La Ballade de Murder Eyez

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LE NUMÉRO DU SPECTRE ET DE LA COURONNE

La Ballade de Murder Eyez

L'histoire d'une star de rap 
syrienne réfugiée en Allemagne.

Cet article est extrait du numéro du Sceptre et de la Couronne

Masri est un rappeur originaire d'Alep, cette ville au cœur du conflit syrien qui ressemble désormais au Berlin d'après-guerre. Corpulent et barbu, il portait une vieille casquette LA Raiders et un keffieh autour du cou. Il a d'abord traité tous les dirigeants arabes de « menteurs » et de « salopes » et a ensuite démarré son show en reprenant « The Next Episode » de Dr. Dre et Snoop Dogg. Au moment où il commençait ses propres morceaux, la pluie s'est mise à tomber dru. Les parapluies se sont ouverts, la foule s'est dispersée. Masri a alors imploré son public de rester. Il a fait signe au DJ qu'il passe au morceau suivant. Cinq minutes plus tard, il a remercié le public, lui a souhaité d'aller en paix, et a fait ses adieux.

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Bien que Murder Eyez ne soit pas très connu au-delà du Moyen-Orient, il est l'un des rappeurs les plus populaires de l'histoire de la Syrie. Il est aussi l'un des premiers : ses débuts ont été enregistrés sur cassette il y a plus de dix ans, bien avant que la plupart des Syriens ne possèdent un walkman. Murder Eyez se produisait alors toutes les semaines dans les clubs d'Alep, enregistrait des morceaux pour le plus important des imprésarios du hip-hop arabe – un nommé Fredwreck –, et était invité à jouer en concert à Dubaï ou au Caire. En 2010, il était l'un des trois finalistes de l'émission House of Hip-Hop, diffusée dans tout le Moyen-Orient. Au cours des mois qui ont suivi les premières manifestations contre le régime à Deraa, en 2011, sa musique était partout : dans les téléphones portables, les taxis et les cafés.

Il possédait alors un studio d'enregistrement, son propre label – Big Change Recordz –, deux magasins de fringues et une boîte de graphisme. Grâce à un savant mélange d'esbroufe, de talent et de chance, il avait réussi à parvenir à une version miniature du lifestyle entrepreneurial typiquement rap qu'il admirait depuis l'enfance. Il était même devenu une sorte de créateur de tendances : les années précédant la révolution, il se servait de son studio pour encadrer des dizaines de jeunes artistes qui, en raison de sa large charpente et de ses velléités de boss, l'avaient surnommé « le Parrain ».

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Puis la guerre est arrivée. Masri a perdu son studio, ses entreprises, sa maison. Depuis 2012, sa vie est devenue celle de n'importe quel réfugié : une série de fuites ponctuant de longues périodes d'inactivité. Il a depuis obtenu l'asile en Allemagne, où il est l'un des 161 000 Syriens accueillis. Entre janvier et juillet 2015, 44 000 Syriens ont déposé une demande d'asile. Mais ce chiffre ne représente qu'une minuscule fraction des 12 millions de Syriens – plus de la moitié de la population du pays – qui ont été forcés de quitter leur domicile depuis le début de la guerre civile. Néanmoins, et malgré les unes des médias occidentaux, seuls quelque 4 % d'entre eux résident aujourd'hui en Union européenne.

Depuis qu'il s'est installé à Rostock, une petite ville de la côte baltique, Masri recherche du travail et des amis. Sa famille est disséminée à travers la Syrie, l'Égypte et Dubaï. Pour s'occuper, il répare des ordinateurs et fait du bénévolat pour un restaurant libanais. Il reste néanmoins en contact avec sa légion de fans sur Internet, aujourd'hui dispersée mais toujours active sur Facebook, Twitter ou Youtube. Il poste régulièrement un selfie, quelque parole pleine de sagesse ou autre news en faveur d'un clip à paraître.

Mais la vie d'exil de Masri le met souvent en contradiction avec ce qu'il est sur la scène publique : un personnage pugnace, optimiste. « À Rostock, je suis tout le temps seul, reconnaît-il. Je n'ai pas de chance : je vis dans une petite ville truffée de racistes. Je n'ai donc pas d'amis. » Les milliers de likes et de commentaires sur les réseaux sociaux n'ont fait que rendre sa solitude plus évidente encore, sans mentionner son incapacité à trouver un public local réceptif à ses morceaux. Pour preuve, il n'a pas encore réussi à convaincre les organisateurs de festivals allemands. Le Festival de la Paix était de fait sa première et seule performance en 2015.

