La fin du journalisme rap en France

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La fin du journalisme rap en France

Rédacteurs en chef opportunistes, confrères condescendants et rythme effréné : un état des lieux de la presse rap en 2016.

« Faudrait que tu fasses un papier sur le journalisme rap actuel ». J'étais un peu dubitatif quand on m'a commandé ce sujet, dans le sens où la « presse rap » n'existe plus vraiment en France – surtout si on se concentre sur l'écrit. Cela fait bien longtemps que les magazines rap ont pratiquement tous disparu, plus sévèrement touchés par la chute de la presse écrite que les journaux spécialisés dans d'autres domaines. C'était finalement assez logique : si le rap est une des musiques les plus populaires en France, elle est souvent perçue comme une niche. Du coup, quand l'ensemble de la presse écrite commence à plonger et à voir ses ventes basculer, difficile de tenir la distance. À l'heure actuelle, il n'existe aucun magazine spécialisé à l'exception de Rap RnB – destiné à un jeune public, truffé de posters géants et de publi-rédactionnels. De son côté, la presse écrite plus adulte s'est totalement volatilisée. Pourtant, il y a une quinzaine d'années, les mags spés pullulaient dans les kiosques. Le journaliste Fred Hanak a fait ses armes durant cette période : « J'ai bénéficié de la presse écrite à l'époque où certaines start-ups demandaient beaucoup de chroniques rap. J'étais pigiste pour Radikal, R.E.R, Rap Mag. La version française de The Source a débarqué aussi un peu après. » La raison de l'arrêt de ces titres n'est pas uniquement économique. Certains diraient que c'est dans l'ordre des choses, le format papier n'étant plus spécialement adapté à cette musique – ne serait-ce qu'à cause du rythme intense de l'actualité. C'est du moins l'avis de Mehdi, du site Abcdrduson : « Les mags sont souvent mensuels, ce qui est trop long. Une chronique sur un album sorti il y a un mois, c'est déjà obsolète. L'autre solution, c'est de s'en battre les couilles de l'actu et d'avoir des angles super forts et originaux – un peu comme So Foot, qui sont très bons dans leur domaine. Mais je ne sais pas si c'est possible dans le rap, parce qu'on est tributaires de la nouveauté. Quand on présente la sélection des disques du mois, ça n'intéresse pas vraiment les gens, c'est déjà du passé. » « L'actu va tellement vite que le format papier, c'est mort. Future sort trois hits par semaine, le temps que tu imprimes ton truc, t'es déjà à la bourre », renchérit Fred.

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Plus que le cinéma qui, en dépit du téléchargement, conserve son rituel immuable de sortie en salles, la musique se partage à la seconde où elle est disponible sur le web. Et plus que les autres genres musicaux, le rap a épousé une cadence délirante où louper ne serait-ce qu'une semaine suffit pour être perdu. Malheureusement, au moment où la presse papier aurait dû opérer une mutation pour coller à la demande du lectorat, leurs lignes éditoriales ont stagné et la plupart des titres ont été laissés pour morts. Sans doute parce que dès le départ, si l'on pouvait trouver des connaisseurs et passionnés parmi les pigistes, les propriétaires des mags avaient surtout choisi ce créneau par opportunisme ; rappelons que c'était l'âge d'or au niveau ventes de disques et que leur chute a coïncidé avec celle de la presse spécialisée dans les kiosques. Les responsables aux commandes n'ayant pas d'intérêt réel pour cette musique, ils se sont logiquement tous tournés vers autre chose sans chercher à voir plus loin. « Je me souviens que quand j'avais voulu mettre Tandem en couverture, le rédac chef adjoint d'un mag avait dit ''Non, hors de question de mettre des délinquants en couverture'' », s'amuse Fred. « Je suis aussi tombé sur un mec qui refusait ostensiblement de parler de rap français – à part si c'était NTM. Tu lui ramènes un mec comme Jul, il a peur. Il est pourtant abordable, gentil et blanc. Mais il aurait peur quand même. Pour lui, tout ce qui est rap français s'apparentait à de la saleté. »

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Autre phénomène à la fois cause et conséquence de la fin des magazines : l'avènement des sites consacrés au rap – où ce sont souvent des auditeurs passionnés qui ont pris la parole et le pouvoir qui va avec, en proposant des contenus gratuits à leur lectorat. « À l'Abcdr, il n'y a que Raphaël qui est journaliste de formation, précise Mehdi. Le reste, on est juste des mecs passionnés de rap. C'est avant tout un fanzine, qu'on essaie de professionnaliser au fil du temps. » Il faut avouer que le côté amateur était omniprésent lors de la naissance de sites dédiés, lesquels ont proliféré dans les années 2000. « Ce qui compte, c'est l'explosion de sites plutôt pas mal. Ce n'est pas seulement la quantité, c'est la qualité : il y a aussi beaucoup de sites brouillons qui ont fermé depuis », observe Fred. Comme prévu, seuls les plus rigoureux existent encore aujourd'hui. S'il n'y avait pas spécialement d'exigence de qualité à l'époque où ces sites répondaient à une demande urgente, travailler sérieusement est devenu essentiel pour fidéliser les internautes qui ont l'embarras du choix.

