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reportage

J’ai rejoint un groupe djihadiste en Syrie

Comment j'ai quitté la France pour atterrir au cœur du gouvernorat d'Idlib – et ce que j'y ai vu.

Le drapeau noir avec l'attestation de foi inscrite dessus. Photo de l'auteur. Pour des raisons évidentes, il a préféré que son nom ne soit pas divulgué.

En mai 2016, soit un an après l'appropriation de larges territoires au cœur du gouvernorat d'Idlib par l'Armée de la conquête, je décide de me rendre en Syrie – plus précisément dans les zones contrôlées par le Front al-Nosra, la filiale d'Al-QaÏda sur place. Je veux en savoir plus sur ce qui se passe dans un territoire qui ne compte que très peu de journalistes.

Pour rejoindre le pays, je m'abonne à plusieurs comptes Twitter couvrant le conflit syrien, comptes présentant parfois des liens renvoyant vers des chaînes Telegram – l'application préférée des moudjahidines. C'est là que tout se passe, là que les recruteurs vous précisent la marche à suivre. Une fois le contact établi, et après avoir précisé que je voulais m'installer en Syrie afin de fonder une famille, le premier conseil que me donne le recruteur est de partir avec un maximum d'argent sur moi. Si le gîte et le couvert sont assurés par la katiba, tout le reste est à votre charge – les vêtements, la nourriture jugée superflue comme la viande et les sodas, etc. De toute façon, le salaire d'un rebelle est extrêmement faible, même dans un pays appauvri par six années de conflit – un célibataire ne reçoit pas plus de 75 dollars par mois. Si vous souhaitez vous acheter une télévision, une voiture ou une mobylette – 400 dollars sur place – il est préférable de vider son livret A avant de quitter la France.

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Si certains groupes encouragent les candidats au djihad à frauder afin d'amasser assez d'argent avant de partir, d'autres s'y refusent catégoriquement et vous conseillent de compter uniquement sur vos économies personnelles. Si vous n'avez pas assez d'argent, on vous incite à attendre un peu afin de pouvoir vivre deux années sur place – durant lesquelles vous aurez besoin de plus ou moins 1 200 dollars si vous êtes célibataire.

Après avoir économisé assez d'argent, il ne vous reste plus qu'à réserver votre billet d'avion. Pour le choix de l'aéroport, mon recruteur ne me donne pas de consigne précise, car il craint que nos conversations soient interceptées, ou que je sois un membre des services de renseignement. Il me demande seulement d'être « original » dans le choix de l'aéroport et me déconseille de prendre l'avion depuis mon pays d'origine – à savoir la France.

J'atterris à Istanbul et me fais passer pour un touriste – chose aisée quand vous ne possédez pas une barbe fournie. Le passage de la douane est une simple formalité – un coup de tampon sur le passeport, et aucune question sur le motif de mon voyage. Me voici donc à moins d'une journée de la Syrie.

Une fois sorti de l'aéroport, je prends contact avec mon recruteur. Celui-ci m'ordonne de me rendre à la gare routière et d'y acheter un ticket pour la ville frontalière d'Antioche.

Les bus en direction du sud de la Turquie regorgent de Syriens mais aussi de potentiels moudjahidines. Ils sont donc une cible de choix pour les gendarmes turcs. Les vérifications d'identité sont nombreuses lors des contrôles routiers. Je choisis donc de dissimuler mon passeport français dans mes bagages situés en soute – sur recommandation de mon recruteur.

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Lors d'un premier contrôle au niveau d'Ankara, je comprends que les flics turcs maîtrisent mal l'arabe, et ne font pas la différence entre les accents locaux. Je me fais facilement passer pour un Syrien qui veut rejoindre son pays, grâce à quelques phrases basiques en arabe. Je franchis sans problème tous les barrages de l'armée turque jusque-là ville d'Antioche.

Trente minutes avant mon arrivée à la gare routière, un mec me contacte via Telegram et me précise qu'il s'occupera de toute la logistique pour mon passage entre la Turquie et la Syrie – contre 150 dollars. Ce passeur est d'origine syrienne. Il se nomme Abou Omar*, a la trentaine et est victime d'un léger début de calvitie. Il débarque dans une voiture française récente.