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« J'ai un énorme pouvoir, m'a-t-il dit, mais je ne peux pas le déployer. »

Avant la révolution, Alep était la plus grande ville et le pôle économique de la Syrie. Les Alépins ont survécu aux tremblements de terre, à la famine, à la peste et à une longue suite d'invasions allant des Babyloniens aux Ottomans – sans oublier le protectorat français. La montée du parti Baas dans les années 1960 a stabilisé la région ; mais même en temps de paix, Alep demeurait agitée. En 1980, le président Hafez Al-Assad y avait envoyé 12 000 soldats afin de réprimer une manifestation en faveur de réformes démocratiques, tuant au passage des centaines de manifestants. Plus récemment, la ville a été le théâtre des pires violences connues en 7 000 ans d'Histoire : elle a d'abord été balkanisée par les armées rebelles, puis copieusement bombardée par les soldats du président Bachar Al-Assad, et enfin abandonnée par la majorité de ses citoyens. 18 factions armées différentes patrouillent aujourd'hui dans la ville. À l'Est, de nombreux quartiers sont intégralement détruits.

L'Alep dans laquelle Masri a grandi était, à l'inverse, un paisible centre industriel et culturel. Masri, né en 1981, est le fils aîné d'un commis du gouvernement et d'une institutrice. Au lycée, c'était un b-boy typique, adepte de breakdancing et de monstrueux play-backs sur les hits d'Ice Cube, Xzibit ou Dr. Dre. À 18 ans, Masri a réuni un groupe avec d'autres kids partageant ses goûts (Murder Eyez fut d'abord un trio) pour organiser son premier live, peut-être le premier concert hip-hop de l'histoire de la Syrie. Il a rappé sur les instrus de ses morceaux préférés, qu'un musicien local avait rejouées pour lui au synthé, rajoutant par-dessus ses propres lyrics dans un anglais soigneusement traduit quoique relativement imprécis. Quelque 50 personnes étaient là pour assister à la performance de ces gentils cinglés qui avaient loué un restaurant afin d'y organiser un concert de rap.

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Masri a étudié l'informatique à l'université d'Alep ; d'abord, la musique n'était pour lui qu'un hobby. Pendant son service militaire, il s'est mis à enregistrer ses propres singles et à les partager avec ses amis et sa famille. Après l'armée, il a travaillé afin de se constituer une modeste cagnotte et faire naître ses entreprises, pour la plupart liées au mode de vie hip-hop : mode, graphisme et production.

« J'ai été le premier rappeur syrien, m'a-t-il dit. Les mecs qui rappent aujourd'hui – aussi bien dans le camp d'Assad que dans celui de l'Armée syrienne libre – ont grandi en écoutant ma musique. » Si Murder Eyez a d'abord suivi les chemins balisés de la culture hip-hop, il en est vite venu à s'intéresser aux préoccupations de la jeunesse de son pays : l'affirmation de l'identité culturelle de cette petite nation, souvent éclipsée sur la scène internationale par des acteurs régionaux plus imposants tels que l'Égypte, la Jordanie ou l'Iran.

J'ai été le premier rappeur syrien, m'a dit Masri. Ces mecs qui rappent aujourd'hui – qu'ils soient dans le camp d'Assad ou dans l'Armée syrienne libre – ont grandi en écoutant ma musique

La scène rap arabe est aujourd'hui divisible en deux catégories : d'un côté les rappeurs-lovers et leurs infernales histoires d'amour. De l'autre, les rappeurs politisés, qui traient des différentes formes d'oppression au Moyen-Orient, du droit des femmes, et parlent ouvertement de révolution. Parmi eux, tandis que d'autres rappeurs syriens remettaient en cause le pouvoir en place dans la région – Abu Hajar notamment, rappeur athée natif de Tartous et aujourd'hui installé à Berlin –, les premiers morceaux de Murder Eyez ne s'aventuraient qu'occasionnellement sur le terrain de la politique, souvent pour réaffirmer l'importance d'un monde arabe uni. Un premier effort dans ce sens fut néanmoins à signaler du côté du morceau « Wake Up » : « You must stop appealing against each other with tongues like knives / Enough to fill your pockets and forget the millions of poor. »

