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LE NUMÉRO FICTION 2015

L’Air Marshal

Une nouvelle de Clancy Martin sur l'alcool, les vols long-courriers et les escales trop courtes.

Lorsqu'il découvrit la facture téléphonique, Paul me mit à la porte. Je vivais au Raphael Hotel et partais en vacances avec Eduard. Je faisais du shopping. J'avais décidé qu'il serait bête de ne pas boire, et je buvais donc en faisant mes emplettes. Je m'étais mise à porter des habits coûteux et commençais à me faire un nom auprès des vendeurs. J'écrivis deux nouvelles, l'une sur un homme qui tue une prostituée mexicaine, et l'autre sur un vieil homme qui s'éprend d'une vingtenaire. Je les envoyai à mon agent, qui les fit publier sur-le-champ. « Quoique tu sois en train de faire, continue ! » m'écrivit-elle.

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J'avais promis à Paul que je ne reverrai pas Eduard. Ils travaillaient ensemble. Je savais que la chose la plus importante que je puisse faire était de rester en contact avec Paul, mais je ne voulais pas lui mentir. C'était plus simple de faire semblant que ma vraie vie n'existait pas si je ne parlais pas à Paul.

Pourtant, Eduard insistait pour que je l'appelle.

Nous étions au Tinajas, à Panama City. C'était la dernière nuit avant notre retour à Mexico.

« S'il n'a pas de nouvelles, il saura qu'on est ensemble, dit-il. Pourquoi as-tu autant de mal à lui mentir ? Combien de fois lui as-tu déjà menti ? Combien de fois t'a-t-il menti, lui ?

- Tu ne comprends pas, dis-je. Il ne ment pas, lui.

- Tu penses qu'il te raconte toujours la vérité ?

- Je n'ai pas dit ça. »

Je ne pouvais pas dire : « j'ai peur de mon mari. J'ai peur de ce que j'ai pu lui faire. J'ai peur d'avoir fait tout ça pour toi et que tu ne m'aimes pas. »

Je dis : « je préférerais lui dire la vérité. Je préférerais que tout le monde sache la vérité. Qu'est-ce que tu peux en avoir à faire de ce que je dis ? Tu ne dis rien à personne. Tu me caches comme un secret. Tu as honte de moi. »

- Qu'est-ce que ça apporte à Paul de savoir ? Une seule chose. Lui faire du mal. Lui faire du mal et à nous aussi. »

La stupidité d'Eduard m'agaçait. Il ne comprenait jamais ce qui se disait. Je saisis le téléphone.

***

Je pris l'avion – pour rentrer au Raphael Hotel – l'après-midi suivant. À l'enregistrement, je demandai un surclassement. Je m'assis au bar de l'aéroport en attendant l'avion, et quand le barman demanda : « une double margarita ? », j'acquiesçai. J'en bus trois. Elles me semblèrent peu chargées, mais une fois assise dans l'avion ça me fit tout drôle. Une femme d'âge mûr assise de l'autre côté de l'allée centrale fit la moue quand je commandai un verre juste avant le décollage. Elle devait avoir mon âge, mais portait du St. John. L'hôtesse de l'air m'apporta une bouteille de vin rouge.

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Quand ils eurent éteint le symbole lumineux, j'essayai d'être cordiale avec ma voisine, mais je trébuchais sur mes mots. Je me répétais. J'avais l'impression d'entretenir une conversation tout à fait cordiale. J'étais sans doute la seule à parler. Elle m'interrompit, « voulez-vous bien châtier votre langage ? » et quand je m'excusai, elle sortit un nécessaire et se mit à broder.

« J'aime bien le motif, » dis-je.

Elle m'ignora.

« Vous tricotez depuis longtemps ? » Je me servis un verre de vin et le vidai. La bouteille était pleine, l'hôtesse avait dû m'en apporter une seconde. « C'est pour votre mère, ou pour une amie ? »

Elle poursuivait son ouvrage.

« Ma femme de ménage aussi coud beaucoup. Des choses magnifiques, elle est très créative. C'est ma grand-mère qui avait un putain de don. Elle avait appris à broder à la main il y a longtemps, très longtemps, genre, putain, eh bien j'avais dix ans, donc pas y'a pas si longtemps que ça, vous étiez peut-être dans le même délire, je pense que c'était ce que faisaient les dames cool, vous savez. Tout ce que je faisais c'était de putain de regarder, j'étais obnub – ob – j'adorais ça. J'adorais le travail que ça impliquait. J'adorais regarder les fils à coudre – les couleurs. Des fois, je me dis que je préférais ça à la baise… Je sais pas, c'est à la mode, non ? C'est un truc totalement putain de cool à faire, je vous admire pour ça, je ne dis pas juste ça parce que, vous avez, genre… Vous en voulez ? » Je lui offris du vin. Elle m'ignora. C'était impoli de sa part. « Ce n'est pas un de ces trucs gratuits. Je l'ai acheté. C'est mon vin. Je suis propriétaire d'un vignoble. »

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Elle se tourna vers moi et s'apprêta à dire quelque chose, puis se remit à son ouvrage.

« Bien sûr, quand vous étiez jeune c'était sans doute de très bon goût, puis c'est devenu vieux jeu, genre merdique, parce qu'on ne peut pas le mettre à la machine. »

La femme continuait à m'ignorer. J'optai à nouveau pour la cordialité.

