La Crise des réfugiés en images
© Édouard Elias

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La Crise des réfugiés en images

De la Méditerranée à la frontière turco-syrienne : quatre photographes marqués par la détresse des migrants reviennent sur leur expérience à leurs côtés.

Sur la seule année 2015, plus d'un million de migrants sont arrivés en Europe, et quelque 260 000 de janvier à juillet 2016. Depuis le début du conflit syrien et l'aggravation de troubles politiques dans plusieurs pays d'Afrique et du Moyen-Orient, le drame des réfugiés hante les esprits et l'actualité.

Que ce soit au sein de l'espace Schengen, en Méditerranée, en Turquie ou en Europe de l'Est, de nombreux photographes ont couvert cette crise migratoire, la plus grave depuis la Seconde Guerre mondiale. Parmi eux, Edouard Elias, Aris Messinis, Bülent Kılıç et Jure Makovec. Leurs photos, toutes plus poignantes les unes que les autres, illustrent les enjeux et les drames qui se jouent chaque jour aux portes du Vieux continent. Elles témoignent de la nécessité de ces gens à fuir leur pays d'origine et à tout abandonner pour tenter, au péril de leur vie, de tout recommencer, ailleurs, dans un pays en paix dont ils ne connaissent souvent pas grand-chose. Si la réalité de leurs expériences est bien pire, ces images donnent un aperçu de la détresse à laquelle ils sont confrontés.

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Exposés durant tout le mois d'octobre dans le cadre du Prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre, en Normandie, les quatre photographes racontent tous avoir été particulièrement marqués par leur reportage.

© Aris Messinis / AFP

ARIS MESSINIS

« J'ai pris cette photo en octobre 2015, devant le centre d'enregistrement et camp de réfugiés de Moria, à Lesbos », explique Aris Messinis, photographe au bureau AFP d'Athènes. « Cette famille est originaire d'Afghanistan. Je pense que la plupart des gens dans leur groupe étaient Hazaras – une tribu persécutée par d'autres tribus de la région et par les Talibans. En Afghanistan, ils étaient très pauvres et vivaient dans des conditions très précaires. Ils sont venus à Lesbos en bateau depuis la Turquie. En raison d'un afflux de réfugiés, ils ont dû attendre sur ce terrain, devant le camp, à 4 000 personnes et pendant quatre jours, sous la pluie et dans le froid. Ils étaient là pour s'enregistrer et récupérer les papiers nécessaires à la poursuite de leur voyage. À l'époque, la destination finale de ces réfugiés était l'Allemagne. Leur détermination pour y arriver m'a particulièrement marqué. »

En plus d'avoir couvert toutes les étapes du passage des réfugiés à Lesbos, Messinis en a aidé plusieurs d'entre eux. Il a aussi suivi une famille irakienne jusqu'à Munich. Aujourd'hui, il espère toujours que montrer ces images permettra de faire changer les choses. « Ce qui me choque le plus en couvrant ce sujet, c'est de me dire que je ne suis pas en zone de guerre, que je travaille en zone de paix. Pourtant, les émotions qui passent par mon objectif sont dignes de scènes de guerre. La souffrance humaine est la même qu'en zone de conflit, mais savoir qu'on n'est pas en guerre décuple les émotions. »

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© Jure Makovec / AFP

JURE MAKOVEC

Jure Makovec, correspondant de l'AFP en Slovénie, a suivi les réfugiés lors de deux reportages. Il a pris cette photo le 24 octobre 2015, dans le village de Rigonce, à la frontière entre la Slovénie et la Croatie, durant son second reportage. « Ce groupe d'un millier de personnes venait de se rassembler et se préparait à sa longue marche vers un camp de réfugiés, explique-t-il. La plupart d'entre eux voulaient aller en Allemagne, d'autres en Suède, où ils avaient déjà des amis, ou au Royaume-Uni – ils pensaient qu'une vie meilleure les y attendait. La majorité était des Syriens, mais il y en avait aussi d'Irak, d'Iran et d'Afghanistan. Quelques-uns venaient du Pakistan. S'ils étaient nombreux à être sur la route depuis plusieurs semaines, j'ai aussi rencontré un groupe de jeunes Afghans qui avaient mis seulement six jours à venir de Grèce jusque-là. Personne ne savait quand ils allaient arriver à leur destination, mais ils étaient tous heureux d'avoir pu franchir la frontière croato-slovène et espéraient traverser la suivante entre la Slovénie et l'Autriche aussitôt que possible. Ils étaient d'ailleurs très optimistes ! »