Pour autant, même les éléments les plus doués, ceux qui ont appris le métier sur le tas, ont souvent du mal à être considérés comme des « vrais » journalistes – notamment parce qu'ils restent prisonniers de cette image de fans de rap avant tout. Plutôt que de les aborder comme ce qu'ils sont – à savoir des spécialistes d'un domaine musical –, on les considère comme les versions améliorées d'un auditeur lambda. « Encore aujourd'hui, j'ai du mal à dire que je suis journaliste. C'est compliqué d'être pris au sérieux quand on parle de rap », admet Mehdi. « J'écris sur le jazz, l'électro, ce qu'on appelle "musiques du monde". Il faut que je précise ça aux gens qui me connaissent seulement en tant que pigiste rap, afin qu'ils me considèrent comme un vrai journaliste musical », ajoute Fred. J'ai pu témoigner de la même chose de mon côté : j'ai déjà expliqué à des gens que j'étais journaliste rap, et je les ai vus se radoucir en leur confiant que je rédigeais aussi des piges sur le cinéma. On sent une sorte de promotion sociale instantanée dans le regard de certains, lesquels semblent subitement réaliser « OK, il écoute de la musique de sauvage, mais il doit quand même savoir lire et écrire. »

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En plus de l'amateurisme qui gangrène la nouvelle presse rap, le manque de modèle économique se pose également. L'une des définitions du mot amateur est aussi « celui qui travaille sans être payé », ce qui arrive souvent à ceux qui débutent. « J'en vis depuis deux ans, explique Mehdi. Quand j'ai commencé en 2008, j'étais étudiant à côté, c'était du bénévolat. Aujourd'hui, il n'y a toujours pas de vrai business autour de l'Abcdr, mais certains projets rapportent de l'argent. Des gens vraiment pros nous ont approché pour bosser avec nous, et c'est là que je me suis mis à temps plein pour l'Abcdr et d'autres projets liés au rap. » Se faire payer pour écrire ou parler de rap est toujours compliqué – c'est notamment pour ça que je me suis d'abord sécurisé niveau presse ciné avant de tenter le coup en musique. Très peu de journalistes rap en vivent en France – et on ne va pas compter Olivier Cachin, sorte de Philippe Manœuvre du rap hexagonal, parce que ce serait de la triche.

« J'ai pu en vivre pendant environ huit ans, dans les années 2000. J'avais d'autres activités avec mon groupe Ddamage, et je bossais pour d'autres mags, comme la version allemande de Juice. Mais je n'aurais jamais pu m'en sortir en étant uniquement pigiste en France », reconnaît Fred. S'il continue de piger pour Juice, c'est surtout parce que la revue possède une vraie ligne éditoriale : « Je leur ai fait des papiers sur Rohff, Despo, Booba, Kaaris, MacTyer, Medine, Sefyu, IAM, Joey Starr, Tandem… Si je vivais en Allemagne, je pourrais vivre uniquement de ça. Ils sont super ouverts, curieux et à l'écoute. » La presse spécialisée allemande s'intéresse donc plus au rap français que les magazines hexagonaux – triste constat.

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Souvent présentée comme plus adaptée à la demande du public actuel – qui serait forcément trop crétin pour lire de longs pavés –, la vidéo est devenue le remède miracle d'une presse sans imagination.

Beaucoup de pigistes se sont infiltrés dans des médias plus généralistes, lesquels ont miraculeusement fini par comprendre qu'il pouvait être parfois intéressant de parler de rap sous un angle purement musical. « Les gens se rendent compte que la culture rap au sens large, c'est la pop culture, se réjouit Mehdi. « Aujourd'hui, on peut trouver des longs papiers sur Young Thug dans Libération, Picsou Magazine va te faire un truc sur Gim's parce que ça touche les gosses… », renchérit Fred. « Les journalistes rock qui descendaient le rap en disant que DeLaSoul c'était le sida et que Jay-Z n'avait pas d'avenir, ils ont fermé leur gueule. Maintenant, t'as des gens qui se plaignent que Booba et Anelka fassent la couv des Inrocks, alors que c'est normal, même si c'était inimaginable il y a 20 ans. Maintenant, tu peux trouver ton bonheur partout, même sans mag spécialisé. »

