La France peut-elle objectivement basculer dans la guerre civile?
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La France peut-elle objectivement basculer dans la guerre civile?

On a demandé à des experts de gauche et de droite s'il était possible de se réveiller un matin entre deux check-points.
Paul Douard
Paris, FR

« Nous sommes au bord d'une guerre civile. » Cette phrase a été prononcée le 10 mai dernier par Patrick Calvar, le patron de la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure), devant la commission d'enquête parlementaire sur les attentats du 13 novembre. C'est la première fois que le terme « guerre civile » a été employé publiquement pour désigner le possible futur de la France. Le patron des renseignements français pointait alors du doigt la montée de ce qu'il nomme « l'ultra-droite française », qui, selon lui, n'attendrait que ça. « Cette confrontation, a-t-il dit, je pense qu'elle va avoir lieu. Encore un ou deux attentats et elle adviendra. » Depuis cette phrase, il y a eu les attentats de Nice et de Saint-Étienne-du-Rouveray.

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Il est certain que la multiplication des attentats sur notre territoire donne à tout un pan de l'extrême droite française de quoi nourrir sa soif nationaliste. Déjà, à la suite des derniers attentats, plusieurs lieux de culte musulmans avaient été attaqués. Le plus paradoxal, c'est qu'une guerre civile semble être l'objectif de Daesh. Pour cela, le groupe État islamique n'hésite pas à désigner les partisans du Front national (FN) comme une cible de premier choix, afin d'attiser encore plus la haine de ces derniers envers les musulmans de France. C'est ce que le groupe terroriste a fait récemment dans son magazine Dar-al Islam. Mais la France — pays des droits de la personne et « ventre mou » de l'Europe, selon Daesh — peut-elle réellement sombrer dans la guerre civile? Pas si sûr.

Nous avons posé la question à plusieurs experts du terrorisme et de l'extrême droite française afin de savoir si nous devions stocker des boîtes de conserve chez nous et murer nos fenêtres.

François-Bernard Huyghe, chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS)

Pour le moment, je ne vois rien qui montre que l'ultra-droite française est en train de s'armer. Pas plus que l'extrême gauche, d'ailleurs. Je ne vois personne qui appelle à la lutte armée et à s'organiser en armée secrète. Moi, si j'étais eux, j'attendrais les scores électoraux de Marine Le Pen, ce serait plus facile.

Cette déclaration peut refléter une sorte de paranoïa. On nous fait un peu le discours de la peur, là. Si c'était vrai, c'est-à-dire si des groupes musulmans ou d'extrême droite se rassemblaient, il faudrait en apporter la preuve. Ce type de discours fait lors d'une commission parlementaire visait plutôt à obtenir plus de moyens de surveillance, je crois.

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Pour moi, tout ça est bidon. Le mot « guerre civile » a un sens très précis. Vous devez avoir deux factions organisées et armées qui se tirent dessus toute la journée. Le but est d'exterminer l'autre groupe pour prendre le contrôle du territoire. Il y a des drapeaux, des barricades et des milices. Il faut aussi un texte théorique pour passer à la violence. C'est une situation où chacun se met à haïr son voisin. Les gens doivent aussi reconnaître une autorité qui n'est pas celle de l'État. C'est la division totale d'une société contre elle-même. Aujourd'hui, on est très loin de factions avec des lance-roquettes.

Au sein de l'extrême droite, il n'y a aucun mouvement particulier, à part trois types qui vont faire du karaté le dimanche. Il y a beaucoup de djihadistes en France et l'EI leur dit de venir en Irak et en Syrie faire la guerre. L'idée n'est pas d'organiser une guerre civile en France : c'est plutôt humilier les Français et l'État pour les bombardements en Syrie.

En revanche, ce qui me ferait peur serait qu'on gagne la guerre en Syrie et en Irak, qu'al-Baghdadi soit mort et qu'une armée internationale occupe Rakka. Il y aurait des milliers de gens aguerris, des soldats sans armée et sans chef qui reviendraient en Europe totalement désespérés avec un désir de vengeance. Le califat serait écrasé. J'aurais donc plus la trouille au lendemain de la victoire, surtout si c'est pour donner le pays à Al-Nusra.

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Alain Bauer, professeur de criminologie

La déclaration de Patrick Calvar doit être prise très au sérieux. Quand le patron de la DGSI fait ce type de déclaration devant le Parlement, il faut le prendre au sérieux. Elle peut paraître pessimiste, mais on lui reprocherait l'inverse.

Il faut savoir qu'une guerre civile peut être déclenchée par un rien : une provocation particulière ou un assassinat. Mais toutes les guerres civiles sont indépendantes. En général, elles sont de nature indépendantiste comme au Pakistan, en Ukraine, ou religieuses comme en Irlande. Rien ne se reproduit exactement à l'identique d'une guerre civile à une autre, mais l'ex-Yougoslavie semble la plus proche de ce qui se passe en France.