Tout en me conduisant vers les montagnes turco-syriennes, il m'explique être un ancien combattant d' Ahrar al-Sham. Il s'est reconverti car sa mère mourrait d'inquiétude. Il est devenu passeur – un métier moins risqué et beaucoup plus rentable. Les bons mois, il m'affirme gagner 2 000 dollars. Malgré cela, le flux de guerriers étrangers voulant combattre en Syrie s'est considérablement réduit depuis quelques mois – à son grand désespoir.

Au bout d'une vingtaine de minutes de pistes, nous débarquons dans une ferme. Abou Omar me demande alors d'attendre dans la grange et, une fois la prière du soir passée, de prendre la route menant vers les hauteurs. Au bout de trois kilomètres, des amis à lui m'attendront.

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Dès mes premiers pas sur le sol syrien, je tombe sur plusieurs tags – « Que Dieu donne la victoire aux moudjahidines du monde entier » ou encore « Mort au chien Poutine ».

J'attends donc patiemment la prière du soir, puis sors de la grange et continue mon chemin. Quarante-cinq minutes de marche plus tard, je croise deux Turcs – les amis d'Abou Omar. Ils me conduisent jusqu'à un sentier. Là, je serai à l'abri des snipers de l'armée turque. Ils me quittent avec pour seule indication la phrase suivante : « La Syrie c'est tout droit, on ne va pas plus loin nous. »

Avec ces maigres informations, je finis par me perdre et emprunte une route militaire sans le savoir. Au loin, j'entends un véhicule – il s'agit d'une jeep remplie de soldats turcs. J'ai tout juste le temps de me jeter dans les buissons sur le bas-côté. Ils ne m'ont pas vu.

Je reprends mon parcours et, au bout de cinq minutes, je tombe sur une patrouille. Cette fois-ci, pas moyen de m'échapper. Les mecs pointent leur fusil dans ma direction. Après une belle balayette, je me retrouve au sol. S'ensuit un interrogatoire que l'on peut qualifier de « musclé ». La communication est difficile, car aucun d'entre eux ne maîtrise l'arabe ou l'anglais. Je comprends qu'ils me prennent pour un passeur. Ils décident de me passer à tabac et me menacent avec une arme afin que je les conduise aux « clandestins » – chose impossible, car je suis seul.

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Au bout de longues minutes, ils me conduisent dans leur base. Je suis fouillé, et les soldats trouvent tout l'argent que j'ai pris pour mon voyage. Ils comptent les dollars devant moi et me les restituent sans voler un seul centime – je suis bluffé par leur honnêteté.

Un officier sort de son bureau et s'adresse à moi en anglais : « Tu veux aller en Syrie ? On va te montrer la bonne direction ! » Les soldats me font monter dans un camion militaire. On roule pendant cinq minutes en direction d'un point de passage entre la Turquie et la Syrie. Un officier me prévient : « Fais attention à ton argent, les Syriens te le voleront ! »

Horloge de Jisr al-Choughour. Photo de l'auteur

Dès mes premiers pas sur le sol syrien, je tombe sur plusieurs tags – « Que Dieu donne la victoire aux moudjahidines du monde entier » ou encore « Mort au chien Poutine ». J'ai à peine le temps d'indiquer le nom du village par téléphone à mon recruteur qu'un homme m'aborde en arabe et me demande si j'ai faim, ou soif. Les quatre heures de marche pendant la nuit m'ayant épuisé, j'accepte volontiers son hospitalité et me dirige vers sa petite tente bleue – offerte par une association caritative turque.

Hassan* m'affirme qu'il a l'habitude de voir débarquer des « muhajir » – des étrangers, des migrants – dans son village. Il les invite à se reposer en attendant la venue d'un véhicule de la katiba. Autour d'un verre de thé, il m'explique avoir vécu à Homs quelques années, avant que les bombardements ne l'obligent à fuir. Tout au long du repas, il ne manque pas d'insulter Vladimir Poutine et les dirigeants iraniens – responsables de l'enlisement de la guerre selon lui. La sonnerie de mon téléphone interrompt notre conversation. Il s'agit de mon recruteur, qui m'attend dans son 4x4 stationné juste à côté de la mosquée. Je remercie Hassan pour sa générosité et rejoins la voiture.