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Après un bref passage à Dubaï, où il a travaillé, Masri est retourné en Syrie en 2010 afin d'ouvrir son studio d'enregistrement et lancer Big Change Recordz, le « tout premier label de rap syrien », qui ressemblait plus en réalité à une bande de potes partageant les mêmes goûts musicaux – parmi lesquels Omar, l'un de ses protégés. Masri est parvenu à vite se faire de l'argent, en faisant payer à des inconnus amateurs – quoique relativement riches – l'accès à son studio. Il faut préciser que la musique populaire syrienne d'avant-guerre relevait du bricolage ; en conséquence, peu d'authentiques studios d'enregistrement professionnels étaient accessibles dans le pays. Les droits d'auteurs n'existaient pour ainsi dire pas. Pour pouvoir enregistrer un morceau légalement, l'artiste devait d'abord s'inscrire auprès du syndicat des musiciens, géré par l'État, lequel ne reconnaissait pas le rap comme un authentique moyen d'expression.

Un musicien professionnel trouvait alors son public en se produisant dans des restaurants, des clubs, ou autres espaces mis en location. C'est en se produisant dans les grandes villes du Proche-Orient que Masri s'est construit sa fanbase, tout en travaillant d'arrache-pied afin d'enregistrer plusieurs morceaux par mois. Sa renommée a peu à peu pris de l'ampleur, jusqu'à son passage dans House of Hip-Hop. Après la diffusion de l'émission, en 2010, l'agent des rappeurs Fredwreck est entré en contact avec Masri afin de lui proposer de représenter la Syrie dans « The Revolution », posse-cut international qui présentait toutes les variétés de hip-hop arabe. Cette année-là, Murder Eyez a sorti un album éponyme – son premier véritable LP.

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« C'étaient nos jours heureux, m'a-t-il dit. On glandait toute la nuit, on roulait en caisse dans la ville. Au matin, j'allais jeter un œil à mes magasins puis je me dirigeais vers le studio pour travailler. Je ne dormais jamais. »

La révolution de Masri était musicale, pas politique. Plusieurs décennies de censure arbitraire de la part du régime ont formaté toute une génération d'artistes syriens, lesquels ont appris à marcher sur des œufs niveau engagement libertaire. « Le gouvernement n'aurait pas accepté que j'aille trop loin », m'a-t-il précisé. Il était déjà de notoriété publique que les musiciens originaires des contrées voisines, de Jordanie notamment, disposaient d'un champ de liberté plus vaste. En 2007, peu après avoir diffusé un morceau à propos de la politique pétrolière d'Assad, le rappeur Abu Hajar fut arrêté par la police d'État puis renvoyé de son université. Il a alors déménagé en Jordanie pour terminer ses études, et fut surpris par le niveau d'engagement du rap jordanien.

Deux ans plus tard Masri, au summum de sa célébrité, a vécu sa propre prise de bec avec la capricieuse censure syrienne. Lui et Omar étaient invités à Damas pour un concert dans un bar nommé l'Amigos. Tandis qu'ils scotchaient des affiches promotionnelles dans les rues, un agent du service de renseignement d'Assad les a abordés et leur a stipulé de se présenter au poste de police dès le matin suivant. Lorsqu'ils y sont allés, un officier les a accusés de satanisme. En guise de preuve, il a montré leurs affiches, sur lesquelles figurait le logo de l'Amigos : un crâne de bœuf muni de cornes.

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En tant que Murder Eyez, Abdul Rahman Masri a monté un véritable empire hip-hop sur le territoire syrien. Image publiée avec l'aimable autorisation de Masri.

