La mort du hobo américain

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La mort du hobo américain

J’ai grandi dans le centre de la Caroline du Nord, où les trains de marchandises sont un élément vital du paysage. Juste après mes 18 ans, par une fraîche après-midi d’automne, j’ai sauté...

Photos: Jackson Fager

Les voies ferrées avaient survécu dans les austères ténèbres numériques de 2001 : l'Odyssée de l'espace, relique d'un temps où monstres d'acier et wagon Pullman déchirait l'encre noire des contrées sauvages. Dans la matrice infinie des rues, voitures, antennes téléphoniques, industries, maisons, boulots et familles, les voies ferrées sont une trappe de sortie, une brèche, une exception où règnent encore le silence et l’anarchie.

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La plupart des gens savent que vers le milieu des années 1800, Henry David Thoreau s’est installé dans un chalet sur les rives d’un petit étang à l’écart de sa ville natale de Concord, dans le Massachussetts ; il y a vécu deux ans, durant lesquels il a écrit Walden. Ce que beaucoup ignorent, c’est que son chalet était à moins de 100 mètres d’une voie ferrée menant à Concord et à 30 minutes de marche de la maison de sa mère. Je ne peux qu’imaginer que lors des nuits solitaires dans son petit chalet, le sifflement des trains résonnant dans la forêt au plus noir de la nuit renforçait sa détermination face à la tâche qui l’attendait, lui rappelant que malgré son isolement, il faisait quand même partie de l’humanité.

J’ai grandi dans le centre de la Caroline du Nord, où les trains de marchandises sont un élément vital du paysage. Juste après mes 18 ans, par une fraîche après-midi d’automne, j’ai sauté pour la première fois dans un train de fret, quittant le centre de Raleigh avec mon ami Doug McPherson. Mon ami Cricket, vétéran de la resquille, nous avait donné une petite carte dessinée à la main pour nous aider à nous repérer une fois arrivés à la gare de triage de Linwood, dans l’ouest de la Caroline du Nord. Il donnait le même conseil à tous les novices, invariablement : « Couche-toi et reste planqué. »

À peine sortis de Raleigh, on s’est empressés d’ignorer le conseil de Cricket : on s’est assis sur la plate-forme de notre wagon, à la vue des voitures qui s’arrêtaient aux passages à niveau. Saluer les automobilistes avait quelque chose d’incroyable – lorsqu’ils nous voyaient, leur visage s’illuminait et ils nous montraient du doigt en disant : « Regardez ! Des hobos ! »

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Le paysage le long des voies ferrées est différent de celui qu’on voit par la fenêtre d’une voiture – pas de stations-service, de panneaux publicitaires, de bars, de trottoirs ou de passages piétons. C’est un monde de parcelles à l’abandon et d’ombres jetées par des projecteurs d’arrière-cours, de chiens errants et de clochards avinés, de blocs de béton et de poteaux téléphoniques engloutis par la vigne.

Avec notre carte écornée, en route vers des lieux inconnus, Doug et moi nous sentions comme les premiers pionniers américains partant à l’aventure. C’est là qu’est né mon amour tordu et largement inassouvi du voyage en train de marchandises.

L’auteur endormi dans un train, quelque part dans l’Utah ou le Wyoming.

« Méfiez-vous de toute entreprise qui requiert de nouveaux habits », avertissait Thoreau. On pourrait dire de ce grand radical anticonformiste de Nouvelle-Angleterre qu’il est le tout premier hobo, avec sa manière de prôner l’autosuffisance, la vie en plein air et d’arpenter au hasard les paysages américains encore vierges. Les historiens s’accordent à situer l’émergence du hobo américain moderne après la Guerre Civile. En rentrant chez eux, les jeunes hommes de la nation trouvaient leurs villes et villages dévastés. Certains, déjà habitués à dormir dehors et à partir en quête de nourriture, devinrent des itinérants, sillonnant le pays à la recherche de travail. Vers le milieu et jusqu’à la fin des années 1800, la multiplication des hobos suivit l’expansion des voies ferrées vers l’ouest.

