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LE NUMÉRO LINGE SALE

Karate Dad

L'écrivain américain Clancy Martin a choisi de sauver sa famille du naufrage en montant sur le tatami.

Je suis père à mi-temps. Ma fille aînée a été élevée par ma première femme – durant son enfance, je ne me suis occupé d'elle qu'un week-end sur deux, bien qu'elle ait vécu chez moi quelques années à l'adolescence – et mes deux plus jeunes filles, Portia, 7 ans, et Margaret, 9 ans, sont élevées par ma deuxième femme.

Je vais essayer d'être direct : j'estime que mes échecs en tant que mari, et beaucoup de mes échecs en tant que père sont les conséquences de mes deux plus grands défauts, la paresse et la lâcheté. Alors même que j'écris ces mots, un dimanche soir, je suis toujours un peu terrifié à l'idée de devoir mettre mes enfants au lit, de les réveiller demain matin et de les envoyer à l'école. Je le faisais souvent quand j'étais marié à leur mère, mais ça fait quelques années déjà…

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Aujourd'hui j'ai 47 ans, et depuis peu, j'ai renoué avec un désir qui a fait partie de ma vie psychologique toute mon adolescence : celui de me perfectionner. Je ne sais pas quand, ni pourquoi ce désir s'est endormi. Peut-être est-ce tout ce bon vin que je me suis mis à boire lorsque j'ai ouvert mon bar à vin. Peut-être que ce sont les dix années d'alcoolisme que j'ai traversées. Peut-être était-ce ce cynisme émanant des nombreuses erreurs que j'ai commises pendant ce temps, cette attitude du genre « Ouais je suis une merde, mais comme tout le monde, non ? » Mais la vérité, c'est que nous ne sommes pas tous des merdes. Nous pouvons tous devenir meilleurs. Voilà ce qui se passe en moi aujourd'hui : je me souviens de ce que ça fait de vouloir devenir meilleur.

***

Mon ex-femme m'a téléphoné pour me dire que les filles voulaient prendre des cours de karaté. Comme on dépensait déjà trop d'argent en leçons de violon, de violoncelle et de théâtre, mon réflexe fut de dire : « Non. Pas de karaté. » Mais plus tard, tandis que nous étions sur les bords de la piscine municipale, et devant les filles qui sautaient dans l'eau, Amie, mon épouse actuelle, a déclaré : « Peut-être que je pourrais devenir ceinture noire. » Elle en a fait sous l'impulsion du film Karate Kid, sorti quand elle avait 9 ans.

J'ai dit : « En voilà une bonne idée ! Vous pourriez toutes les trois faire du karaté ensemble, ça vous rapprocherait. »

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Elle est habituée à mes mauvaises blagues.

« Si c'est une si bonne idée, pourquoi n'irait-on pas devenir ceinture noire tous les quatre ? a-t-elle demandé.

- Je n'ai pas le temps. En plus, on devrait faire ça trois fois par semaine. Tu es en forme mais moi, je suis trop vieux. C'est trop ambitieux. »

Mais en regardant mes filles – qui ont bien sûr toutes deux répondu qu'elles adoreraient prendre des cours de karaté – je me suis dit : tu n'aimerais pas qu'elles soient capables de se défendre elles-mêmes, hein ?

Le week-end suivant, nous pénétrions dans le dojo AKKA Karaté, à quelques blocks de notre maison à Kansas City. J'avais devant moi 325 m2 de pur échec : ce même endroit que j'avais haï étant gosse ; l'odeur aigre de la sueur ; les tapis bleus sur le plancher ; le miroir sur le mur, dans lequel j'allais ne pas vouloir me regarder ; les vestiaires. Ma cinquième est revenue comme un flash. Je ratais mon lay-up pour la vingtième fois consécutive ; les autres cinquièmes se moquaient de moi, devant la prof de sport qui adorait me voir humilié (comme je vous détestais, Mme Nagel).

Derrière le bureau se tenait une petite femme d'origine indienne, la trentaine : Ritu Nanos. C'était mon futur senseï, ceinture noire, quatrième dan, voix douce, gracieuse réincarnation du sergent Hartman de Full Metal Jacket.