Les deux hommes ont été écroués puis conduits dans des cellules crasseuses. Ils y sont restés 20 jours, avant que Masri ne passe finalement devant un tribunal. L'accusation ? « Répandre la musique de Satan. » Un juge indulgent lui a demandé de réciter quelques vers du Coran afin de prouver sa dévotion et les deux hommes ont été libérés, sommés cependant d'éviter tout sujet politique. En dépit du passif bien documenté du régime en termes de torture et d'emprisonnements sommaires, Masri n'a pas vu dans cette arrestation une quelconque indication des dangers du système judiciaire syrien. « J'ai trouvé ça marrant, m'a-t-il expliqué. Je me disais : quelqu'un va bien comprendre qu'il s'agit d'une erreur. Et puis, tant que l'on connaît les bonnes personnes, tout va bien. »

Cette attitude est typiquement alépine. Lorsque les manifestations se sont propagées dans le sud du pays en 2011, les citoyens cosmopolites d'Alep n'étaient absolument pas impliqués. La famille de Masri, représentante de l'élite, avait intégré le club des entrepreneurs favorables au régime, et le single le plus populaire de Murder Eyez, diffusé cette année-là, mettait en garde ses auditeurs contre les politiques de division – soit : les révolutionnaires. Sur un rythme saccadé, il exprimait sa crainte de voir la jeunesse dissidente déchirer le pays et dresser ses frères les uns contre les autres. Deux jours après sa première diffusion, « le morceau était dans tous les taxis de Syrie, tous les portables, toutes les radios et toutes les chaînes de télévision », m'a-t-il certifié.

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Ce succès inattendu a coïncidé à un premier élan de soutien au gouvernement, porté par un sous-ensemble de jeunes syriens fortunés. Le single a consolidé le statut de Murder Eyez en tant que rappeur le plus respecté du pays et lui a valu, ainsi qu'à sa famille, de nombreuses menaces anonymes qui ont précipité leur fuite. Il a depuis refusé de s'aligner – avec les pro-Assad comme avec les factions rebelles. « Choisir un camp aujourd'hui n'apporterait que plus de violences », a-t-il déclaré. Il est également inquiet pour la sécurité des membres de sa famille toujours sur le qui-vive à Alep : une sœur, un beau-frère et plusieurs oncles et cousins.

La première réaction de l'armée d'Assad face aux manifestations fut de rouer de coups les participants et de leur tirer dessus. Quelques militaires réticents ont alors déserté pour créer un groupe rebelle : l'Armée syrienne libre. Les premières escarmouches armées à Alep ont eu lieu début 2012, lorsque les forces de sécurité et les shabihas armés par l'État ont ouvert le feu sur une manifestation pacifique. Cette année-là, au troisième jour du Ramadan, Masri travaillait dans son studio. Sa mère l'a appelé. « Ne rentre pas à la maison, lui a-t-elle dit. Ton oncle est là et nous faisons nos bagages. » Derrière sa voix, il a entendu des coups de feu.

Sa famille a d'abord déménagé dans un quartier plus sûr, mais la violence a perduré. La ville s'est peu à peu fracturée en différentes zones, tour à tour sous le contrôle du régime, puis des rebelles. En août, les forces de l'opposition contrôlaient tout l'est d'Alep. Pendant ce temps, Masri voyait la santé de sa mère, atteinte de diabète, décliner. « Mon père est mort avant la guerre, Dieu merci. » À la fin de l'année, peu avant la fermeture de l'aéroport d'Alep, la famille est partie s'installer en Égypte, au Caire. Masri fut ébranlé par cet exil. Il a cessé de faire de la musique, a pris du poids et regardé ses économies fondre comme neige au soleil. C'est après une longue année de silence qu'il a écrit et enregistré un nouveau morceau, le funèbre « Sigh of Aleppo ». Le clip – qui montre des scènes de destruction de la ville – est l'un de ses morceaux l'un des plus visionnés sur Youtube.

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Puis, à la suite du coup d'État en Égypte, les réfugiés syriens sont devenus les nouvelles cibles des policiers locaux, du fait de leur supposée allégeance aux Frères Musulmans. Le futur de la famille de Masri est redevenu incertain. Immédiatement, il a fait embarquer sa mère dans un avion pour les Émirats. Grâce à un visa destiné aux personnes âgées, elle a été autorisée à rejoindre ses frères cadets à Dubaï, où ces derniers travaillaient depuis une dizaine d'années. Masri, lui, n'avait aucune chance de les rejoindre – aujourd'hui encore, les riches pays du Golfe refusent presque systématiquement d'accueillir les réfugiés syriens.