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Au début, les hobos étaient des travailleurs saisonniers qui sautaient sur les wagons plutôt que de payer pour monter avec les passagers. On estime à environ un million le nombre de hobos sur les lignes de chemins de fer entre 1890 et 1930. Ben Reitman, un anarchiste nomade des années 1920 connu pour avoir été l’amant d’Emma Goldman, divisa ainsi la taxinomie de l’itinérance : « Les hobos sont les hommes et femmes sans attache qui voyagent pour trouver du travail ; les tramps, les sans-attache fauchés qui, comme moi, vagabondent par goût de l’aventure, et les clochards, qui constituent la plus petite mais la plus problématique des catégories de vagabonds, sont les accros à la drogue et à l’alcool, qui ont perdu tout sens de la dignité. »

Le tournant du siècle fut une époque dangereuse pour les hobos. Entre 1898 et 1908, l’Interstate Commerce Commission a enregistré plus de 48 000 morts de vagabonds sur les trains de marchandises pour autant de blessés. Il n’était pas rare pour les migrants de voyager sous les wagons, couchés sur les barres en métal squelettiques, bras et jambes tendus à la Superman, ou sur les plates-formes de trains de voyageurs lancés à grande vitesse. Les wagons couverts étaient souvent si encombrés de clandestins qu’on y manquait d’espace. Une vie ne valait pas cher sur les rails – certains hobos tombaient des trains, d’autres étaient assassinés, tandis que les moins chanceux mouraient de froid dans des wagons frigorifiques ou asphyxiés dans de longs tunnels dépourvus de système d’aération. Le spécialiste Lee Wheelbarger m’a raconté une histoire qui illustre bien ces périls. À l’époque, les trains à vapeur crachaient de l’huile et autres projections brûlantes sur une petite plate-forme derrière la seconde locomotive, surnommée le « Monkey porch ». Durant les nuits froides, les hobos non avertis sautaient de wagon en wagon pour se rapprocher de la chaleur irradiant de la chaudière ; quant l’équipage les retrouvait, ils étaient si gravement ébouillantés qu’ils ressemblaient à des singes brûlés.

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Aujourd’hui, si un agent de la police ferroviaire (les railroad bulls) vous surprend dans un triage, on vous donne un avertissement poli, une sanction, ou au pire on vous met en prison pour quelques jours. Mais au début du XXe siècle, une guerre brutale faisait rage entre les compagnies ferroviaires et les hobos. Les bulls abattaient les hobos sans hésiter et les hobos vengeaient leurs morts en tuant des bulls. C’est le film L’Empereur du Nord qui illustre le mieux cette saga. Un hobo héroïque surnommé « Numéro 1 » y défie « Shack », un bull impitoyable tueur de hobos. Numéro 1 est bien décidé à sauter sur le train imprenable de Shack. Le personnage de Shack s’est probablement inspiré de Jeff Carr, un bull du début du siècle qui traînait une réputation terrifiante. Dans You Can’t Win (1926), le récit de sa vie dans le milieu, le hors-la-loi Jack Black écrit de lui : « Si tu t’enfuis, il te tue ; si tu restes là, il te colle six mois [de prison]. Et il préfère que tu t’enfuies. » Jack London aussi mentionne Carr dans La Route, son recueil de nouvelles de 1907 sur la resquille : « Par chance, je n’ai jamais rencontré Jeff Carr. J’ai traversé Cheyenne sous le blizzard. À l’époque, 84 hobos m’accompagnaient. Grâce à la force du nombre, nous nous moquions de la plupart des choses. Mais pas de Jeff Carr. »

Outre le meurtre, l’extorsion était monnaie courante. Les garde-ligne faisaient irruption dans les wagons de marchandises et soutiraient aux clandestins le peu d’argent qu’ils avaient sur eux, menaçant de les expulser et de les faire arrêter s’ils ne payaient pas. Vers la fin des années 1800, un groupe de hobos a formé un syndicat de travailleurs itinérants sans emploi, baptisé Tourist Union #63, pour se protéger des garde-ligne et de la police ferroviaire. Certains de ceux-là ont fondé ensuite l’American Civil Liberty Union. Plus de cinquante ans plus tard, en 1972, ils ont remporté leur longue bataille pour la révocation des lois répressives et dépassées sur le vagabondage.