Parmi les moments qui l'ont marqué, Makovec se souvient d'un jour de septembre 2015, quand, avec plusieurs collègues, il se trouvait à cette frontière slovéno-autrichienne. « Nous attendions avec eux la traversée et l'ambiance était assez tendue. Puis, quand nous avons compris que le premier groupe avait été autorisé à passer, Srdjan Zivulovic de l'agence Reuters et moi avons commencé à pleurer, tellement nous étions heureux pour eux. » Il se rappelle aussi de ce 19 octobre 2015, quand un groupe de 1 000 à 1 500 migrants avaient attendu pendant plus de dix heures son entrée en Slovénie, sous la pluie battante. « Ils étaient trempés et grelottaient. Tous cherchaient un coin où s'abriter. J'étais dévasté, car je ne pouvais absolument rien faire pour les aider. »

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© Bulent Kiliç / AFP

BÜLENT KILIÇ

Basé à Istanbul et photographe de l'AFP, Bülent Kiliç a été récompensé de nombreux prix pour ses reportages en Turquie, en Ukraine, en Irak et en Syrie. Il couvre la crise des réfugiés depuis 2011 et explique avoir pu être à cette occasion le témoin d'une véritable « horreur » qui fait la « honte de l'Europe ».

Il a pris cette photo en juin 2015, à Akçakale, à la frontière turco-syrienne. En face, se trouvait la ville syrienne de Tall Abyad, d'où ces réfugiés venaient. À l'époque, de violents combats entre les soldats kurdes et l'État islamique avaient éclaté dans la ville, et de nombreux habitants avaient ainsi fui en Turquie – où 1,8 million de Syriens avaient déjà trouvé refuge – ou ailleurs en Syrie.

« Le 10 juin, après avoir laissé entrer plus de 13 500 habitants de Tall Abyad, les autorités turques, craignant d'être débordées par un afflux massif, ont fermé la frontière », explique le photographe. Le 13 juin, alors que la situation s'aggravait de plus en plus, il tombe sur une « foule gigantesque massée dans les champs, dans une chaleur suffocante », devant le poste-frontière. Les policiers turques tirent alors en l'air et font usage de canons à eau pour tenter de les disperser. Plus tard dans la soirée, des militants de l'État islamique viennent eux aussi ordonner aux réfugiés de rentrer chez eux, à Tall Abyad.

Le lendemain, au même endroit, alors que tout paraît calme et qu'il pense être venu pour rien, Bülent Kiliç est témoin d'un afflux de milliers d'individus qui, en un instant, se ruent vers la frontière avec valises et effets personnels. « Tout cela se produit en l'espace de cinq minutes, comme si l'apparition de cette marée humaine avait été orchestrée pour une superproduction hollywoodienne. La scène à laquelle j'assiste dépasse l'imagination », explique-t-il.

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Après avoir cisaillé les barbelés et malgré les invectives des soldats turcs, le groupe parvient à franchir la frontière. « Au début, la brèche a tout juste la largeur suffisante pour permettre le passage d'une seule personne. Tout le monde se bouscule, se pousse pour essayer d'entrer en Turquie par ce trou minuscule. Finalement, les Syriens réussissent à abattre un pan entier de la clôture. D'autres choisissent de l'escalader. »

Face à un tel chaos, les Turcs ouvrent finalement la frontière et les laissent entrer. « Je n'avais encore jamais vu une chose pareille, témoigne le photographe. Des milliers de personnes qui fuient désespérément leur pays à travers une brèche aussi exiguë. […] Je pouvais voir la peur dans leurs yeux. Ils criaient, se bousculaient. »

© Édouard Elias

ÉDOUARD ELIAS

L' Aquarius est un navire de sauvetage civil qui, depuis le 25 février dernier, patrouille au large des côtes libyennes. Affrété par l'ONG « SOS Méditerranée », il a pour mission de sauver les vies de migrants massés dans des canots de fortune. Indépendant de tout gouvernement, ses opérations sont financées par des citoyens européens touchés par la détresse des migrants.