Masri a dû payer l'équivalent de 3 700 euros afin de rejoindre l'Italie. Il m'a demandé de ne pas publier les détails de son périple jusqu'aux rives de l'Union Européenne, mais il m'a montré des photos, prises au téléphone ; celles-ci laissaient voir un voyage épuisant, dangereux, pour lui comme pour ses compagnons de route.

Lorsque les passagers ont atteint l'Italie, les autorités ont fait pression sur eux pour qu'ils fassent une demande d'asile en accord avec la loi européenne Dublin II. Masri affirme que la police a battu plusieurs détenus et que quelques-uns ont finalement cédé – et signé. La plupart des nouveaux arrivants ont cependant refusé. Leurs objectifs étaient d'entrer en Allemagne ou en Scandinavie, où l'appui financier et structurel des réfugiés est plus important. Après avoir passé trois jours dans un gymnase réquisitionné pour l'occasion, Masri fut libéré en compagnie d'autres détenus récalcitrants. On l'a autorisé à prendre un bain, on lui a fourni un repas, avant de l'ordonner de quitter l'Italie dans les 24 heures. Il a ensuite trouvé un moyen de se rendre en Allemagne, où il a été arrêté près de la frontière nord avec quatre autres compagnons. Les policiers furent amicaux. Le jour suivant, il a emménagé dans un vaste centre de réfugiés dans les environs de Rostock.

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Le conflit syrien a généré la plus grande vague de migration depuis la Seconde Guerre mondiale ; au total, la guerre a entraîné 60 millions de personnes sur les routes. Environ 800 000 sont arrivés en Europe cette année en tant que réfugiés ou « migrants » illégaux. Beaucoup traverseront encore la Méditerranée par bateau, périple dangereux au cours duquel 2 000 personnes ont déjà péri cette année. Peu de Syriens ont les moyens de risquer ce voyage vers l'UE. Ils sont encore moins nombreux à réussir à attendre l'Allemagne, où l'appareil d'État leur est favorable et où ils bénéficient d'un bien meilleur niveau de vie. Masri, dans la mesure où il a réussi à accéder à un centre de réfugiés, fait partie des exilés les plus chanceux.

En juin, j'ai rendu visite à Masri à Rostock, où il vit depuis 2013. Le gouvernement allemand venait de lui octroyer l'asile politique, geste lui permettant de recevoir des allocations, de louer un appartement et de travailler sur le territoire allemand.

Rostock était autrefois le plus grand port d'Allemagne et l'un des principaux pôles commerciaux du bloc de l'Est. Après la chute du Mur, l'industrie du transport maritime s'est effondrée. Depuis, le nom de « Rostock » n'est réapparu dans la conscience collective qu'une seule fois. Sur le chemin menant à l'appartement de Masri, nous nous sommes retrouvés devant le lieu de l'infamie : un vaste complexe immobilier connu sous le nom de « Sunflower House ». En aout 1992, c'est ici que des manifestants d'extrême droite avaient attaqué un bâtiment, qui accueillait de nombreux demandeurs d'asile, pour la plupart Vietnamiens et Roms. Les émeutiers ont entamé les traditionnels couplets racistes – « l'Allemagne aux Allemands ! » – avant de leur jeter des pierres puis des cocktails Molotov à la gueule. Lorsque l'immeuble a finalement pris feu, et tandis que les résidents se réfugiaient sur le toit, la police et les pompiers sont demeurés les bras croisés, aux côtés des badauds en liesse. L'incendie éteint, la justice s'est lentement mise en branle. Le maire de Rostock fut contraint de démissionner, mais seule une poignée des 300 participants fut condamnée à des peines de prison. Les journaux de tout le pays ont spéculé sur la signification de cet effrayant retour à la haine des années 1930, et aujourd'hui encore, le nom de Rostock est toujours lié à l'idée de xénophobie. Plus d'un Allemand m'a fait part de sa surprise en apprenant que j'allais visiter un camp de réfugiés syriens du coin.

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Le studio de Masri est littéralement dans l'ombre de la maudite Sunflower House. La pièce dans laquelle il vit contient son lit, son canapé et un bureau, sur lequel repose un ordinateur d'occasion. Au-dessus du lit était accroché un poster de Marlon Brandon dans le rôle de Don Corleone.