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Au début du siècle, la Tourist Union #63 tenait sa convention annuelle des hobos à Chicago, qui était alors un centre névralgique de la vie du hobo américain. Abritant les plus grandes gares de triage de tout le pays, la ville était un passage obligé des hors-la-loi, criminels, radicaux et autres itinérants de la nation. Quand une série d’émeutes et de violences policières a gâché deux conventions successives, les organisateurs ont fait savoir qu’ils cherchaient un autre lieu. Les fondateurs de Britt, une petite communauté agricole d’Iowa nouvellement constituée, ont offert de les accueillir sur leur humble parcelle.

Contrairement à tant de villes dotées de lois sévères contre le vagabondage, Britt avait besoin d’ouvriers agricoles saisonniers. Les fondateurs ont donc payé aux hobos des places en première classe depuis Chicago pour aller visiter l’endroit. Un accord a été conclu et depuis cent douze ans, la National Hobo Convention se tient là. Chaque année en août, les hobos se rassemblent dans cette petite ville tranquille le temps d’un week-end pour renouer le contact avec leurs pairs, honorer leurs morts, manger du ragoût de Mulligan et élire un roi et une reine des hobos. Britt possède un Musée des hobos, un cimetière des hobos, une jungle hobo, et même une tombe du Hobo Inconnu.

J’avais toujours voulu aller à la Convention. C’est comme ça qu’un jour, j’ai organisé un voyage en train depuis Oakland jusqu’à Britt avec trois autres personnes que je connaissais plus ou moins, en l’espace de cinq jours à peine.

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Backwoods Jack joue devant un public attentif dans la jungle hobo.

Notre voyage a démarré sous de mauvais auspices. Il y avait Jackson, le photographe, Ben, son ami qui avait deux semaines de congés et envie d’aventure, et Chris, un habitué de la resquille avec qui j’avais correspondu mais que je n’avais jamais rencontré en personne. Chris avait pas mal roulé sa bosse en la matière, moi raisonnablement, et pour Jackson et Ben, c’était la première fois. On s’est mis en planque dans un dalot du triage d’Oakland. Le lendemain matin, on s’en est fait expulser par un policier qui a menacé de nous coller en prison – « et je vous recommande pas la prison d’Oakland ! »

Suivant ses conseils, on a rejoint la gare d’Amtrak la queue entre les jambes et acheté un billet pour Roseville, la prochaine étape sur l’itinéraire de l’Union Pacific Overland. De là, on a sauté dans un train mixte au ralenti et 7 ou 8 kilomètres après la sortie de la ville, il s’est arrêté en crissant. Trois flics plutôt amicaux nous ont fait descendre en prenant le temps de nous expliquer qu’un pilote nous avait vus sauter à bord. Cette nuit-là, on a dormi dans un stade juste à côté du triage. Au matin, Chris est parti de son côté tandis que Ben, Jackson et moi sommes allés prendre le bus à 15 $ pour Reno, dans le Nevada.

Le triage de l’Union Pacific de Reno se trouve dans l’ombre du gigantesque Nugget Casino. Aussitôt arrivés, on s’est aventurés à l’intérieur. Après deux jours dehors, la moquette et les miroirs constituent une expérience hallucinante : on se serait cru dans un palais des glaces.

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En sortant du casino, on est allés se planquer derrière les buissons ornementaux au bout de la pelouse vert fluo. Juste derrière la haie, le long d’un grillage, se trouvait une « jungle hobo » (un campement en bordure de voie ferrée d’où les hobos peuvent sauter dans les trains) jonchée de canettes de bière.

Durant la majeure partie du XXe siècle, les resquilleurs ont appris à connaître le réseau ferroviaire par essais et erreurs, et en échangeant des informations. Dans les années 1920, les jungles étaient remplies de gens qui faisaient leur lessive et cuisinaient. On pouvait se renseigner auprès d’un des anciens pour savoir quand partirait le prochain rapide. À force d’années de pratique, les anciens connaissaient par cœur les horaires, les plans de gares et les endroits où sauter.

