent dans ma direction. Nous venons de trouver un premier point chaud. Un point chaud c'est, dans le jargon des géologues, une tache de contamination radioactive issue d'un phénomène dit « d'accumulation ». En effet, lorsque la neige contaminée par les vents et les nuages se met à fondre, l'eau radioactive est comme piégée par le relief avant d'être filtrée inégalement par le sol, laissant des particules de césium 137 sur place, ici et là. Ce procédé crée des zones contaminées, aussi éparses que concentrées, appelées taches de léopard. Sur nos gardes, nous continuons à sonder la vallée tandis qu'à nouveau, la machine s'excite. On atteint désormais un chiffre 30 fois supérieur à la normale. Le boîtier SPP2 qui pend à ma ceinture sert à détecter les éventuelles taches de contamination, tandis que le scintillomètre que manipule Paris, plus précis, sert à mesurer le niveau de radioactivité. André Paris a pourtant l'air déçu. Sa machine n'affiche pas le « H » de High Value, lequel apparaît lorsqu'on dépasse les 10 000 coups par secondes. Il nous dit : « Au bout de vingt-huit ans, les becquerels commencent à vieillir, mais je vous assure qu'ils sont toujours là ! » Il est 14 heures lorsque le bivouac sonne. On pose sacs et équipements. Paris me tend un sac plastique contenant de la salade « garantie sans césium 137 », la seule du coin selon lui. Ironiquement, ce retraité a commencé sa carrière dans l'énergie nucléaire avant de rapidement changer de secteur. Devenu géologue, il a peu à peu pris conscience du désastre provoqué par son ancien corps de métiers et a consacré le reste de sa vie à le faire reconnaître. À plusieurs reprises, son engagement lui a valu d'être désavoué par les institutions locales et nationales qui craignaient une baisse du tourisme sur la Côte d'Azur. Il embraye sur les conséquences sanitaires de la radioactivité résiduelle. Une étude commandée par l'Assemblée corse et parue au mois de juillet 2013 pointe du doigt le rôle de la contamination de 1986 dans l'augmentation fulgurante des cas de cancer de la thyroïde sur l'île, située à seulement 200 km au sud du Mercantour – notamment une augmentation de 28 % de cas chez les hommes. Cette thèse est également abordée dans le documentaire de 2005 de Jean-Charles Chatard, Corse : Le mensonge radioactif. Tandis que nous approchons de ce que Paris appelle la « combe du ministre », le spectromètre s'affole à nouveau. En 1998, c'est à cet endroit qu'a eu lieu une confrontation entre les pouvoirs publics et la CRIIRAD. Bernard Kouchner, alors ministre de la Santé, s'était déplacé en hélicoptère au milieu du parc national et avait promis une décontamination du lieu ou au moins « un balisage des secteurs les plus touchés ». Cette proposition n'a jamais abouti. De cet épisode, il ne reste qu'un léger monticule de terre remuée par les autorités sanitaires du gouvernement Jospin. À environ huit mètres de la motte, les compteurs hurlent, de plus en plus fort, à mesure que nous avançons dans sa direction. « Tiens ! » s'écrie Paris.
Nous sommes sur un nouveau point chaud dont le taux est 600 fois supérieur à la normale : il atteint les 6 millions de becquerels/m2. À titre de comparaison, le seuil qui délimite la zone interdite de Tchernobyl aujourd'hui tourne autour des 550 000 becquerels/m2. Le spectromètre indique le symbole H tant attendu par André Paris. Mon compteur de poche affiche également un chiffre inédit de 1,28 microsievert par heure. « Pour battre ces valeurs, j'ai dû aller à Pripiat [la ville abandonnée à 3 km de la centrale de Tchernobyl] » nous souffle Paris, hypnotisé. Pour connaître la nature des radiations, on procède à une analyse du spectre sur son laptop personnel. La courbe qui s'affiche est sans appel : il s'agit sans le moindre doute d'un pic de césium 137. Paris semble remonté contre l'humanité entière. « La contamination d'une zone est possible de 0 à l'infini. Le nucléaire, c'est la réalisation concrète de la connerie sans limite », confie-t-il au groupe. La colère d'André Paris est justifiable. D'autant plus qu'aujourd'hui, il ne reste en réalité qu'un léger fragment de la contamination initiale. Le césium 137 ayant une durée de vie de 30 ans, ces valeurs extrêmement élevées fournissent un ordre de grandeur du déluge de radionucléides qui s'est abattu sur la région en 1986. Par ailleurs, d'autres agents radioactifs – tel que l'iode 131, qui se fixe sur la thyroïde et dont la durée de vie n'excède pas les quelques jours – étaient également présents dans le nuage. Ils ont forcément affecté les populations, comme en témoignent les nombreux cas d'infections thyroïdiennes recensés. De retour à notre point de rendez-vous, Paris range son matériel, nous laissant continuer notre route sans lui. Le groupe est réjoui à l'idée d'avoir flirté d'aussi près avec le monstre Tchernobyl et presque déçu de devoir s'arrêter là. Avant que nos chemins se séparent, Paris me prend à part et me rappelle un truc : « Mettre le nez dans le nucléaire, ça peut t'attirer un maximum d'emmerdes. Je sais de quoi je parle. » Sur le sentier qui nous mène au lac des Sagnes, notre terminus, mon compteur de poche reconnaît des points chauds délirants à plusieurs endroits en flanc de montagne. Il n'y a aucun doute : André Paris sait de quoi il parle.

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