Trouver son bonheur, c'est aussi prendre des habitudes de lecture différentes, où l'on suit des journalistes plutôt des médias spécifiques. C'est comme ça que fonctionne Mehdi : « Je suis des journalistes qui écrivent pour plusieurs supports différents que je ne suis pas habituellement, parce que je les estime prescripteurs. En France, j'ai des plumes de référence mais pas vraiment de médias en tant que tels – contrairement aux médias ricains. » Nous voilà donc dans une situation où les pigistes spécialistes sont identifiés, mais très éparpillés. Et aucun projet de lancement de magazine rap qui les rassemblerait ne semble envisageable pour le moment. « On a déjà pensé à une version papier de l' ABCDR, mais c'était le moment où toute la presse écrite était en train de disparaître », explique Mehdi. De son côté, Fred estime qu'il serait impossible de lancer un magazine mensuel consacré au rap. « Mais une revue biannuelle, avec les meilleurs passages, meilleures interviews, une analyse fouillée d'un semestre entier de rap, ça me paraît réalisable et intéressant. Faut qu'un mec mette ses couilles sur la table, qu'il trouve de vrais investisseurs et… qu'il mette des pubs sur le net. »

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On en revient donc toujours au web. Logique, puisque nos habitudes ont également évolué, et c'est là qu'intervient le format phare de ces dernières années : la vidéo. Souvent présentée comme plus adaptée à la demande du public d'aujourd'hui – qui serait forcément trop crétin pour lire de longs pavés –, c'est un peu le remède miracle pour une presse sans imagination. En revanche, il est vrai que cela comble une frustration sur l'absence de rappeurs en télé. Encore aujourd'hui, quand on veut inviter un rappeur sur le petit écran, il faut que ce soit une star dont les ventes suffisent à faire plier un rédac chef plutôt branché Obispo. Si ce n'est pas le cas, le journaliste doit se soumettre à un enchaînement de vérifications stupides de type « on doit être sûr qu'il est ni homophobe ni antisémite, pas de dérapage stp » (hélas, c'est une vraie citation).

En outre, ce format est plus rentable que les autres. « Sans toute la partie vidéo, je ne vivrais pas du journalisme rap », déclare Mehdi avec lucidité. En 2009, des régies publicitaires nous avaient fait comprendre qu'on n'était pas intéressants. Il faudrait beaucoup plus de volume, ou beaucoup plus de public, et on n'est pas là-dedans. Donc notre principale source de revenus, c'est la vidéo. Notre consommation a changé, on veut tous de la vidéo, c'est un réflexe. » Vers la fin des années 2000, des formats éphémères de DVD rap ont d'ailleurs vu le jour (avec Street Live, par exemple), mais c'était déjà peine perdue face aux sites qui proposaient à peu près le même contenu gratuitement. Ainsi pour Mehdi, « Booska-P est un vrai exemple de réussite, ils font beaucoup de vues ». Dans la foulée, plusieurs sites axés avant tout sur les interviews vidéo ont vu le jour, souvent appuyés par leur chaîne YouTube (Rapelite, Rap2Tess, TupakTV).

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Pourtant, si certains pouvaient craindre le risque d'une domination totale de la vidéo, il n'en est rien. L'écrit n'a jamais vraiment disparu. Au contraire, les deux formats se complètent de plus en plus. L' Abcdrduson a bâti toute sa réputation sur des articles, mais a désormais une partie vidéo très conséquente – sans que cela ne freine leur rythme éditorial. À l'inverse, Booska-P publie de plus en plus de papiers, qui traitent de thèmes absents en vidéo. Les articles ont donc encore de beaux jours devant eux.

Pour Mehdi aussi, hors de question d'enterrer le format : « L'écrit n'est plus suffisant, mais je ne pense pas qu'il soit voué à mourir. Certains de nos papiers cartonnent, comme le dossier sur Prose Combat de Solaar, donc l'écrit est toujours là. Ce format a de la valeur et est plus pertinent pour certains artistes, moins à l'aise en vidéo. » C'est aussi ce qui explique la naissance d'une deuxième génération de sites tournés vers l'écrit, comme SURL Mag ou ReapHit.

