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Les Indiens d'Amérique veulent expulser les riches des Hamptons

Avant d’être colonisée par P. Diddy et des traders milliardaires, cette région abritait la tribu Shinnecock.

Des membres de la tribu Shinnecock. Photo : Andrew Brannan

Les indiens de la tribu Shinnecock ont vécu sur l'île de Long Island pendant des milliers d’années. À l'image de nombreuses tribus de la côte Est, ils ont été décimés par les maladies rapportées par les colons européens. Aujourd’hui, la tribu compte moins de 1500 membres dont la moitié vit dans une réserve qui s’étend sur 300 hectares. En 2010, elle a finalement été reconnue par l’Etat fédéral après une longue bataille judiciaire que l’un des chefs Shinnecock décrit comme une expérience « dégradante, humiliante et intrusive ». Quatre années ont passé, et l'optimisme qui était né de cette reconnaissance historique commence à se dissiper. La tribu éprouve de terribles difficultés à se développer économiquement et les Shinnecock ne sont pas loin de sombrer dans le désespoir.

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Le destin de cette honorable tribu devrait nous inciter à nous poser certaines questions au sujet du projet de vivre-ensemble de la société américaine : Que devons-nous faire pour aider ceux qui sont laissés pour compte ? À quel moment les doléances du passé cessent-elles d’être légitimes ? L'histoire de nombreuses tribus indiennes fait réfléchir et nous rappelle la manière dont sont traités ceux qui ne respectent pas les fondements du capitalisme : ils sont annihilés et oubliés.

Les terres des indiens Shinnecock sont situées dans la ville de Southampton, qui est l’un des lieux de villégiature favoris des personnes les plus puissantes au monde. Des magnats de la finance comme George Soros ou David Koch y possèdent des villas immenses. On peut aussi y croiser des gens comme Howard Stern, Kelly Ripa et d’autres personnalités de l’industrie du divertissement. En gros, les Hamptons sont réservés à des Blancs indécemment riches et à P. Diddy – c'est-à-dire à tous ceux qui aiment passer leur été à dépenser sans compter.

Si vous avez déjà marché dans les rues de Manhattan, vous avez sans doute été témoin de la cohabitation obscène d'individus très pauvres et de riches excentriques. Mais ce qui accentue le contraste entre l’existence modeste des Shinnecock et la richesse outrancière qui les entoure est le fait que les Hamptons appartenaient auparavant à la tribu. Aujourd’hui, cette région est l’une des plus chères au monde, et les Shinnecock entendent bien la récupérer.

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Pour comprendre comment les Shinnecock ont perdu leur terre, il faut remonter en 1703. Cette année-là, les colons anglais qui représentaient la ville de Southampton ont conclu un bail locatif d'une durée de 1000 ans avec les Shinnecock afin de leur reconnaître le droit de vivre sur la partie orientale de Long Island. Pendant plus de 150 ans, les Shinnecock ont vécu sur cette terre, repoussant de temps en temps les attaques d’autres tribus tout en se lançant dans la pêche à la baleine, pour laquelle ils étaient réputés.

En avril 1859, les Blancs de la région ont déclaré qu’il n’y avait pas de raison valable pour que les Shinnecock gardent toute la terre qui leur avait été légalement promise. Ils ont donc préparé un accord bidon qui a été inexplicablement accepté par les chefs Shinnecock et qui autorisait la cession de 1400 hectares aux Blancs. Les habitants ont fini par forcer la tribu à signer l'accord, présenté rapidement aux législateurs de l’État qui ont autorisé le transfert. Les enjeux économiques n’étaient pas négligeables — la construction d'un chemin de fer était prévue — et cela a incité les pouvoirs publics à faire comme si la spoliation n'avait pas eu lieu. Le risque juridique et politique était de toute façon très faible, tant les tribus indiennes étaient méprisées à cette époque.

Au cours de l'été 2005, la tribu a intenté un procès à l'encontre de l’état de New York et de la ville de Southampton. Les Shinnecock exigeaient une compensation financière et l'expropriation de tous les résidents des Hamptons afin qu'ils puissent récupérer leur dû.

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Le country club de Shinnecock Hills. Photo : David Hilgart

Ce procès a agacé les élites locales, peu habituées à une telle « insolence » de la part d'une tribu constamment méprisée. En novembre 2006, une cour fédérale de district a rendu un jugement défavorable aux Shinnecock. Le juge Thomas Platt a évoqué le « pragmatisme » qui avait poussé la Cour suprême à statuer en 2005 contre les tribus Oneida et Cayuga dans des cas vaguement similaires. Le jugement de Platt a fait référence à plusieurs reprises aux laches, un concept juridique américain rarement utilisé qui a été créé pour empêcher quiconque de revendiquer une propriété après un laps de temps trop important. Depuis 1859, ce territoire a été « le théâtre de l'occupation et du développement des non-Indiens », ce qui a entrainé « un changement démographique majeur ». Un changement de propriétaire serait donc beaucoup trop « perturbateur ».

Il est normal de se demander pourquoi les Shinnecock ont attendu aussi longtemps avant de réclamer ces terres. « Avec la barrière de la langue et le manque de connaissance du système législatif américain, il aurait été presque impossible pour la tribu de revendiquer ses droits, » explique Greg Guedel, président d'un service d'aide légale à destination des Indiens au sein d'un cabinet d’avocats de Seattle et chercheur à l’université de Washington. Les Shinnecock ont marqué un point pendant le procès en insistant sur le fait que « les barrières institutionnelles empêchaient la tribu de s'exprimer publiquement, et par conséquent de défendre ses droits.»