En 1997, un passionné anonyme a entrepris de rassembler ce savoir populaire dans un document unique, un guide couvrant toutes les villes, villages et faubourgs de l’Amérique du Nord. Cet épais opuscule photocopié est mis à jour tous les ans grâce aux informations de contributeurs issus de tout le pays. Ce guide circule de main en main chez les resquilleurs.

Vers midi, un train de conteneurs sur deux niveaux à destination de Chicago est passé. Escaladant le grillage, on s’est mis à courir à côté à la recherche d’un wagon accessible, pour finalement se rabattre sur le dernier – une locomotive sans pilote en queue de train.

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Une cabine de locomotive ressemble à un cockpit d’avion – l’intérieur climatisé est rempli de boutons, de manettes et de fauteuils de pilote. On y trouve des toilettes et un petit frigo rempli de bouteilles d’eau. Jack et Ben ont regardé autour d’eux d’un air hésitant. Ils s’étaient attendus à voyager dehors. À bord, un train grince, gémit, bipe et souffle – il pète, même. À chaque bruit étrange, Ben et Jackson sursautaient, pensant qu’il y avait un problème. Une fois hors de Reno, on est sortis de notre cachette pour s’asseoir sur les fauteuils de pilote pneumatiques. La voie ferrée s’est éloignée de l’autoroute et très vite, on s’est retrouvés en plein désert, au milieu des buissons et de la poussière blanche. Fenêtres ouvertes, on fumait et on s’asseyait sur la plate-forme pour sentir le vent chaud du désert nous fouetter le visage. À la nuit tombée, on a déroulé nos sacs de couchage et on s’est endormis.

Quand je me suis réveillé au milieu de la nuit, on était dans le triage d’Elko. En jetant un coup d’œil par la fenêtre, j’ai aperçu un camion qui faisait le plein d’un côté et une voiturette de golf de l’autre. J’ai réveillé Ben et Jackson pour leur dire qu’il fallait qu’on parte. Les locomotives en queue de train sont inspectées toutes les 24 heures. Quand tu voyages seul, tu peux t’enfermer dans les toilettes sans faire de bruit, mais à trois, pas moyen de se cacher. Sentant qu’un garde-ligne était sur le point de nous surprendre, j’ai bloqué la porte en métal. J’ai entendu des pas de l’autre côté et quelqu’un a essayé d’ouvrir. Après trois ou quatre tentatives, il a abandonné et s’est éloigné.

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Aussitôt après son départ, on a couru se cacher dans le désert broussailleux près des bureaux de la gare. Depuis notre buisson épineux avec nos sacs à dos chargés, la resquille ressemblait à une version DIY d’un camp d’entraînement.

Notre train est reparti. Juste au moment où l’on s’apprêtait à abandonner et à marcher jusqu’à l’autoroute, un long céréalier se dirigeant vers l’est est entré dans la gare.

Soudain, les camions ont disparu, nous laissant la voie libre. On a trottiné le long du train pendant qu’il prenait de la vitesse puis on s’est hissés sur un wagon-trémie suffisamment large pour qu’on puisse tous les trois s’y allonger. Le train a accéléré avant d’entrer dans un défilé. L’air frais de la nuit était vivifiant. Je me suis glissé dans mon sac de couchage et j’ai sombré dans un profond sommeil.

À mon réveil, on était en train de traverser le Grand Lac de Sel. Sous l’horizon rose, des sommets de montagne nappés de rouge se reflétaient sur le miroir de l’eau. Le lac sentait le soufre et des goélands volaient au-dessus de nous. On aurait dit un voyage dans le temps. Des plages de sel blanc immaculé, des ruines de lignes à haute tension et des remorqueurs entièrement rongés par la rouille défilaient dans le paysage.

L’eau commençait à manquer, mais on a quand même décidé de rester jusqu’à Green River dans le Wyoming. Là-bas, une fois le train arrêté, on s’est tranquillement dirigés vers la ville comme des cowboys de western spaghetti.

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Dans l’Ouest, Green River est une étape centrale du transport de marchandises. Les logos de l’Union Pacific sont placardés partout sur les ponts autoroutiers et l’imposante gare de triage tient lieu de centre-ville. Un superbe bâtiment d’inspiration Grèce antique abrite le siège de la compagnie ferroviaire. Les garde-ligne y circulent au volant de camionnettes blanches.

