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J’ai quitté la France pour vendre des abonnements de streaming au porte-à-porte

Avoir un job absurde loin de chez vous est un truc cool ; être payée une misère et rencontrer des sociopathes l'est moins.

Fanny, échouée quelque part loin de chez elle, à Londres.

À 23 ans, après une déception amoureuse, il était temps pour moi de changer d'air. J'étais majeure et vaccinée, je me lassais d'Aix-en-Provence et la vie me tendait les bras. Mon choix s'est porté sur l'Angleterre. C'est un pays que je connaissais peu et qui me semblait propice au dépaysement. Je souhaitais y aller, choper un petit boulot et voir ce qui se passerait. Je ne pouvais pas savoir que ce que je m'apprêtais à vivre à Londres ressemblerait à un enfer de tous les instants.

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C'était en octobre 2012. Quand on est jeune, on se croit solide comme un roc. Et j'étais très jeune. À peine ai-je posé un pied sur cette terre promise que l'aventure outre-Manche commençait sur les chapeaux de roues. Au bout de quelques jours seulement, j'avais décroché un job par l'intermédiaire d'une annonce « commerciale ». Le synopsis était très vague et précisait simplement une « opportunité d'activité lucrative » accompagnée de la simple mention « pas de talons hauts ». Assez énigmatique, vous en conviendrez. Je me suis donc présentée à l'entretien en ballerines. Arrivée sur les lieux, un responsable de la société m'a expliqué sommairement que l'essai se déroulait « dans la rue ». L'homme était un peu m'as-tu vu, doté d'une grande confiance en lui, exemple caractéristique du commercial-qui-n'a-pas-froid-aux-yeux. Après une heure de transport, nous nous sommes retrouvés dans les rues de la périphérie de Londres, armés d'un iPad fourni par l'entreprise. Le type demeurait assez évasif, lointain, jusqu'à ce qu'il sonne momentanément chez un inconnu.

Là, j'ai compris que le job consisterait en réalité à faire du porte-à-porte dans les quartiers défavorisés de la ville afin de vendre des abonnements pour un site de visionnage de vidéo en streaming. Soit : le job le plus absurde à avoir émergé de ce côté de la Manche à ce moment précis.

Avec le téléchargement illégal et les plates-formes de streaming gratuit en plein boom, et au-delà du simple aspect invendable du truc, ce type de procédé est généralement perçu par les gens comme de la pure vente agressive et intrusive. Il me semblait utopique qu'une personne puisse être séduite par cette idée. Et pourtant le bougre devant moi frappait comme la foudre. Jusqu'à ce que le mec derrière sa porte nous ouvre.

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Mon instructeur lui a alors sorti son speech sinistre qu'il déballait en réalité plus de 50 fois par jour. Le client avait « accès à un choix assez intéressant de films » plus ou moins connus, l'abonnement était « facturé 5 livres pour les 3 premiers mois puis 5 livres par mois par la suite » avec résiliation immédiate possible. Pour mon boss, il y avait de la place pour tout le monde sur ce marché. Pourtant, je n'ai pas connaissance d'un tel système en France. Il faut dire qu'en Grande-Bretagne – et à Londres en particulier –, l'entreprenariat est tout de même un peu plus offensif que dans l'Hexagone.

J'ai d'abord dû écouter et assimiler le pitch de mon team leader. Au bout de quelques jours, celui-ci m'a proposé de passer de la théorie à la pratique en me laissant prendre des initiatives. C'est comme cela que je me suis mise à sonner aux portes, à travailler mon argumentation et à prendre mes premiers râteaux – un dépucelage dans les règles de l'art.

Dans cette entreprise, il faut savoir que tout marche à l'intox. Et plus c'est lourd, plus ça passe. C'est en suivant ce précepte que la boîte a été en mesure de nous promettre une rémunération évolutive pouvant atteindre les 3 000 pounds – environ 4 200 euros – par semaine. Le hic, c'est que les vendeurs ne sont payés qu'à la commission, donc aucun n'a de salaire fixe. Si on est mauvais, eh bien, on gagne que dalle – ce qui est, peu ou prou, la leçon à tirer du capitalisme. Le principe était herculéen : il fallait chaque jour remplir certains quotas comme sonner à au moins 150 portes, nouer le contact avec au moins 100 personnes, développer le « pitch » auprès de 25, et pour finir, finaliser cinq transactions. Concrètement, pour vivre dignement, il fallait que je vende trois abonnements quotidiennement, six jours sur sept.

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Photo via Flickr

Après deux semaines de formation, j'ai débuté ma première journée en autonomie. L'équipe rassemblait des membres cosmopolites ; à peine pouvait-on distinguer une majorité de travailleurs d'origine indienne et sri-lankaise. Les dirigeants nous interdisaient toutefois de parler une autre langue que l'anglais entre nous. Peur de la conspiration, sans doute.

Avec mon prénom et mon accent français, les gens pensaient que j'essayais de leur refourguer des films pornos – « Fanny » signifiant vagin en argot anglais.