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Je rencontre pour la première fois celui avec qui je suis en relation depuis le début de mon périple. Il me met très rapidement à l'aise en m'offrant des pizzas syriennes très épicées. Ce grand brun aux cheveux bouclés est d'origine britannique. Il a rejoint la Syrie dès le début du conflit. « À l'époque, on pouvait rentrer en voiture », me glisse-t-il. Avec un grand sourire, il me demande de choisir une kunya – un surnom de guerre.

Il m'explique l'organisation de sa katiba, essentiellement composée d'Européens. « Moi, je dois recruter un maximum de combattants, précise-t-il. On doit réorganiser nos forces car on a eu beaucoup de martyrs. Je fais également le relais entre les Européens et l'émir du groupe. » Il me présente ensuite les objectifs militaires de l'organisation. « Tu sais, nous, on n'est pas comme l'État islamique, affirme-t-il. Je veux dire que notre objectif n'est pas de frapper en Europe ou aux États-Unis. Pour le moment, ça ne nous apporterait rien – on veut simplement libérer le Shâm. On va commencer par Bachar, après ce sera au tour d'Hassan Nassrsheitan [appellation péjorative de Hassan Nassrallah, chef spirituel du Hezbollah libanais, N.D.L.R.]. Quand nous serons assez puissants, nous nous attaquerons à Israël. Nous voulons imposer les lois d'Allah partout sur Terre ! »

Une demi-heure de route plus tard, je débarque dans le hameau où se situe le makkar – le quartier général – des moudjahidines européens. Avant de pénétrer dans les lieux, mon recruteur m'annonce que je suis libre de mes mouvements, mais qu'il a le droit de consulter mon téléphone quand il le désire. Durant mon séjour, il vérifiera régulièrement mes conversations, photos et vidéos.

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Devant un magasin, Abou Farès marque un temps d'arrêt et m'interpelle pour me montrer des AK-103 et AK-104. On dirait un gamin devant un magasin de jouets.

Les combattants sont au nombre d'une dizaine. Ils ont tous entre 18 et 25 ans et semblent ravis de me voir. Je deviendrai rapidement proche de deux d'entre eux – Abou Farès* et Abou Idriss*. Ils m'accueillent avec un festin – une omelette, un poulet-frites et des glaces au chocolat sont au menu. Une fois mon repas terminé, Abou Farès propose de me faire visiter la petite villa, qui appartenait auparavant à une famille d'Arméniens. Elle dispose de tout le confort moderne – eau courante, salle de bains, cuisine, toilettes, électricité et même Internet.

À l'étage se trouve leur armurerie, composée d'AK-47, d'AKM, de quelques grenades, de porte-munitions et de gilets pare-balles. Abou Farès m'explique que les armes lourdes sont entreposées dans les QG opérationnels, proches du front. Il ajoute qu'après le camp d'entraînement militaire, la katiba me donnera ma propre kalachnikov si je n'ai pas les moyens d'acheter la mienne. Il s'agit d'une amana – une sorte de prêt qui m'oblige à prendre soin de l'objet en question.

Après avoir effectué le tour du propriétaire, je retrouve l'ensemble de la troupe sur la terrasse. Ils plaisantent au sujet de la coupe de cheveux de l'un d'entre eux. Je profite de cette ambiance détendue pour mieux les connaître. Il m'est difficile de dresser un portrait sociologique précis, tant les origines ethniques et sociales sont différentes. Il y a des convertis et des musulmans « de naissance ». Certains d'entre eux sont diplômés du supérieur tandis que d'autres ont un simple niveau lycée. Plusieurs sont issus de familles de la petite bourgeoisie. Leur unique point commun est l'islam. Ils vivent ensemble depuis moins d'un an mais entretiennent des amitiés très fortes – pour certains, on pourrait même parler de relations fraternelles.