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L'absence d'action légale de la part des Shinnecock ne veut pas dire qu’ils viennent tout juste de se rendre compte qu'ils s'étaient fait avoir. Les chefs tribaux ne se sont pas réveillés en 2005 en s'écriant « Merde, où sont passées toutes nos terres ? » La tribu a expliqué qu’elle s’était toujours opposée à cette spoliation depuis qu’elle avait eu lieu, mais ils n’avaient aucun moyen pour agir efficacement. Au-delà de la barrière de la langue, de la méconnaissance du système judiciaire et du fait qu'aucun pouvoir décisionnel ne leur était favorable, les Shinnecock devaient faire face à de nombreuses guerres entre tribus indiennes. Guedel souligne le fait que tous les documents issus de l’accord frauduleux ont été rédigés « dans le but de justifier la saisie des terres de la tribu » et « sans aucune contribution des  Shinnecock. » Il évoque « un vol emballé dans une paperasse juridique. »

En clair, les Shinnecock ne peuvent pas prouver qu'ils ont été volés par les institutions judiciaires et politiques de l'époque et que ce vol a modifié leur mode de vie et changé leurs perspectives d’avenir de manière dramatique. Et même s’ils l’avaient fait, les personnes qui auraient pu agir en leur faveur n'en avaient rien à foutre. Ces réalités intéressent pourtant très peu le juge Platt, qui a déclaré :

« Il est certain que les injustices dont ont été victimes les Shinnecock sont graves, mais elles ne sont pas récentes, et le caractère perturbateur de leurs demandes m'incite à les rejeter. »

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Les Shinnecock ont fait appel de ce jugement. Ils attendent toujours la décision de la Cour d'appel.

Il faut mesurer à quel point toute cette affaire peut paraître incroyable aux yeux des Shinnecock. Une grande parcelle de leur terre leur a été volée de manière éhontée par des Européens blancs. Pendant 150 ans, la tribu a survécu avec peine tandis que certaines personnes transformaient ce qui était une terre sacrée en un terrain de jeux pour individus cupides et vils. Pendant toutes ces décennies, la tribu n’avait aucune ressource et aucune possibilité d'agir. Finalement, avec l’aide d’avocats qualifiés et dévoués à leur cause, la tribu a pu porter l’affaire devant une cour fédérale « uniquement pour récupérer  ce qui nous est dû, » pour reprendre les mots de l’un des chefs Shinnecock. Et tout ça pour qu'un juge blanc de 80 ans leur réponde : « Désolé, vous auriez vraiment dû venir nous voir plus tôt. En plus, on ne peut pas « perturber » la vie des géants de Wall Street qui vivent aujourd’hui sur vos terres ancestrales.»

Des gens qui naviguent sur le canal Shinnecock. Photo via Mr. TinDC

Alors que les responsables tribaux ont refusé de commenter cette affaire, j’ai pu tout de même m'entretenir avec une Shinnecock qui a demandé à témoigner anonymement sur ce sujet très sensible. « Nos conditions de vie sont très difficiles, c'est une honte », a-t-elle déclaré. Ce qui semble le plus l’énerver, ce n’est pas l’opulence extrême de ceux qui vivent dans les Hamptons ou le fait que la tribu ne profite absolument pas du prix très élevé de l’immobilier dans cette région des États-Unis. Non, ce qu'elle déplore, c'est le manque de respect dont font preuve les autorités locales envers les Shinnecock.

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Elle ne parlait pas de manque de respect de manière générale et abstraite. Elle évoquait avant tout la mise au ban quotidienne dont souffrent les Shinnecock. « Ce qui m'énerve le plus, m’a t’elle expliqué, c’est le fait qu'on ne peut même pas aller à la plage. »

« On doit payer 300 dollars pour avoir une autorisation de la ville ou 40 dollars pour se garer vers Cooper’s Beach pendant une journée. Je n’ai pas autant d'argent. » La plage magnifique de Cooper’s Beach, classée parmi les 10 plus belles plages américaines, est à moins de dix minutes de la réserve.

Agacée, elle a récemment décidé de refuser de payer les 40 dollars exigés. « Vous êtes sur notre terre » a-t-elle répondu au responsable de la plage. « Je ne vais pas vous donner 40 dollars alors que vous ne devriez pas faire payer quiconque pour profiter de la nature. » Quand les responsables ont insisté pour qu’elle paie 40 dollars, elle n’a pas cédé « par principe ». La ville de Southampton a riposté en lui collant une amende de 250 dollars.

Ce qui a été fait aux indiens Shinnecock est un exemple parfait de lutte des classes à grande échelle, une lutte qui se poursuit encore aujourd’hui. En prenant en compte le mauvais traitement incessant dont ils ont souffert, il est remarquable de noter que les Shinnecock ne sont pas si furieux que cela. Randy King, un ancien chef de la tribu, est un exemple parfait du sang-froid qui les caractérise : « Nous avons été des voisins agréables alors que nous cohabitons avec des gens qui ont volé nos terres ancestrales pour leur simple prospérité financière. » Aujourd’hui, après ce que King appelle « des siècles de mensonges, de promesses brisées et d’exploitation », il paraît clair que les Shinnecock ne récupèreront pas leurs terres.

Ce n’est pas le seul problème auquel les Shinnecock ont dû faire face depuis leur reconnaissance en 2010. La tribu a dû affronter des querelles intestines et le développement économique est au point mort. Le projet de casino — pour lequel la tribu a investi une partie considérable de ses maigres ressources — est paralysé et est entre les mains des tribunaux. Les Shinnecock subissent toujours la condescendance et l’irrespect  de leurs voisins, qui n'ont aucune connaissance historique au sujet de l'endroit dans lequel ils vivent. L'Indienne Shinnecock avec laquelle j’ai pu discuter va même plus loin. Selon elle, les habitants n’ignorent pas seulement l’histoire de la tribu. Ils ne savent même pas qu'elle existe.

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