Confiante néanmoins, j'arpentais les rues avec mon iPad, affrontant le blizzard et cette pluie froide et battante caractéristique de Londres. Après un nombre incalculable de portes claquées au nez, j'ai commencé malgré tout à prendre le pli. Mais ce fut difficile. Les cieux étaient contre moi. Avec mon prénom et mon accent français, les gens pensaient que j'essayais de leur refourguer des films pornos – « Fanny » signifiant vagin en argot anglais. Un mec, manifestement excité, m'a par exemple demandé comment accéder à la rubrique films coquins.

Les jours allant, les ennuis se sont enchaînés. La loi des séries, sans doute. Après avoir décroché le Graal en convainquant une première personne de souscrire à un abonnement, j'ai fait tomber mon iPad et l'écran a explosé. Très gênée, j'ai immédiatement sollicité mon supérieur afin qu'il concrétise l'opération avec son propre matériel. Ce dernier en a profité pour m'arnaquer. Il m'a en effet proposé de partager la commission. Ce qui ne m'a pas empêché de terminer la journée sur un bilan plus qu'honorable de cinq abonnements vendus.

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Parmi mes collègues de misère, certains arrivaient à joindre les deux bouts, mais ils étaient rares. Toutes les semaines, j'assistais à de nouveaux abandons de poste. Le patron de la société, sourire de façade et tiré à quatre épingles, avait parfaitement conscience des limites de la fonction. On ne peut pas envoyer des jeunes au casse-pipe gratifiés d'un salaire de merde sans devoir composer avec un renouvellement constant des effectifs. De mon côté, je ne pouvais pas en rester là. Mes économies étaient maigres et je partageais un appartement avec d'autres étrangers ; je ne voulais pas les mettre dans l'embarras. De plus, je devais me débrouiller seule sans l'aide de mes parents. La situation s'éternisait depuis quelques semaines déjà et demeurait très difficile moralement. Seule et jeune dans un pays étranger n'est déjà pas une mince affaire. Mais quand on n'a aucune thune et un boulot kamikaze en prime, la note s'avère plus que salée.

Photo via Flickr

Heureusement pour ma santé mentale, les situations cocasses provoquées par l'absurdité du job s'accumulaient. Outre les menaces en tout genre pour que je déguerpisse et les nombreux contrôles de flics qui ne comprenaient jamais en quoi consistait mon travail, j'ai rencontré des gens objectivement fous ; notamment cet homme m'ayant aperçu sur le pas de sa porte, qui n'a même pas attendu que je termine ma première phrase pour me proposer un rencard. Fourberie commerciale oblige, j'ai accepté le date dans l'idée qu'il prenne un abonnement. L'initiative fut couronnée de succès puisqu'il a tout de suite mordu à l'hameçon. Pour être fair-play, j'ai tout de même accepté de prendre un verre avec lui sans donner suite. Un autre type, plus sympa, m'a quant à lui conviée à partager un verre de vin. Encore un autre m'a proposé un repas et nous avons discuté longuement avec sa famille. Chaque jour était triste, mais réservait toutefois son lot de bonnes surprises.

J'ai commencé à me sentir mal. En parcourant la pièce du regard, mes yeux se sont arrêtés sur une hache fixée sur le mur de la chambre.

Puis un jour, on m'affecta exceptionnellement dans un quartier aisé de la ville. Il pleuvait, il faisait un froid de canard et les gens du coin n'étaient pas aussi sensibles à mon discours que dans les quartiers plus populaires. À peine avais-je le temps de cligner des paupières que la porte se refermait aussitôt dans un claquement sourd et glacial. Les gens grognaient ou soupiraient, parfois quelques noms d'oiseaux se faisaient la malle par le trou de la serrure. Jusqu'à ce que je sonne à un dernier immeuble.

Un vieil homme ouvrit et me dévisagea de la tête au pied. Après avoir développé mon pitch du tac au tac, ce dernier, totalement sénile, me proposa d'entrer. Je dois reconnaître que j'avais quelques scrupules. Vue de haut, je devais ressembler à l'un de ces VRP prêts à tout pour dépouiller les personnes âgées. L'appartement était mal entretenu. Les couloirs étaient sombres. Nous finissons finalement par s'asseoir sur un lit spartiate avec de lourds ressorts surgissant du matelas. J'ai commencé à me sentir mal. En parcourant la pièce du regard, mes yeux se sont arrêtés sur une hache fixée sur le mur de la chambre. Des sueurs glaciales se sont mises à me parcourir le corps. Soit cet homme était un ancien bûcheron, soit j'étais sur le nouveau terrain de jeu d'un serial killer à la retraite. J'ai alors essayé de faire diversion en évoquant mes propositions d'abonnements. L'homme ne semblait rien comprendre à ce que je racontais ; à la place, il continuait à me scruter en marmonnant quelques mots dans un anglais incompréhensible. Après avoir refusé un thé et des petits gâteaux, j'ai poliment demandé à quitter les lieux. L'homme m'a alors demandé timidement : « vous… êtes l'infirmière ? » J'ai éclaté d'un rire nerveux et me suis platement excusée.

Le soir, je donnais ma démission. J'avais eu la peur de ma vie. Quelques jours plus tard, je rentrais chez mes parents à Aix, dépouillée de toute richesse.