Le Cavalier afghan
Un cavalier au bord de la rivière Murghab, lors d'une expédition dans l'Hindou Kouch.

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reportage

Le Cavalier afghan

Louis Meunier est le premier Français à avoir intégré le cercle très fermé des tchopendoz.

Des tchopendoz lors d'une partie de bouzkachi. Photo : Grégoire Belot

L'Afghanistan a drainé depuis 2001 nombre d'occidentaux perclus de romantisme à la recherche d'aventures. Louis Meunier est un Français qui y a habité plusieurs années. Il y fut successivement humanitaire, voyageur, directeur financier et enfin producteur de documentaires ; mais il fut surtout le premier étranger à rejoindre le cercle très fermé des tchopendoz.

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Ces cavaliers mythiques sont les acteurs du sport national afghan, le ​bouzkachi​. Le principe de ce jeu, hérité des mongols de Gengis Khan, est très simple : on trace à la chaux un cercle au sol, sur lequel on dépose une carcasse de brebis, ou de veau si c'est une grande occasion. Les cavaliers des différentes équipes doivent se saisir de la carcasse, qui pèse plusieurs dizaines de kilos, et tourner autour d'un poteau placé un peu plus loin pour avoir ensuite le droit de marquer. Le point est validé quand un cavalier relâche la carcasse dans le cercle de chaux. Pour y réussir, tous les coups sont permis et le terrain n'a pas de limite. Et quand vous vous retrouvez au beau milieu d'une mêlée composée d'Afghans féroces et de chevaux survoltés, pas grand monde ne donnerait cher de votre peau.

On est allé à la rencontre de ce tchopendoz français qui a joué plusieurs années pour l'équipe de bouzkachi de Kaboul. Il a écrit un livre, ​Les Cavaliers afghans, qui a gagné la Toison d'or du livre d'aventure et le prix Pégase. Il nous a parlé de bourrins, de sang, et de guerre.

Louis Meunier sur son cheval

VICE : Comment as-tu atterri en Afghanistan ?
​Louis Meunier : Un peu par hasard. Je voyageais en Afrique depuis quelque temps, mais j'étais complètement fauché. J'ai vu une proposition pour bosser avec une ONG au Tadjikistan. Je suis rentré à Paris en urgence, le lendemain, j'ai eu un entretien : j'étais pris, mais la mission se déroulerait dans le nord de l'Afghanistan. On était en mars 2002, seulement quelques mois après l'intervention américaine.

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J'imagine que le climat était un peu tendu quand tu as pris tes fonctions.
​Des roquettes tombaient toutes les nuits sur Kaboul. Le sol tremblait. Mais j'ai vite quitté la capitale pour me rendre à ​Maïm​ana, où mon job m'attendait. La situation là-bas était apocalyptique. En février, les hommes du ​général Dostom, un chef de guerre ouzbek, ont mené une campagne de répression terrible. Ils ont tué des milliers de talibans lors du ​massacre de Dasht-e Leili. Ils ont coupé des têtes, des mains, jeté des hommes dans les puits. À Maïmana, tout était rasé. Mais bon, c'était tranquille finalement.

Pardon ?
​Tu sais, quand tu débarques à Kaboul et que tu vois 4,5 millions de personne qui vivent plus ou moins normalement… Au début, les étrangers étaient considérés comme des libérateurs. Les Afghans étaient optimistes et le nord du pays était relativement pacifié. Le seul risque, c'était les brigands. Comme je convoyais beaucoup d'argent pour couvrir les frais de l'ONG, je n'étais pas forcément rassuré. Mais on n'était pas inquiet pour notre vie. Après ​l'assassinat de cinq employés de MSF, on a pris conscience des risques encourus.

Louis Meunier, avec son casque de tanker soviétique au second plan. Photo : Grégoire Belot

Quelles étaient tes premières impressions de l'Afghanistan ?
​Celles d'un beau pays. Les paysages sont magnifiques : il y a des steppes, des déserts, des montagnes superbes. Et puis les Afghans sont très beaux, très fiers, très droits. C'est un peuple métissé, tu as de tout : des blonds, des bruns, des yeux bleus, des yeux verts… Chaque ethnie a une identité très forte. L'Afghanistan est un creuset de civilisation, je me sentais parfois vivre dans une Jérusalem antique. J'y ai retrouvé ce que décrit Joseph Kessel dans son roman Les Cavaliers.