« On m'a dit de rester en dehors de quelques quartiers », m'a-t-il expliqué en se préparant une tasse de Nescafé. « Et deux ou trois fois, un gars bourré m'a crié quelque chose en allemand. Un étranger m'a expliqué que c'était contre les migrants. » À part ça, Masri n'a pas été embêté. Il passe ses journées à chercher du travail, écrire des morceaux ou faire du vélo sur les petites places pavées du centre-ville. Il m'a dit qu'il évitait toute forme de compagnie, y compris celle des autres immigrés syriens, bien qu'il ait du mal à expliquer pourquoi. Il a finalement réussi à trouver ses mots : « Mon oncle a été tué. Deux de mes cousins aussi. Beaucoup d'endroits que je connaissais ont été détruits. Il y a eu trop de trucs. Les Syriens d'Allemagne ont perdu leur capacité à s'émouvoir. »

Se souvenir d'Alep peut parfois conférer à Masri un terrible sentiment d'impuissance. Avec moi néanmoins, il était jovial. Toutes ces années passées à observer les stars du rap américain lui ont appris l'importance de l'autoglorification ; de fait, il prenait un malin plaisir à me parler de son rap et de ses skills en matière de beatboxing. Pour sa fanbase en ligne, il se doit d'incarner le cliché du tough guy imperturbable. Devant moi, il se contentait de poster sur Facebook ses montages Photoshop. Dans l'un d'eux, on voyait ses yeux luire au-dessus de la ligne d'horizon d'Alep. Dans d'autres posts, je le voyais écrire de longues missives grandiloquentes sur les événements actuels. Ceux-ci dénotaient sa vision pour le moins affûtée du monde. « Some ppl playin HardCore » a-t-il écrit sur Facebook l'année dernière. « **I AM HARDCORE**… that's how I grew up n this is who I AM. »

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À Rostock, Masri a perdu les usages et le réseau qu'il avait accumulés tout au long de sa vie. Bouleversé par l'exil, il s'est réfugié en lui-même, déterminer à ne pencher ni vers l'assimilation, ni vers un mal du pays saturé de rancœur.

Lorsque nous nous sommes vus, il portait sa traditionnelle parure hip-hop. « Le lifestyle rap est une question d'apparences », m'a-t-il précisé. En tant que musulman pratiquant, il ne boit pas et ne fume pas. Il a déjà également affiché à plusieurs reprises les vestiges des valeurs conservatrices inculquées par son éducation religieuse. Lorsque la Cour Suprême des États-Unis a tranché en faveur du mariage homosexuel en juin, il a posté une virulente saillie sur Facebook, laquelle commençait par : « Fuck the #LGBT Fuck the #Rainbow_Flag. » Mais, lorsqu'un homme gay est venu le confronter sur ce message, il a été gêné. « Il m'a montré que j'avais des opinions égoïstes, m'a-t-il avoué. C'est contre ma société et ma religion, mais en Europe c'est différent. C'est normal, ici. »

Il hait la violence depuis toujours, et encore plus depuis qu'il connaît la sensation de se faire tirer dessus. Il m'a expliqué que son nom de scène, Murder Eyez, était supposé évoquer un regard puissant, déterminé, et qu'il regrettait sa connotation belliqueuse. Avant la révolution, il avait été invité à venir se produire à l'ambassade des États-Unis en Syrie. Avec les autorités, il avait été convenu qu'il apparaîtrait sous son vrai nom, afin d'éviter le scandale potentiel que pourrait causer un concert dans une institution publique mettant en scène un rappeur musulman – et dévot – nommé « Murder Eyez ».