Néanmoins, si l'ultra-droite est en attente de cette guerre civile, comme le dit Patrick Calvar, ça peut être paradoxal. Car une guerre civile est aussi l'objectif revendiqué de Daesh. Enfin, il y a toujours des facteurs qui peuvent bloquer une guerre civile. La résilience et la résistance de la société, et le fait pour l'État de répondre de manière diversifiée à la menace.

Ce qui me ferait peur, ce serait qu'on gagne la guerre en Syrie et en Irak. Il y aurait des milliers de gens aguerris, des soldats sans chef qui reviendraient en Europe totalement désespérés avec un désir de vengeance.

Jean-Yves Camus, politologue, chercheur associé à l'IRIS, spécialiste des nationalismes et extrémismes en Europe

Il y a une tradition chez l'ultra-droite française depuis la fin des années 70. Elle consiste à traduire et à publier des ouvrages importés des États-Unis qui théorisent le passage à la guerre ethnique. Dans leur schéma, ces groupes théorisent le fait qu'à un moment donné, ceux qu'ils nomment les « Français de souche » vont prendre les armes pour chasser les musulmans. C'est très abondant et cela s'est amplifié avec internet. Depuis 40 ans que cette littérature existe, elle ne fait que vanter ce qu'elle désigne comme « l'affrontement final ». Mais il ne s'est jamais rien passé d'important pour l'instant.

Par contre, il ne faut pas prendre à la légère l'hypothèse de voir une éruption de violence ethnique. En Corse, les incidents de Sisco commencent à ressembler à un affrontement communautaire. Aux États-Unis, dans plusieurs États, certains groupes d'extrême droite se dressent contre l'État, comme lors de l'attentat d'Oklahoma City. Cette théorie de la guerre civile, l'extrême droite la copie directement des États-Unis.

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Les armes ne sont pas un problème. Tout le monde peut en acheter avec un minimum de réseau. En revanche, il y a d'autres obstacles avant une véritable guerre civile. Par exemple, la volonté de passer du stade du simple emballement intellectuel au stade de l'action. Car il s'agit d'une prise de risque, pour soi et pour le mouvement. Elle nécessite de l'organisation et du sang-froid. On sait que les skinheads ne brillent pas par leur discrétion ni leur capacité à s'assurer des soutiens. Mais au bout de plusieurs attentats, il peut se développer une augmentation des violences racistes.

Daesh s'imagine que sa seule chance d'obtenir un appui moral des musulmans d'Europe, c'est que la tension ethnique monte. Faire en sorte que même ceux qui n'ont rien à voir avec l'Islam radical se sentent discriminés. À vrai dire, ils sont très éloignés d'une théorie de conquête du pouvoir en Occident.

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Michel Wieviorka, sociologue, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales

« Je ne vois pas quels seraient les deux camps en présence. Les musulmans sont, pour la grande majorité, très soucieux d'intégration, très républicains. Et les tensions actuelles, si elles mettent face à face deux orientations distinctes en ce qui concerne la sécurité ou l'islam, sont politiques. Mais elles n'annoncent absolument aucune violence entre, par exemple, une gauche soucieuse d'un État de droit et refusant des mesures liberticides, et une extrême droite ainsi que certains secteurs de la droite radicalisés sur un mode sécuritaire et hostile à l'islam.

Ensuite, il faut distinguer l'extrême droite politique, incarnée par le FN, et des courants d'ultra-droite aux effectifs peu nombreux, sans base et aux orientations effectivement ouvertes à la violence.

Le FN a une stratégie électorale qui passe par le refus de toute violence. Il a besoin de respectabilité pour se rapprocher du pouvoir. On remarque d'ailleurs que Marine Le Pen a été moins radicale dans ses positions récentes sur les réponses à apporter au terrorisme que bien des dirigeants de la droite classique. Que des groupes incontrôlables, voire spontanés, agissent sur un mode violent en se réclamant d'idées proches de celles du FN est possible; mais ils porteraient tort au FN bien plus qu'ils ne l'aideraient. L'ultra-droite qui se lancerait dans une stratégie de la tension, avec des violences de type terroriste, sur un mode qui pourrait faire penser à l'Italie des années 70 — lorsque des attentats visaient à créer un climat de peur propice à un coup d'État fasciste —, me semble condamnée à une totale marginalisation. Et à l'échec.

Notre pays demeure attaché à la démocratie et aux institutions, qui elles-mêmes sont au plus loin de toute idée d'acceptation de la violence. Nous sommes dans un moment d'hystérisation du débat public, comme l'a montré l'affaire de Sisco en Corse : certains ont annoncé une offensive de l'islamisme radical, jusqu'à ce que la justice commence à établir les faits. Ce n'était qu'une rixe sur fond de tensions banales entre Corses et Maghrébins.

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