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C'est ce livre qui t'a donné envie de devenir tchopendoz ?
​J'ai été fasciné par l'histoire d'Ouroz, ce cavalier qui affronte la mort et la souffrance pour se laver du déshonneur de la défaite. Le nord de l'Afghanistan, c'est le pays des steppes, du bouzkachi et des tchopendoz. Les talibans avaient interdit le jeu. Quand je suis arrivé à Maïmana, la patrie d'Ouroz, j'ai voulu revivre cette histoire. J'ai fais de ballades à cheval dans les collines et la steppe. Et puis, au fur et à mesure, je me suis accroché pour trouver et acheter les bons chevaux, rencontrer les bonnes personnes et j'ai fini par participer régulièrement à des tournois.

La mêlée. Photo : Nicolas Baker

 Que pensaient les Afghans en voyant débarquer un blondinet sur son cheval ?
​J'ai toujours été le khareji, l'étranger. Il est très difficile de s'intégrer en Afghanistan. Mais quand tu es sur la ligne de départ, seul compte la brebis et le hallal, le cercle de justice. Dans la mêlée, tu oublies qui tu es et ce qui se passe autour. C'est chacun pour soi. Les Afghans sont tellement fiers qu'ils ne vont pas te donner un statut privilégié. Tu es un homme, je suis un homme, c'est très simple… En revanche, quand je jouais pour l'équipe de Kaboul, il y avait une vrai ambiance fraternelle lors des entraînements.

Comment as-tu appris à jouer ?
​Au début, tu fais n'importe quoi, tu te retrouves en périphérie du jeu. Et puis, avec le temps, tu comprends un peu comment ça marche. Je me souviens d'un tchopendoz qui m'a beaucoup aidé, Kheiri. Il m'a donné quelques trucs, car je n'excellais pas au bouzkachi. Il m'a fallu cinq ans pour marquer mon premier point.

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Dans ton livre, tu dis qu'il faut cinq ans pour devenir un vrai tchopendoz.
​Le bouzkachi est l'un des rares sports où l'âge fait la valeur. Un footballeur va être au sommet de sa forme à 25 ans. Les meilleurs tchopendoz ont en général vingt ans de tournois dans les jambes. Tu as des brutes de 40-45 ans qui sont excellents. Ils ont l'expérience, la force et ils sentent très bien le jeu. Ils ne vont pas se précipiter sur la dépouille comme le font les plus jeunes, plus arrogants.

La préparation de la carcasse du veau. Son estomac sera ensuite rempli de sable. Photo : Laurent Maréchaux

Tu n'as jamais eu peur en rentrant sur le terrain ?
​Bien sûr si. Avant le combat​ surtout.

Le combat ?
Je ne vois pas de terme plus adapté. Tu donnes des coups, tu cravaches tes adversaires. Mais ce n'est pas un duel, il faut quand même faire gaffe à ne pas trop les énerver. Le but du jeu n'est pas de taper les autres mais d'attraper la carcasse. En revanche, tous les coups sont permis ; les chevaux cabrent, ruent, donnent des coups de sabot. Une fois, je me suis retrouvé coincé entre mon cheval et un autre qui s'était cabré avant de retomber sur mon dos.

Quand tu as 30, voire 100 ou 200 cavaliers qui foncent dans la même direction, ça se castagne forcément. Le pire, ce sont les étriers qui te lacèrent les jambes. On a tous des étriers en fonte qui doivent bien peser un kilo chacun. Imagine, tu as un cheval de 600 kilos lancé à pleine vitesse, un cavalier qui repose tout son poids sur ses étriers, et paf, ça tape ta jambe. Au mieux, tu t'en sors avec un bleu, au pire, tu n'as plus de tibia. On se met des bûches dans les bottes pour se protéger, mais c'est très douloureux.

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La horde. Photo : Grégoire Belot

J'imagine que tu avais déjà pratiqué l'équitation en France ?
​J'ai fait l'école du​ train​. à part les chevaux qui sont un peu différents, il y a des points communs entre les deux cultures. C'est la guerre qui a façonné la relation entre l'homme et le cheval. En Europe, c'était la cavalerie. En Afghanistan, le cheval est l'apanage des peuples des steppes. L'homme fort, c'est celui qui a un cheval qui va plus vite, plus loin. C'est la tradition des nomades et des razzias. À l'origine, ce sont les peuples du Nord qui jouent au bouzkachi, pas les Pachtoun​es. Le roi Z​aher S​hah l'a popularisé dans les années 1960 pour unifier son pays. Pendant la guerre, les réfugiés tadjik, ouzbeks, turkmen y ont joué dans les camps. Les autres ethnies ont voulu les défier et le bouzkachi est progressivement devenu le sport national.