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Plusieurs rappeurs syriens restés en Syrie combattent aujourd'hui pour les forces d'Assad ou avec l'Armée syrienne libre. « Même ceux qui ne prennent pas activement part aux combats font de la propagande », m'a affirmé Masri, ajoutant qu'il avait reçu des propositions des deux groupes mais qu'il n'en avait accepté aucune. Depuis que la guerre l'a déraciné, sa musique ne contient plus la moindre trace du patriotisme partisan qu'il revendiquait à l'époque de son embarrassant hit pro-Assad. Il s'est plutôt tourné vers les souffrances de son pays, de sa famille et de ses amis – ça, en plus des fanfaronnades habituelles propres au rap. Son single le plus récent, « Arab Mud », fustige les dirigeants arabes pour leur indifférence aux tourments de la Syrie. Il a filmé le clip dans sa cuisine, contre un matelas renversé qu'il est parvenu à dissimuler grâce à quelques incroyables effets de postproduction. « J'ai fait la musique, le montage, le mixage, la vidéo et le graphisme, a-t-il claironné. J'ai tout fait seul, dans cet appartement. »

À Alep, Masri travaillait avec une demi-douzaine de collaborateurs réguliers. À Rostock, il est tout seul. Les opportunités pour un musicien, quel que soit son milieu, y sont limitées – pour ne pas dire inexistantes, lorsque celui-ci est issu d'une minorité. D'après ses dires, il aurait préféré vivre dans une ville d'Allemagne plus grande et plus jeune, Berlin ou Cologne, où il aurait pu être soutenu par des fans, et aidé par des collaborateurs. « Il faut que je déménage de Rostock pour pouvoir lancer mon label », m'a-t-il dit. Déménager n'est cependant pas chose aisée. Il faudrait qu'il arrive à faire son chemin au travers de l'énorme machine bureaucratique allemande et, en cas de succès, qu'il renonce à ses allocations.

Dans l'ensemble l'Allemagne accepte plus de réfugiés que n'importe quel autre pays européen, bien qu'elle soit derrière plusieurs de ses voisins, notamment la Suède, en termes de nombre de réfugiés par habitants. Mais de fait, tous sont loin derrière la Jordanie, la Turquie et le Liban, où les camps de réfugiés sont au-delà du surpeuplement : les réfugiés syriens représentent aujourd'hui un quart de la population libanaise. Angela Merkel a invité tous les Syriens dans le besoin à demander l'asile en Allemagne et a suspendu provisoirement la loi Dublin II, ce qui, selon certains experts, aurait pu créer un fort sentiment anti-immigration. Mais au moment même où la plupart des Allemands soutiennent l'accueil des demandeurs d'asile, une forte impulsion réactionnaire prend son essor dans certaines régions. En automne dernier, des milliers de personnes se sont rendues au rassemblement de Pegida, le parti anti-islam, et cet été son candidat Tatjana Festerling a obtenu 10 % des voix aux élections municipales dans son fief, près de Dresde.

Après avoir fui la guerre civile en Syrie pour l'Égypte, Masri a cessé de faire de la musique pendant plus d'un an.

Tandis que la lumière du jour déclinait, Masri et moi avons pris le train pour aller manger au restaurant libanais où il offre ses services en tant que graphiste et consultant informatique. Ces dernières semaines, le restaurant était devenu le lieu de rencontre de la communauté arabe locale. Il m'a présenté au serveur, un barbier irakien qui a fui son pays peu après l'invasion des États-Unis, lequel m'a dit à voix basse que « tout allait mieux sous Saddam ». Un homme d'âge mûr, qui a perdu son annulaire en combattant pour Yasser Arafat, nous a rejoints et m'a demandé si, en tant que journaliste américain, je pensais que l'ancien président de l'OLP avait bien été empoisonné. Un groupe d'Allemands s'est assis et a commandé un narguilé. Des familles arabes s'arrêtaient pour prendre le thé. Je voyais Masri taquiner les enfants qu'il connaissait.

« Cette génération a de la chance », m'a-t-il dit en soulevant par la salopette une petite fille hilare. « Ils ont échappé à la domination arabe et grandi en Europe. Ils étudieront dans les meilleures écoles et vivront comme des Européens. » Le propriétaire du restaurant, un Libano-Palestinien tout en muscle qui habite Rostock depuis 12 ans, m'a serré la main et a loué, dans un allemand parfait, la formidable hospitalité du pays. Dans l'entourage de Masri le sentiment proeuropéen est général. Cependant, d'autres Syriens critiquent volontiers les politiques européennes et la résurgence des croyances conservatrices sur le continent. Abu Hajar a évoqué la condescendance dont il avait été témoin dans le mouvement de bienvenue aux réfugiés, au sein duquel, a-t-il dit, « même les hommes de gauche bien intentionnés faisaient preuve de nationalisme et d'ethnocentrisme ».