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Nous évoquons l'État islamique, le frère ennemi. « Ils sont très bien organisés et ont plus de moyens, mais on ne peut pas tolérer leurs pratiques, me dit l'un des combattants. Le problème, ce n'est pas qu'ils coupent des mains ou lapident des femmes, c'est la façon dont ils le font. » Et ce combattant de poursuivre : « Tu sais, en général, les Européens préfèrent rejoindre les gars de l'État islamique, surtout les Français. Ils aiment leur idéologie. Tu en croiseras sûrement du côté d'Idlib et d'Alep ! Ils ont même leur propre katiba, je pense. »

Le salat al 'Asr – la prière de la fin d'après-midi – interrompt notre discussion. Tous les hommes se dirigent vers la mosquée.

À notre retour de la prière, Abou Idriss me présente l'emploi du temps de chaque semaine. Il me précise que celui-ci est soumis à des modifications en fonction des tours de garde que chacun doit effectuer à proximité des lignes ennemies – par période de trois jours tous les dix jours.

Du mercredi au samedi, une séance de sport est organisée juste après le lever du soleil. Au programme : footing à un rythme léger pendant quarante-cinq minutes. Néanmoins, nombreux sont ceux qui s'arrêtent au bout de dix minutes. Après cela, il s'agit d'effectuer quelques séries de sprint, des pompes et un peu de renforcement musculaire. La plupart des hommes présents auraient été recalés par l'armée française, tant leur condition physique n'est pas optimale.

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J'interroge Abou Farès afin de savoir si le groupe a été soumis à une préparation militaire. Il me répond que tous les mois, une « session » est organisée dans un camp d'entraînement situé à proximité de la frontière turque. J'apprendrai plus tard par un autre combattant que ce choix n'est pas le fruit du hasard. Cet emplacement permet d'éviter le bombardement du camp par les avions syriens ou russes – qui ne peuvent pas violer l'espace aérien turc.

Après le petit-déjeuner, des cours théoriques au sujet du maniement des armes sont dispensés en plein air. Abou Farès me présente un petit carnet de notes. Dans un tableau, il a précisé les caractéristiques et performances de chaque arme, puis les différentes positions de tir pour chaque fusil – avec leurs avantages et leurs inconvénients. Pour terminer, il a rédigé un pense-bête sur « comment piéger un bâtiment ou un véhicule avec une grenade ».

L'après-midi, il s'agit de mettre en pratique les enseignements de la matinée. Il faut se familiariser avec les armes russes et apprendre à se déplacer avec un fusil ou un pistolet. Les munitions étant relativement chères, les apprentis ne tirent que très peu. « J'ai tiré à peu près 40 balles de kalachnikov, 20 balles de PKC et un seul d'entre nous a pu se servir du lance-roquettes », me glisse Abou Idriss. Abou Farès tient cependant à me préciser que les combattants les plus doués rejoignent les forces spéciales du Front al-Nosra – ce qui les oblige à renoncer aux femmes. Cette parenthèse refermée, Abou Idriss continue d'énoncer le programme de la semaine.

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Trois après-midi par semaine, les combattants suivent des cours d'arabe littéraire à la mosquée du coin. Ils sont très enthousiastes avant chaque leçon, même ceux qui ont arrêté prématurément l'école. « C'est important pour nous d'apprendre l'arabe, m'affirme Abou Idriss. C'est une obligation pour chaque musulman. En plus, ça facilite notre intégration ici, surtout lorsqu'un frère veut se marier avec une Syrienne. C'est mieux pour la communication dans le couple. »

L'évènement de la semaine se déroule dans une mosquée de la ville de Jisr al-Choughour. Un cheikh local vient y dispenser une leçon. Selon Abou Farès, il en connaît un rayon sur la religion. Si les combattants l'écoutent attentivement, je remarque qu'ils sont surtout intéressés par la discussion organisée à la fin. Cet échange leur permet d'éclaircir les zones d'ombre qui entourent les règles propres au djihad. Ils interrogent le cheikh sur différents sujets – les querelles fratricides entre groupes sunnites, le possible refus lors de la participation à une « opération-martyrs » ou encore le partage d'un butin de guerre. À la fin de la discussion, Abou Farès me murmure : « Tu sais, on est tous ici pour atteindre le paradis. Notre combat ne doit pas être entaché de mauvaises pratiques. »