Les itinérants semblent faire partie intégrante du quotidien à Green River. Les habitants du coin souriaient quand nous marchions dans la rue et nous demandaient où on allait. Des flics s’arrêtaient à notre hauteur, nous observant à travers leur vitre baissée. D’après un autre flic rencontré là-bas, la ville reçoit 1 000 itinérants par an. À moitié morts de faim et gravement déshydratés, on est allé se goinfrer dans un restaurant lambrissé, le Crazy Moose. Puis, après avoir fait le plein de cigarettes, d’eau et de bières, on a retrouvé notre planque sous le pont, près de la rivière, et on a attendu comme une bande de trolls à l’affût. Pour tuer le temps, on buvait des bières et on essayait de casser des bouteilles flottant dans une mer de boue en les visant avec des cailloux. Attendre des trains de marchandises est une activité qui rappelle la guerre ou la chasse au gros gibier – une alternance entre de longs temps morts et des moments d’action accompagnés de pics d’adrénaline.

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Finalement un train mixte est apparu, suivant la route vers l’est. Il était si lent qu’on a décidé de descendre à Rawlins.

Là-bas, près de la voie ferrée, on a rencontré Whytesmoke, un rappeur de 17 ans qui nous a gratifiés d’un freestyle, entouré de sa bande en BMX. On a mangé, rempli nos gourdes et au coucher du soleil, on a marché le long des rails jusqu’à un buisson caché dans les falaises escarpées ; on aurait dit une grotte médiévale. On a fait du feu dans un fût rouillé. Au bout d’un moment, un train de wagons frigorifiques a percé l’obscurité ; on a sauté dans le dernier wagon.

Chaque train est une expérience unique et imprévisible. Peut-être est-ce pour ça qu’on le fait – pour courir le risque, abandonner tout contrôle et se laisser porter par le destin. Notre train de Rawlins laissait espérer qu’il traverserait le Wyoming comme une fusée. En réalité, il se traînait misérablement, s’arrêtant toutes les heures pour laisser passer des trains prioritaires. Frustrés, on a sauté en marche à Laramie.

On menait à présent une course contre la montre : plus que 12 heures avant la National Hobo Convention, et on avait déjà du retard. On a loué le véhicule le moins cher qu’on a pu trouver – une camionnette U-Haul – et on a pris la route, bien décidés à embarquer tous les autostoppeurs qu’on rencontrerait en chemin.

À la sortie de Laramie, on a repéré un solitaire sur le bas-côté. Il avait une barbe grise à la Walt Whitman et poussait un vélo lourd comme un tank dans une montée interminable. On s’est arrêtés à sa hauteur. « Je m’appelle Joe. » Avec ses dents en moins et sa peau calleuse, on aurait dit un vieillard, bien qu’il n’eût que 55 ans.

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Au bout de cinq minutes de discussion, j’avais compris qu’il faisait partie des derniers spécimens d’une espèce en voie d’extinction. Joe avait campé en Oregon pendant deux ans et rejoignait à présent l’Arkansas en vélo. Il comptait s’y installer pour « trois ou quatre ans » et y chercher de l’or. Il était allé dans le Montana mais avait dû faire un détour de 1 600 kilomètres à cause des incendies de forêt. Après l’Arkansas, Joe projetait d’acheter deux chevaux et de partir vers l’ouest en passant par l’arrière-pays. « J’ai vu le pays en voiture, je l’ai vu à vélo et à pied;je me suis dit que je le verrais bien à cheval, comme les anciens. »

« Vous n’imaginez pas le genre d’animaux que j’ai vus de près. » Il nous a assuré parler aux blaireaux. On a chargé Joe et ses affaires à l’arrière de la camionnette et on lui a dit qu’on l’emmenait jusqu’à Des Moines. Il s’est montré reconnaissant, affirmant qu’on lui faisait gagner « un ou deux mois » de vélo.

L'auteur et Ben attendent dans une jungle hobo du Wyoming pour le train de nuit.