L'exil est traumatisant, aussi bien à cause des dangers physiques que de l'aliénation induite par les barrières culturelles et linguistiques du pays accueillant. Mais il y a une autre épreuve, peu évoquée : la brutale perte de pouvoir. Même le citoyen le plus pauvre du monde possède une forme d'autorité dans son pays natal. En atterrissant à Rostock, Masri a perdu les usages, le réseau et les pratiques culturelles qu'il avait accumulés tout au long de sa vie. Bouleversé par l'exil, il s'est réfugié en lui-même. La conscience de son sacrifice est devenue partie intégrante de son existence, au point de le pousser à se détacher des autres réfugiés. Il semblait déterminer à ne pencher ni vers l'assimilation, ni vers un mal du pays saturé de rancœur. « Je n'ai pas d'amis, encore moins d'amis arabes, m'a-t-il avoué. J'essaie de me détacher le plus possible de la mentalité arabe. Je ne veux plus parler de la guerre. » J'ai alors pensé à cette phrase d'Edward Said : « S'accrochant à sa différence comme s'il s'agissait d'une arme durcie par la force de sa volonté, l'exilé insiste jalousement sur son droit de refuser de s'intégrer. »

Quelques jours après mon départ de Rostock, Masri m'a écrit pour me dire qu'il avait concocté son projet le plus ambitieux depuis le début de la guerre. Au début du mois du Ramadan, il avait réuni sept rappeurs et producteurs syriens, aussi bien des partisans d'Assad que des révolutionnaires, afin de filmer un clip promouvant la paix et l'union en Syrie. Il avait passé une bonne partie du mois à superposer les fichiers que ses collaborateurs lui avaient envoyés. Il a tout de même réussi à publier le morceau, « Upside Down », juste à temps pour l'Aïd. Il m'a dit qu'il souhaitait devenir le rappeur qui parlerait pour la génération perdue : ces jeunes survivants syriens dont les foyers étaient détruits, les ambitions annihilées par les tirs des snipers.

« Ça me semblait impossible de réunir des gens qui ont passé les cinq dernières années à se tirer dessus » m'a-t-il écrit sur Facebook, « mais ça a l'air de marcher ahaha ! » Cette petite victoire lui a redonné du courage et il est depuis revenu à son état naturel : optimiste et productif. Il travaillait sur six nouveaux morceaux à divers stades d'élaboration, la plupart réalisés en collaboration avec des rappeurs occidentaux – américains, allemands ou français.

La meilleure nouvelle toutefois, c'était qu'il était sur le point de quitter Rostock. Après avoir passé des mois à chercher un job et un appartement dans une ville allemande plus dynamique, sa chance avait finalement tourné. « J'ai rencontré une Allemande, une amie géniale, m'a-t-il dit. Nous avons discuté en ligne et maintenant, elle m'aide à choper un appartement sur Cologne. » Pour ce faire, il lui fallait donc renoncer à ses allocations, idée avec laquelle il se sent manifestement très à l'aise. « C'est une honte d'être un jeune homme et de recevoir des aides de l'État. »

Dans le même temps, un groupe antifa de Rostock lui avait demandé de se produire pendant une manifestation – son premier concert depuis le Festival de la Paix –, tandis que d'autres organisateurs avaient positivement répondu à ses mails pour la saison des festivals de 2016. Il était de nouveau dans le truc, faisait à nouveau des plans sur le long terme. Il voulait choper un job dans le milieu de l'informatique et économiser assez pour pouvoir ressusciter Big Change Recordz. Il s'était déjà renseigné sur l'ensemble des démarches à fournir. « Avant, on faisait ça clandestinement. Mais ici je veux que ce soit officiel, bénéficier de mes droits d'auteur et faire tout légalement. »

Lorsque j'ai demandé à Masri s'il pensait retourner chez lui un jour, il m'a coupé. « Bien sûr que j'aimerais y revenir, dès aujourd'hui même, mais il n'y a rien là-bas. Aucune opportunité, m'a-t-il dit. Il faut être réaliste. Mais peut-être que mon petit-fils vivra en Syrie. »