Ce déplacement à Jisr al-Choughour est l'occasion pour moi de visiter l'un des nombreux magasins d'équipements militaires que compte de la ville. Le matériel fourni par la katiba relevant du strict minimum et étant de faible qualité, les combattants les plus fortunés décident souvent de s'équiper. Ainsi, un gilet pare-balles syrien coûte 70 dollars – pour un russe, les prix grimpent jusqu'à 180 dollars. Les AKM de l'armée russe – plus légers et plus fiables – sont reconnaissables grâce à la petite étoile située à côté du numéro de série. Ils se négocient entre 800 et 1 300 dollars en fonction leur état. Les copies chinoises ou iraniennes ne trouvent que rarement preneurs auprès des particuliers, car elles sont fournies gratuitement par la katiba. De nombreux combattants achètent des chargeurs de kalachnikov de l'armée russe – beaucoup plus légers que ceux fournis. On en trouve pour vingt dollars. En sachant qu'il en faut au moins dix pour partir en opération, la facture grimpe vite.

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Devant un magasin, Abou Farès marque un temps d'arrêt et m'interpelle pour me montrer des AK-103 et AK-104. On dirait un gamin devant un magasin de jouets. « J'aimerais bien en récupérer, c'est vraiment le top. Pour cela, il faut tuer un Russe ou un membre des forces spéciales syriennes. » Ces fusils d'assaut sont inabordables pour la quasi-totalité des rebelles, leur prix pouvant atteindre 4 000 dollars.

Un matin, alors que l'on rentre de la prière, je remarque que mon recruteur pleure. Il m'avoue que sa famille lui manque et que, s'il se bat pour elle et pour lui offrir une place au paradis, il sait pertinemment qu'elle ne le soutient pas dans sa lutte.

Je le questionne pour savoir s'il envisage de rentrer chez lui. « Pas une seule seconde, me répond-il. Je me sens bien ici. Vivre parmi les mécréants n'est bon pour aucun musulman. De toute façon, fuir le djihad est interdit. En Europe, ce qui m'attend c'est la prison, comme les voyous. »

Il nous rassemble ensuite dans le salon et adopte un air sérieux. La veille au soir, on l'a prévenu qu'une offensive devait se tenir le lendemain. « Aujourd'hui, si Dieu le veut, nous allons attaquer les soldats de Bachar, dit-il. Nous devons rejoindre les frères vers le mont Turkmène avant midi pour le briefing. »

Avant leur départ pour l'assaut, les membres du groupe confient leurs biens de valeur à un soldat blessé, qui ne participera pas à la bataille. Cela équivaut à plusieurs milliers de dollars, mais j'ai l'impression qu'ils se font une confiance aveugle. Ils nettoient rapidement leur kalachnikov, s'équipent silencieusement de leur porte-munitions, gilet pare-balles, et mitaines, puis enfilent leurs bottes avant de se diriger vers une jeep, qui les conduira au front. N'ayant effectué aucune préparation militaire, je ne suis pas autorisé à les suivre.

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« [Abou Idriss] est mort sans souffrir – une balle dans la tête au bout de 10 minutes d'assaut. Pas comme le frère indonésien. Une grenade a explosé près de lui. Il a été découpé en deux. Ces intestins ont giclé hors de son ventre. Son agonie a duré plusieurs heures. » –Abou Farès

Deux jours plus tard, ils sont de retour. Abou Farès semble enthousiaste. « Au début on avait largement le dessus, me dit-il. Ils étaient paniqués, mais ils ont reçu le renfort de l'aviation. Au bout de quatre heures, la donne a changé. Ils ont repris du terrain. On n'a pas de défense antiaérienne, en fait. Heureusement, la végétation les empêche d'être très précis. Par contre, les bruits des missiles sont assourdissants. Tu as l'impression que le ciel va te tomber sur la tête quand les avions bombardent, y'a tout qui tremble autour de toi. T'es complètement désorienté. J'ai eu besoin de cinq minutes pour retrouver mon calme. »