« Relevez-vous. Reposez-vous. Dépêchez-vous ! Vite ! Vous allez me claquer dans les doigts ? Maintenant ! Vous avez la tête qui tourne ? » En fait, je ne pense pas que le sergent Hartman aurait tenu deux jours avec Mme Nanos.

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« La première rangée ! »

« Madame ! »

C'était le premier jour de karaté. Ils passaient New Order. On était environ 20 – des filles entre 7 et 12 ans, Amie et moi. Je n'aurais pas pu avoir l'air plus ridicule. Le groupe s'est dispersé en quatre rangées de cinq.

« Honnêteté dans le cœur, savoir dans la pensée, force dans le corps ! »

« Madame ! » on a tous crié en réponse.

Il faisait 32 degrés dehors et la même température dans la salle. On a fait 50 sauts écart, des pompes, des abdos et un exercice accroupi dont je ne me rappelle plus le nom. C'était l'échauffement. Ensuite, le cours a commencé. La position « square horse » : jambes écartées, genoux pliés jusqu'à ce que les cuisses soient parallèles au sol, le dos bien droit. Tenir 30 secondes. Puis, quand vous êtes sur le point de vous effondrer : « OK, on va un peu plus bas ! J'en veux 30 de plus ! Quatre coups de poing ! Poing marteau ! La pince du tigre ! »

« M. Martin ! Baissez ces jambes ! Vous êtes assis sur un cheval ! Vos poings à la taille ! »

Mme Nanos se tenait au ras du sol, les poings devant, un mur d'épées de samouraï alignées derrière elle.

« Madame ! »

Une heure plus tard, dans les vestiaires, je rencontrai un homme, ceinture dorée, qui se rendait au cours suivant.

« Mon Dieu, je n'avais pas idée », je lui ai dit. « C'est horrible ! »

Il se mit à rire. « Oui j'ai perdu 7 kg, les deux premières semaines. L'un des profs a perdu 45 kg lors de ses six premiers mois. »

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Dans la voiture, Portia m'a demandé : « Papa, ça va ? »

Margaret a dit : « Tu transpires. Beaucoup. » Les deux riaient. Mon jean était comme collé à mes jambes. Ma chemise était plâtrée à mon dos.

« Alors, vous vous êtes amusées ?

- J'ai adoré, a répondu Amie.

- On y retourne demain, papa ? a demandé Portia.

- Après-demain, plutôt. »

Au centre AKKA, ils enseignent le karaté kenpo, populaire aux États-Unis et qui remonte au kung-fu shaolin. Le kenpo aurait été apporté en Occident par un Américain, James Mitose, qui vivait à Hawaï au début du xxe siècle. Mitose a été envoyé au Japon à l'âge de 3 ans pour apprendre le de karaté « kosho-ryu kenpo » (le vieux pin). L'histoire dit que Mitose l'a ensuite enseigné à William K. S. Chow, qui a lui-même affiné le kenpo sous l'influence de son père, et maître shaolin, Hoon Chow. William Chow à son tour l'a appris à Ed Parker, qui a rédigé les règles toujours en usage du kenpo – aussi appelé « la loi du poing ». L'idée, c'est que le kenpo est un sport d'autodéfense ; il repose sur une gamme de coups extrêmement rapides et sur une parfaite connaissance des points vulnérables de l'anatomie humaine.

Quand vous commencez le kenpo, vous êtes « un singe ivre ». Selon notre manuel, « un singe ivre est paresseux, impoli, indiscipliné, et cherche à fuir en se servant de toute stimulation extérieure ». Ils n'ont pas ajouté « lâche », sans quoi ils auraient plus ou moins dépeint ma personne. Je suis donc un singe ivre, et j'espère que le karaté me sortira de ce triste état. « Le singe sobre émerge et s'assied dans le gymnase avec l'âme d'un guerrier », promet le manuel, « mais il faut atteint le 1 Tuan (ceinture noire premier dan) ». Après avoir consulté Amie et les filles, on est tombés d'accord : tous les quatre, au cours des quatre années à venir, nous étudierons ensemble le karaté jusqu'à ce que chacun devienne ceinture noire.