« Dans le temps c'était un signe de propsérité. Prop – prospérité. Ça l'est toujours j'imagine, nous voilà, deux dames en première classe, appréciant les joies de la broderie et du vin. »

La dame posa son ouvrage et se tourna face à moi. Elle dit avec clarté : « Pouvez-vous arrêter de parler ? »

J'en eus assez.

Je dis : « j'en ai assez de vous, sale connasse. »

Je tendis le bras et appuyai sur le bouton d'appel de l'hôtesse. Quand elle vint, je dis, « cette femme à côté de moi vient de me menacer avec son aiguille.

- Pardon madame ? »

- Cette femme vient d'essayer de me poignarder. Elle a dit qu'elle allait foutre en l'air l'avion. »

La femme à l'ouvrage protesta.

« Y a-t-il un problème madame ?

- Elle a pointé son aiguille vers moi. Elle a dit qu'elle allait me donner un coup. L'aiguille doit disparaître. Ou bien c'est elle qui doit disparaître, à l'arrière de l'avion. Je veux dire, soit l'une soit l'autre. À vous de voir. Elle est cinglée.

- Je ne vois pas de quoi elle veut parler. » La femme avait l'air agitée.

« Vous savez, vous. Vous ne pouvez pas les avoir. Ces gens sont des experts.

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- Madame, vous devriez vous calmer. »

- Je ne suis pas en sécurité dans ce siège. Je pense qu'elle devrait ranger son aiguille à coudre ou être descendue. Je veux dire, si vous devez faire atterrir l'avion, je comprends. » Je lançai un regard à la femme à l'aiguille du genre, Vous voyez ce que vous avez fait ? Plus de première classe pour vous, Madame.

L'hôtesse regardait ma bouteille. Elle partit. Puis un homme en chemise bleue et en treillis fit son apparition.

« Madame, je suis l'Air Marshal de ce vol.

- Enfin !

- Madame, je vais devoir vous demander de me suivre. »

Je ne savais plus où mettre ma bouteille de vin. Le loquet du plateau sur le siège à côté de moi ne se verrouillait pas. Mon plateau ne se verrouillait pas non plus.

Je le suivis jusqu'à l'espace de repos du personnel navigant.

« Madame, j'aimerais que vous compreniez que c'est très sérieux.

- Je comprends.

- Les accusations que vous portez sont très graves. Comprenez-le.

- Oui, chef.

- Expliquez-moi à nouveau. Que s'est-il passé ?

- Oui Monsieur l'agent.

- Dites-moi.

- Oui, chef.

- Madame, vous ne répondez pas à ma question. Que s'est-il passé entre vous et l'autre passagère ?

- L'aiguille. Elle a une aiguille à coudre.

- OK.

- Elle a dit qu'elle allait foutre en l'air l'avion.

- Vous êtes sûre ? Vous ne l'avez pas mal comprise, ou… quelque chose de la sorte ?

- Non, chef.

- La passagère assise à côté de vous dans le siège 3C vous a dit qu'elle allait foutre en l'air l'avion avec une aiguille à coudre. C'est bien ce qu'il s'est passé ?

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- Pour autant que je sache.

- OK, Madame. Voilà ce qui va se passer. Pour que ce soit clair. On va devoir faire atterrir l'avion. Je vais devoir appeler la police mexicaine. Ils vont vous emmener toutes les deux dans des salles d'interrogation et vous allez toutes les deux être interrogées.

- Vous pensez qu'elle ait pu plaisanter ?

- Eh bien je n'étais pas là. Je vous le demande.

- Elle m'a l'air inoffensive. On dirait ma grand-mère.

- Madame, les accusations que vous portez sont très graves, mais je peux voir que vous avez bu et donc je vais juste vous déplacer vers l'arrière de l'avion. Mais je veux que vous sachiez que ce n'est pas un jeu. Vous êtes sur un vol international.

- Je suis désolée si j'ai pu causer une confusion quelconque. Vous savez, elle est juste en train de coudre. Ma grand-mère le fait aussi. Elle est juste en train de coudre. Tout le monde a le droit de coudre. En avion.

- Accompagnez-moi vers votre siège.

- On ne peut pas coudre sans aiguille. Elle fait juste. Vous savez. Des points.

- Oui Madame. »

***

J'étais presque sobre lorsque nous atterrîmes. J'appelais Eduard depuis le taxi en direction du Raphael Hotel : « j'ai failli me faire arrêter. »

Il rit tandis que je lui racontai l'histoire.

« Tu l'as mérité. Elle a gagné. Elle avait la magie des vieilles dames. Par ailleurs, on dirait que t'étais bourrée. »

Il était dans l'appartement de Lurisia. J'étais de plus en plus près de lui demander quand il allait déménager. L'un de vous doit bien déménager en premier, me rappelais-je. C'était déjà moi la première à le faire quand j'ai quitté mon premier mari.

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« C'est quoi la magie des vieilles dames ? ai-je demandé.

- La façon dont elles arrivent à passer les files d'attente, tout ça.

- Elle n'était même pas si vieille que ça ! Elle avait mon âge. Et je n'étais même pas si ivre que ça. Pas assez pour que ça se remarque.

- Bien sûr que non », dit Eduard. Mais il riait avec moi, et c'était agréable de rire de mes récits d'ivresse avec quelqu'un. Ça me manquerait quand je serais sobre.

Texte extrait du roman « Bad Sex », à paraître en septembre 2015 aux éditions Tyrant. Ce texte est extrait du numéro Fiction 2015.