Sur la route, on s’est arrêtés pour un autre auto-stoppeur, un jeune homme élégant qui avait de longs cheveux frisés, des lunettes de soleil et un chien. Il s’appelait Alex et s’est présenté comme un écrivain voyageur. Son chien – un pitbull à truffe rose – s’appelait Batman. Alex nous a expliqué qu’en 2010, il avait quitté son job chez Google et s’était mis à faire du stop, trouvant où se loger via le site couchsurfing. Durant ses deux ans de nomadisme, il n’avait dû dormir dehors que deux ou trois fois.

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Quelques heures plus tard, dans le Nebraska, un flash de lumières bleues nous a arrêtés. Un officier s’est approché de la fenêtre et nous a expliqué que quelqu’un les avait appelés : « Ils ont dit que vous aviez l’air de transporter des Mexicains. » Il a contrôlé Alex et Joe à l’arrière et nous a laissés partir avec une mise en garde : l’I-80 était une artère majeure du trafic d’êtres humains et notre véhicule serait sûrement arrêté à nouveau.

À Omaha, l’étape suivante, on s’est imprégnés des vibrations revigorantes du vendredi soir en ville – tout le monde était sur son trente-et-un et les filles du Midwest sont incroyablement belles. Alex, sobre, a conduit pendant la nuit. Après avoir dormi quelques heures dans le parking d’un hôtel, on s’est réveillés à l’aube pour les dernières deux heures de route jusqu’à Britt à travers les champs de maïs de l’Iowa. Juste à temps pour voir la fanfare du lycée parader dans une rue résidentielle tranquille. Des personnes d’âge moyen ou avancé défilaient dans des chars en jetant des poignées de bonbons. Un jeune garçon dodu au volant d’un colossal tracteur John Deere prenait la pose, agitant la main.

Britt était envahi de touristes mais une absence sautait aux yeux : celle de personnes ressemblant à d’authentiques hobos avec des heures de rails dans les pattes. Des familles rurales déambulaient dans la grand-rue devant les stands de tir et de nourriture qui crachaient des tubes à la mode. Des filles pubescentes achetaient des tee-shirt girly portant l’inscription HOBO dans le musée du même nom, puis allaient déjeuner de l’autre côté de la rue chez Mary Jo Hobo House.

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On a marché jusqu’à la jungle hobo improvisée de Britt, un terrain soigneusement tondu près de la voie ferrée. Là, rassemblées autour de wagons de marchandises abandonnés, une vingtaine de personnes tournaient en rond, la plupart grisonnantes, vêtues de vestes en cuir et de casquettes en raton laveur. Dix ou quinze tentes parsemaient la pelouse, à côté d’un petit village de camping-cars et de camionnettes. Au total, il ne devait pas y avoir plus de soixante personnes installées sur place. L’ambiance était davantage celle d’une foire artisanale de hippies que d’un bidonville au temps de la Grande Dépression. Pour remettre les choses en perspective, 1 800 hobos avaient assisté à la convention de Britt en 1949.

Dans toute la ville, les habitants de Britt servaient des marmites de ragoût de Mulligan – la traditionnelle tambouille improvisée des hobos – à une foule d’itinérants et de touristes. Une femme a ouvert la cérémonie pour l’élection du roi et de la reine des hobos en chantant les quatre couplets de l’hymne national américain. Les participants avaient le regard perdu au loin ; ils ne connaissaient pas les paroles.

Les candidats masculins, une collection de vieillards débraillés avec des surnoms type Adman ou Minnesota Jim, sont montés sur scène pour faire leur discours. Chaque année depuis 1900, la convention couronne un roi des hobos. Les discours d’Adman et de Minnesota Jim étaient émouvants. Tous deux ont parlé de leurs problèmes de santé, et Adman a annoncé sa retraite de la vie sur les rails. On a rendu hommage aux anciens qui avaient « pris le train vers l’Ouest » (« mourir », dans l’argot des hobos).

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Le public s’est enflammé lorsqu’un hobo unijambiste, âgé et sympa, a poussé son fauteuil roulant jusqu’au micro. « Salut ! Moi c’est Frog », a-t-il lancé de sa voix aiguë et rauque. Alors que le discours d’Adman était chargé d’auto-apitoiement, Frog paraissait rempli de gratitude pour sa famille hobo.