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Heureusement pour moi, le cours des ceintures blanches est plus mélangé que ce que je craignais : quelques garçons, et même un homme de mon âge se sont présentés à notre troisième cours. Et un jour, peut-être sept leçons après avoir commencé, tandis que j'enlevais mon peignoir, j'eus la soudaine impression que mon corps n'était plus l'ennemi qu'il avait été autrefois. L'espace d'une minute, je me suis senti presque chez moi dans mon corps.

Amie et moi regardions un film hier soir, et je lui racontais que, la veille, j'avais enfin pris le temps de regarder Margaret et Portia s'entraîner (sachant que la plupart du temps, je halète, essayant tant bien que mal de garder le rythme du cours).

« Elles regardent Mme Nanos. Mais elles nous observent, aussi. Elles nous regardent pour voir comment on fait nos exercices.

- Vraiment, même moi ? m'a demandé Amie.

- Oui, bien sûr. Les deux nous regardent tous les deux. Et ça m'a fait réaliser, tu sais, voilà deux petits êtres qui nous observent… Il n'y a qu'une poignée de personnes auxquelles elles pensent, et notre opinion ou ce que nous faisons est fondamental pour elles. Tout ce qu'elles veulent, c'est que nous les aimions et les encouragions, qu'on leur dise que tout va bien et que nous prenions soin d'elles…

- Oui, dit Amie.

- Et je ne peux pas m'empêcher de penser que quelqu'un comme moi ne devrait pas être parent. »

Amie jeta un regard vers moi, l'air détendu. « Je crois que tu es un peu dur avec toi-même – mais tu ne triches pas avec ce que tu ressens en ce moment. »

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Voilà où nous étions. Entraînement basique avec Ritu Nanos à « Parris Island », Kansas City. Apprendre à arrêter d'être un singe ivre. Suer pour sa ceinture noire. Devenir un meilleur père.

On était en train d'apprendre le « Dancer B », une série de mouvements de la tête et des épaules, deux coups avec la main ouverte et trois mouvements de jambes, censés mettre votre adversaire au tapis avec votre coude sur sa gorge et son épaule gauche luxée. Il y avait une autre famille dans le dojo – une mère, un père et deux filles, comme nous – et je m'entraînais avec le père, sur le point d'obtenir sa ceinture dorée. Il était musclé, plus petit que moi et âgé de 48 ans – j'avais l'impression qu'il était fait en fer. Lorsque je le fis tomber, j'eus l'impression qu'il était comme un grand arbre s'effondrant en pleine forêt, et que j'étais le petit écureuil qui s'accroche à cet arbre.

« Plante ton coude droit dans ma pomme d'Adam », m'a-t-il soufflé. « Tire un coup sec sur mon bras. Mets ton bras gauche sur le côté, que je le sente dans mes côtes. »

Après 60 pompes – oui, 60 – et 200 sauts écart, on se dirigea hors de la salle en direction de la voiture. Les filles sont souvent silencieuses quand on vient les chercher à l'école, mais elles bavardent toujours après le karaté. Comme si ça relâchait quelque chose en elles.

« Qu'est-ce que tu vas faire au tournoi, Amie ? Je crois que je vais opter pour un mini-kata », dit Margaret.

- Le tournoi ? je demandai.

- Je ne sais pas encore, dit Amie. Peut-être les adversaires, côté B. » (C'est un move de kung-fu très difficile que je suis toujours incapable de réaliser, même au ralenti. Je suis le plus mauvais de nous quatre.)

- Papa, il y a un tournoi dans deux semaines. Toutes les écoles de karaté de Kansas City seront là. Qu'est-ce que tu vas faire ? Tu devrais t'entraîner avec quelqu'un, papa. »

Notre dojo s'apprête en effet à organiser un tournoi avec les autres écoles de la ville. Je réalisai que c'était la raison pour laquelle ils peignaient les murs et installaient de nouveaux matelas, et avec eux les chaînes auxquelles les sacs de sable sont accrochés.

Je vais devoir m'entraîner, en effet.