Ce printemps, le photojournaliste indépendant Édouard Elias a embarqué à bord. « Je suis parti de Sicile pour une rotation de trois semaines. Une fois arrivé au large de la Libye, le bateau a reçu des appels de détresse et repéré des canots de migrants, qui prennent la mer quand le vent est faible. L'équipage, composé de marins de différentes nationalités, de sauveteurs et d'une équipe médicale – "Médecins du Monde" les trois premiers mois, "Médecins Sans Frontières" ensuite – a identifié le secteur dans lequel se trouvaient les embarcations. L' Aquarius et les forces internationales sont ensuite partis les chercher. »

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Il y a quelques mois, si les migrants naviguaient encore sur de vieux bateaux de pêche, ils voyagent aujourd'hui à bord de simples canots pneumatiques – ce qui rend absolument impossible la traversée jusqu'en Sicile ou Lampedusa. « Les passeurs libyens leur disent simplement d'aller tout droit, et que dans quelques heures, d'autres bateaux viendront les chercher. Ainsi, ils peuvent parfois passer jusqu'à 24 heures à attendre – il faut savoir qu'ils n'ont pas de bouteilles d'eau avec eux et que les conditions sont très rudes. »

Lors de son reportage – réalisé en partie à la chambre –, le photographe a assisté à un sauvetage au bout d'une dizaine de jours. « Il y avait environ 120 migrants dans le canot, dont quelques femmes et enfants. Pendant ce temps, dans les alentours, les autres navires de la force internationale effectuaient eux aussi des sauvetages – les embarcations de migrants partent toujours à plusieurs. L' Aquarius a accueilli plusieurs groupes secourus par ces bateaux, ce qui faisait un total de 387 migrants à bord, qu'on a amenés en Italie le plus rapidement possible afin qu'ils puissent être pris en charge ou recevoir des soins. Tout ça s'est déroulé sur trois jours : sur trois semaines de reportage, il n'y a eu véritablement que trois jours et demi de contact avec les migrants. Dans mon travail, j'ai surtout essayé d'illustrer leurs émotions. »

Selon le photographe, la plupart de ces réfugiés étaient originaires d'Afrique subsaharienne, mis à part un qui venait d'Égypte. « Il y avait des Camerounais, des Gambiens, des Érythréens, des Soudanais, des Maliens, etc. On trouvait énormément de nationalités. » En discutant avec eux, il a vite compris quel enfer la Libye avait pu être : « Les conditions étaient extrêmement terribles, entre le racket, les viols des femmes, les tortures, les camps, le racisme, la faim et la peur. Plusieurs d'entre eux étaient arrivés là-bas avant la chute de Kadhafi, pour travailler. Ils se sont retrouvés pris comme dans un entonnoir : certains voulaient retourner dans leur pays, faire demi-tour, mais étant donné qu'il n'existe aucun passeur pour les faire revenir en arrière – ou alors ils sont extrêmement chers –, ils empruntent la voie pour partir en Europe, même si ce n'était pas leur but initial. Lorsqu'ils embarquent sur les canots de sauvetage, ils sont en hallions et portent pour certains des traces de brûlures ou de coups. Ils n'ont pas de chaussures, plus d'argent – ils se sont fait complètement dépouiller. Sur le bateau que nous avons récupéré, pas un seul n'avait de téléphone portable – ce qui ne m'a pas permis de rester en contact avec eux. Beaucoup ne savaient pas où aller à leur arrivée en Italie. »

Pour avoir lui même connu l'emprisonnement – Édouard Elias a été otage en Syrie en 2013-2014 –, il explique avoir pu ressentir « la réalité de leurs souffrances dans les camps ». Comme dans son propre cas, il a pu être témoin d'une certaine pudeur quand ils ont été interceptés par les sauveteurs, signal pour eux de la fin du calvaire libyen. « Ils n'étaient pas en train de sauter de joie et certains étaient très faibles ou déshydratés. Ils savaient que la suite n'allait pas forcément être évidente. Une empathie s'est créée à ce moment-là. »

Le Prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre est organisé du 3 au 9 octobre 2016, à Bayeux, en Normandie. L'exposition des photographes de l'AFP dans les rues de la ville aura lieu jusqu'au 30 octobre, et celle d'Édouard Elias, à l'Espace d'art actuel Le Radar, jusqu'au 6 novembre.