Tu étais le seul étranger à participer ?
​À ma connaissance, oui. Il y a mon copain L​e​o qui était venu à pied depuis la Turquie. Il voulait terminer son voyage par un bouzkachi, je lui ai donc prêté un cheval. Et je connais des étrangères qui ont monté des chevaux pendant les tournois pour prendre des photos.

Des femmes ?
​Des étrangères. On ne déconne pas avec ça. Quand je suis arrivé, mon patron m'a dit : « Tu fais ce que tu veux, tu tues quelqu'un, tu braques une banque… Mais tu ne touches pas aux afghanes. »

C'était comment de vivre dans une ville encerclée par la guerre ?
​Assez fun. Les premières vagues d'expatriés qui sont arrivés à Kaboul étaient composées d'aventuriers romantiques. Comme tout le monde bossait énormément, on faisait la fête dès que possible. L'Afghanistan agit comme un prisme : les gens qui débarquent sont tous des personnages. On voyait parfois Tom Freston, qui a commencé sa carrière à Kaboul dans les années 1970. S'il revient en Afghanistan, c'est parce qu'on s'y amuse bien.

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Les fêtes de l'Atmos​phère, le restaurant qui a inspiré Kabo​ul Kitchen, étaient grandioses. On créait un monde à notre image. Mais aujourd'hui, l'ambiance a changé. Au début, il devait y avoir une centaine d'humanitaires à Kaboul et puis, petit à petit, des centaines de milliers de soldats et de merc​enaires ont débarqué, alors que le nombre d'humanitaires n'a pas évolué. La perception qu'ont eue les Afghans des étrangers s'en est trouvée profondément bouleversée.

Au bord de la rivière Murghab, lors d'une expédition dans l'Hindou Kouch. Photo : Louis Meunier

Ensuite, tu as fondé Taïmani, une boîte de production audiovisuelle.
​On voulait produire des films sur l'Afghanistan. Taïmani nous a permis de le faire. Par exemple, on a filmé une expédition sur le plus haut des sommets du pays, le Nowshak, à plus de 7 000 mètres d'altitude.

Aujourd'hui nous sommes basés à Paris, mais nous tournons toujours là-bas. Nous avons un projet qui s'appelle ​ Kabuliwood, où on a rénové le plus grand cinéma de Kaboul pour les comédiens afghans du th​éâtre du soleil d'Ariane Mnouchkine. Malheureusement, un de nos partenaires a quitté le projet. On a donc décidé d'en faire un film.

On a beaucoup mal à conclure la rénovation du cinéma. On a suscité beaucoup de tension. On s'est fait tirer dessus, on nous a mitraillé la maison, on s'est retrouvé plusieurs fois les mains en l'air…

Un coup des talibans ?
​Pas vraiment, on s'est retrouvé pris dans des jeux de pouvoir. Les talibans sont des gens vénaux. Quand il y en a qui meurt, tout le monde s'étripe. Lors du tournage, Marshal Fahi​m, dont je parle dans mon livre puisqu'il était le maître d'une équipe de bouzkachi adverse, venait de mourir. C'était un bordel monstre.

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Shams, le guide de Louis, lors de son expédition dans l'Hindou Kouch. Photo : Louis Meunier

Dans ton métier, tu devais côtoyer des ​chefs de guerre qui avaient du sang sur les mains. Comment tu réagissais ?
​Tu t'habitues. Tu fais la distinction entre la réalité et ton idéal. J'ai rencontré des mecs qui avaient ordonné le massacre de milliers de personnes et qui me recevaient dans leur jardin en train de couper des roses en récitant des poèmes.

Je me souviens d'un des plus puissants chefs de guerre. Un Pachtoune lié au cercles les plus fermés du pouvoir, qui n'est jamais sorti d'Afghanistan. Il parle anglais avec un accent oxfordien parfait. Il commence sa journée en se fumant des jokos, des pétards de hachich pur. Moi qui fumait un peu là-bas, je mettais des jours à m'en remettre. Lui, il en calcinait dix par jour. Et il gérait son royaume avec une placidité déconcertante.

Tu dis que pour comprendre l'âme de l'Afghanistan, il faut aller voir un match de bouzkachi ?
​Dans le bouzkachi, tu as effectivement ce côté sauvage et barbare étalé sous tes yeux. C'est très beau, tout le courage dont font preuves ces cavaliers pour attraper cette brebis. Toute cette vanité aussi. Ils jouent leur vie sur rien. C'est une question d'honneur. Un tchopendoz n'a rien, pas de terre, pas d'argent, pas d'espérance de vie, mais il a son honneur. Il n'a que ça.

Merci beaucoup, Louis.

Le livre de Louis, ​Les Cav​aliers afghans, est disponible aux éditions Kero.