Reste un dernier souci qui peut empêcher le grand public de prendre les « journalistes rap » au sérieux, s'il s'y intéresse un jour : la frilosité du milieu en matière de ton. La plupart du temps, personne ne se permet de critiquer qui que ce soit de façon virulente. Lorsqu'un projet sort, soit on en dit du bien, soit on n'en parle pas. On pourrait croire que ça permet de soutenir le rap dans un pays où son traitement médiatique est souvent injuste et partial. Sauf que cela revient à considérer les rappeurs comme des gosses qui ont systématiquement besoin qu'on leur tienne la main, au lieu de les traiter comme des artistes dignes de ce nom.

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C'est tout sauf un service à rendre à une musique, quelle qu'elle soit. D'une part, parce que les rappeurs les plus cons finissent par croire que leurs albums sont parfaits. D'autre part, parce qu'ils prennent l'habitude de ne jamais se remettre en question et s'imaginent qu'une critique est forcément une attaque frontale. « Il y avait parfois des embrouilles après avoir critiqué tel ou tel artiste, se souvient Fred. C'est sûr que dans un mag où tu dis tout le temps que tout le monde est bon, il ne va jamais rien se passer. Même pour des trucs à la con – genre une chronique négative sur Kanye West ou Stupeflip – j'ai reçu des menaces de mort. Là, je me disais que j'avais visé juste. »

Cette frilosité laisse le champ de la critique à deux catégories assez consternantes : les YouTubeurs, qui énumèrent des « j'aime, j'aime moins, j'aime pas » devant leur webcam, et des gens qui ne comprennent pas cette culture et détruisent systématiquement les artistes dont il leur arrive de parler. De nombreux passages à la télévision de rappeurs auraient sans doute été moins catastrophiques si la presse spé avait été moins complaisante. Passer de « tu vas tout péter cette année, t'es content ? » à « vous êtes plus ou moins un délinquant illettré et votre musique est une honte » est le genre de grand écart qui déstabilise.

Par définition, réaliser des interviews ou des chroniques uniquement positives, ce n'est pas du journalisme, juste du service après-vente à destination des fans. La fiabilité de ceux qui choisissent ce créneau est toujours remise en cause sur le long terme. Facteur aggravant : pour peu que les concernés traitent aussi du rap US, ils se permettent souvent bien plus de libertés dans ces critiques-là, ajoutant du même coup une bonne dose de lâcheté à leur côté consensuel.

Selon Mehdi, il y a une singularité française en terme de ton utilisé : « Les US, Complex, The Fader et d'autres ont un modèle différent qui leur permet de se lâcher. Leurs lecteurs sont à l'aise avec le fait qu'un site puisse te faire un portrait chiadé de rappeur avant d'enchaîner par une news sur les Kardashian. Sur l'Abcdr, on a habitué les gens à une image intello, qui nous a causé du tort. Demain, si on modifie notre ton, ça va contrarier notre public. »

Plus généralement, aucun média rap ne se permet d'aborder des sujets de société. Par complexe ou fainéantise, ils restent dans une zone de confort qui couvre la musique, le foot et parfois le basket, mais pas plus. Du coup, quand des mecs attaquent le rap en général ou un artiste en particulier, la presse spé est très timide et ne se sent pas concernée. C'est ainsi que l'on arrive à laisser parler des crétins patentés à chaque polémique – le procès d'Orelsan, Booba vs Charlie Hebdo, etc – jusqu'à aboutir à des absurdités totales, comme lors de « l'affaire » Black M.

Ainsi, quand Sear a récemment annoncé le retour de Get Busy, un mag emblématique qui abordait des sujets variés et dépassait le simple cadre du rap, c'était à la fois réjouissant, mais aussi un peu triste. Durant les longues années d'absence du magazine, aucun autre n'a repris le flambeau. « Get Busy, c'était ma référence, déclare Fred. Ça se voyait qu'ils faisaient ce qui leur plaisait, et ça m'a donné envie d'écrire. Ça ressemblait au rap, tout simplement – dans les bons comme dans les mauvais côtés. »

Entre le retour des tontons flingueurs et les jeunes loups qui ont aiguisé leurs crocs sur le net, on peut espérer avoir, un jour, une presse rap française digne de ce nom – pas seulement en termes de professionnalisme, mais aussi au niveau éditorial. « Il y a eu un renouvellement aussi. C'est con mais un mec comme Cachin, je ne l'ai jamais vu en baskets, rigole Fred. Toi, tu pourrais être sur scène avec un rappeur. Quand j'ai interviewé Tandem, ils m'ont vu débarquer avec un manteau en peau de castor et un joint. Ils m'ont dit : "mais t'es qui, on attend un journaliste là". Tout se mélange. Les vrais passionnés, ils ne trichent pas et ça se voit. » Yérim est sur Twitter.