Les nominées au titre de reine des hobos étaient toutes des femmes âgées – Angel, Minnesota Jewel et Empress Vagabond Lump, la seule hobo noire du rassemblement. Le public a élu les gagnants à l’applaudimètre. Minnesota Jewel, une version cadavérique de Woody Guthrie, l’a finalement emporté, ex æquo avec Angel, une femme de Britt. On les a coiffées de couronnes taillées dans des boîtes de café Folgers.

Les cérémonies terminées, je suis allé trouver Frog qui fumait seul dans son coin. Frog vit à Helena dans le Montana. C’est dans une prison pour immigrés de Californie qu’on lui a donné ce surnom, « parce que mon compagnon de route leur a dit que je sautais de train en train comme une grenouille ». Je supposais qu’il avait perdu sa jambe sur les trains de marchandises mais en réalité, c’est une bande d’adolescents qui l’avait attaqué au début des années 2000. « Juste un groupe de gamins qui rentraient d’un match de football. Ça arrive souvent ces temps-ci », a-t-il expliqué en souriant. Avant son accident, il avait resquillé pendant 31 ans. « J’ai arrêté maintenant, mais ça me fait encore envie. Il me reste un train à prendre, et ce sera mon voyage vers l’Ouest. »

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J’ai demandé à Frog pourquoi il y avait si peu de jeunes hobos à la Convention. « Les jeunes frères et sœurs anarchistes sont toujours là, sur les rails, seulement ils ne se font plus appeler “hobos”. Sincèrement, je crois que d’ici vingt-cinq ans, la Hobo Convention sera du passé. »

Il a expliqué qu’au cours des vingt dernières années, Britt avait pris des mesures sévères contre le rassemblement, qui était devenu une sorte de fête foraine grand public, complètement édulcorée – des petits enfants couraient partout dans la jungle hobo comme au cirque, s’émerveillant et demandant des autographes. La ville a renforcé les lois obligeant à tenir les animaux en laisse tout en durcissant celles sur la répression des bagarres, la consommation de drogue et l’ébriété. L’insulte finale a été l’installation d’un agent de police ferroviaire sur la voie ferrée pendant la convention, empêchant les hobos de venir ou repartir de Britt en train de marchandises.

Dans You Can’t Win, Jack Black décrit une convention du début du siècle : « Il y avait une jungle grandiose près d’une petite rivière propre où ils faisaient bouillir leurs vêtements souillés de vermine – les “guenilles”, comme on les appelait –, cuisinaient leur ragoût, ou s’il y avait assez de clochards, tenaient leurs “conventions”. Ces conventions, comme beaucoup d’autres, étaient un prétexte pour picoler. Parfois, ça se terminait par un meurtre ou bien un clochard ivre tombait dans le feu et mourait brûlé vif, après quoi ils s’en allaient en silence. »

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En 1998, une faction de participants las des règlements toujours plus restrictifs de la convention a décidé d’organiser son propre événement itinérant, le Trampfest, censé se rapprocher un peu plus de l’esprit hors la loi de la National Hobo Convention des origines. D’après ce que j’en ai entendu, le Trampfest semble être une version plus jeune, plus alcoolisée et plus violente de la convention de Britt.

La nuit est tombée, le feu a été allumé et des assiettes en polystyrène de hot-dogs et haricots ont été servies ; tout ça a pris des allures de fête médiévale. Un type effrayant, qui ressemblait à un amish avec sa barbe de cou, s’est mis à danser en jouant une version à la flûte de « Call Me Maybe ». Ça discutait beaucoup patriotisme à la sauce Kiwanis, et la soirée était animée par un certain Medicine Man de 66 ans qui n’était même pas un hobo, mais un passionné de hobos qui avait sillonné le pays en camping-car avec sa femme.