Abou Farès de poursuivre : « Après cinq ou six heures, l'émir a ordonné le repli. On perdait trop de combattants. Pour nous couvrir, un frère s'est dévoué et a fait une opération-martyr. Il leur a foncé dessus avec une voiture bourrée d'explosifs. Je ne suis pas sûr qu'on ait gagné du terrain, mais l'important c'est l'aspect psychologique. On leur a montré qu'on est capable de frapper n'importe quand. »

J'interpelle Abou Farès au sujet de l'absence d'Abou Idriss. Il m'annonce sa mort sans aucune émotion palpable. « C'est un martyr, je suis content pour lui, affirme-t-il. Il est mort sans souffrir – une balle dans la tête au bout de 10 minutes d'assaut. Pas comme le frère indonésien. Une grenade a explosé près de lui. Il a été découpé en deux. Ces intestins ont giclé hors de son ventre. Son agonie a duré plusieurs heures. On ne pouvait rien faire pour lui, c'était vraiment triste à voir. »

Il revient rapidement à des considérations plus personnelles. « Je n'ai ressenti aucune peur ou fatigue pendant l'attaque. J'étais comme un surhomme. Je me suis écorché les bras en rampant et j'ai commencé à avoir mal uniquement lors du repli. »

Quand je lui soutiens que c'est sans doute l'effet de l'adrénaline, il me répond que non, tout s'explique par la présence de Dieu, qui lui a donné l'énergie nécessaire pour se battre.

Suite à cette remarque, je comprends qu'il est temps pour moi de partir. J'ai suffisamment abusé de l'hospitalité du groupe, sans rien donner en retour. J'annonce vouloir rejoindre un groupe de francophones combattant dans une autre région. Cela ne pose aucun problème à mon recruteur – tant que je ne rejoins pas l'État islamique, je peux m'en aller.

Je reprends donc contact avec Abou Omar. En bon businessman, il possède un réseau de passeurs des deux côtés de la frontière. Il me met en relation avec Abou Marwan*, son homme de main vivant en Syrie. Nous organisons un rendez-vous à Jisr al-Choughour en début de soirée.

Abou Marwan est encore jeune. Il semble nerveux, et enchaîne cigarette sur cigarette. Abou Omar lui a dit que j'étais Français – il s'est donc mis en tête de me dégoter un passeport syrien. « C'est mieux pour toi, promet-il. Si on se fait attraper par les soldats, ils te refouleront sans poser de questions. » Il sort de sa sacoche un petit paquet qui contient des passeports syriens. Il compare les photos et me dit : « Regarde. Lui, il te ressemble. Je te le fais à 500 dollars ». Je refuse poliment son offre. Il me répond qu'avec mes papiers français, je pourrais les conduire en prison. Face à mon nouveau refus, il abandonne l'idée. « OK, comme tu veux, me dit-il avec dépit. On part dans deux heures. Va manger, tu auras besoin d'énergie. »

Les Syriens étant nombreux à fuir la guerre, je ne suis pas seul à tenter la traversée. Deux familles m'accompagnent. Une camionnette nous rapproche d'un point de passage jugé sûr par Abou Marwan.

Ensuite, nous marchons pendant cinq heures, de nuit. Parfois, nous devons ramper pour éviter d'être repérés par les caméras de surveillance turques, installées sur des miradors. Tout se déroule plutôt bien. Malgré leur jeune âge, nos passeurs sont des pros. Nous arrivons en Turquie.

Abou Omar nous attend dans une voiture. Il nous dépose à la station de bus d'Antioche contre un supplément de 30 dollars. « Il y a des barrages, et j'ai consommé plus d'essence que prévu », prétexte-t-il.

*Tous les noms ont évidemment été modifiés pour la sécurité de l'auteur.