Ces « hobos de cœur » (un euphémisme employé par les faux hobos pour se désigner eux-mêmes) semblaient avoir pris les rennes de la convention – les authentiques hobos, malades et fatigués, restaient en retrait, essayant de profiter de ce moment en famille. Empress Vagabond Lump m’a raconté : « Quand je suis venue ici pour la première fois, en 1981, c’était différent. Maintenant c’est comme un truc historique, les gens viennent apprendre l’histoire des hobos. Une attraction de week-end, quoi. »

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En me baladant dans la jungle hobo au coucher du soleil, j’ai rencontré l’enfant terrible de la National Hobo Convention ; il avait étalé un morceau de couverture élimée sous les roues d’un wagon et y sirotait un pack de Beast Ice. Il portait un tee-shirt tie and dye crasseux et sa peau avait la couleur du hot-dog bouilli. Il est sorti de son trou en moonwalk, en criant « I’m the Tan Man, baby! » et en chantant Lady Gaga – « Lemme take a ride on your disco stick! »

À plus de quarante ans, cradingue et dérangé, Tan Man est une caricature de clochard cinglé. Il avait passé sa vie dans la rue et s’enorgueillissait d’être le « roi des clochards stoppeurs ». Il m’a expliqué qu’il se sentait plus en sécurité dans un caniveau que dans un lit chaud. Il a pesté sur ce qu’était devenue la convention : « Y’a un paquet de gens ici qui sont des hobos à carte de crédit, des hobos millionnaires », fulminait-il. Même s’il était une parodie de lui-même, Tan Man était venu par respect pour les hobos plus âgés. « Une chose que les anciens m’ont apprise : ne jamais manquer de respect, toujours offrir une cigarette, un truc à manger et une bière, si t’en as. Les vieilles règles hobo. Tu dois respecter si tu veux qu’on te respecte. »

Le lendemain, j’ai appris que Tan Man s’était fait arrêter pour avoir pissé sur une clôture. Le plus basique des besoins naturels de l’homme, à peine une infraction à la loi, épinglé dans une ville qui avait un jour été le sanctuaire des hobos. J’en avais assez vu. Écœuré par le paternalisme de Britt et de la convention, il était temps de partir. On a pris l’avion pour New York.

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Arrivé chez moi, j’ai appelé Frog pour poursuivre une conversation qu’on avait commencée à Britt. Il m’avait dit qu’il avait été l’un des membres fondateurs du très redouté gang des FTRA, l’équivalent sur les rails des Crips de Los Angeles. À l’évocation de leur sinistre réputation, Frog a éclaté de rire. « C’est le sigle de Fuck The Reagan Administration – on l’a lancé quand Reagan a diminué le nombre de bons alimentaires – mais je ne sais pas pourquoi, ça a fini par devenir les Freight Train Riders of America. »

Homme chaleureux, Frog m’a raconté que beaucoup de hobos s’étaient arrêtés pour lui rendre visite à Helena. Je l’avais imaginé vivant dans un chalet à la peinture écaillée, chauffé par un poêle à bois, avec des tournesols et une collection de fragments de rails rouillés entassés sous le porche. Dans mon esprit, il passait ses vieux jours dans un charmant refuge, accueillant régulièrement d’autres clochards et hors-la-loi répondant aux noms de Minneapolis Minnie, Pasco Slim ou Salt Chunk Mary. C’est pourquoi j’ai été stupéfait d’apprendre qu’il vivait dans une maison de retraite. L’image fantasmée que j’avais de sa vie s’est effondrée, remplacée par la terne réalité – papier peint fleuri aux murs, pelouses tondues, centres d’accueil, parkings.

Imaginer Frog dans son fauteuil roulant, seul dans sa maison de retraite du Montana, c’en était trop. Devinant mon malaise, il s’est mis à décrire son environnement. « De ma fenêtre, je vois les Sleeping Giant Mountains. Je regarde passer les trains près de ma maison, juste devant ma fenêtre. » On sentait la nostalgie dans sa voix. « Il y a deux voies ferrées – une qui va vers l’ouest et l’autre vers l’est. Et juste derrière, il y a un aéroport. Je peux m’asseoir pour regarder les avions décoller et atterrir. » Je m’imaginais le bourdonnement des trains, le klaxon solitaire le réveillant au milieu de la nuit dans son éternel rêve de retrouver les rails. Je lui ai promis de lui écrire et de venir lui rendre visite avant de dire au revoir.

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Assis à mon bureau, après avoir raccroché, j’ai pleuré pour tous les gens et modes de vie disparus, et pour le dernier hobo américain en route pour son dernier voyage vers l’Ouest.