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LE NUMÉRO « LE MONDE VOUS HAIT »

Le sorcier aux étriers remonte en selle

Lorsqu’une sculpture magistrale en l’honneur de Nathan Bedford Forrest (ou NBF)...

Une cérémonie d’allumage de croix près de Tupelo, dans le Mississippi, en mars dernier, après un rassemblement du Ku Klux Klan à Memphis, dans le Tennessee, dont le but était de s’opposer au changement de nom de trois jardins publics de la ville construits en l’honneur des soldats confédérés. Il s’agit d’« allumer une croix » et pas de « la brûler » parce que les membres du Klan « ne brûlent pas, ils allument la croix pour signifier que le Christ est la lumière du monde » Photo : Robert King.

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Lorsqu’une sculpture magistrale en l’honneur de Nathan Bedford Forrest (ou NBF) a été dévoilée en 1905, le News-Scimitar de Memphis a déclaré qu’elle « traverserait les âges comme l’emblème d’un modèle de vertu ». Aujourd’hui, il semble que la prophétie du journal se soit avérée exacte. En 2013, « le diable Forrest », comme le surnommait le général de l’Union William T. Sherman, parcourt toujours les plaines du Tennessee sur son étalon, soulevant le même nuage de poussière dans une ville historiquement marquée par les tensions raciales. Des carreaux de granite rose et de modestes pierres tombales en bronze semblables à des plaques commémoratives bordent la sculpture. Le général Forrest et sa femme Mary Ann Montgomery sont enterrés en dessous. Le surnom préféré de NBF, dans certains cercles en tout cas, est celui de « Sorcier aux étriers », un surnom attribué en raison de ses nombreux talents équestres, et qui rappelle également le plus haut titre du Ku Klux Klan actuel : le Sorcier impérial. La dernière controverse autour de cette statue date de début février, lorsque le conseil municipal de Memphis a voté à l’unanimité en faveur du changement de nom de Forrest Park en « Parc des sciences de la santé » (une commission spéciale travaille toujours à trouver un nom définitif à l’heure où nous imprimons), en écho aux bâtiments de l’université du Tennessee qui l’entourent. Deux autres parcs de Memphis, le Confederate Park et le Jefferson Davis Park, du nom du président de la Confédération, ont également été renommés par le conseil municipal au prétexte qu’ils étaient financés avec l’argent public et qu’ils rappelaient une période de l’histoire qu’on pouvait considérer comme « malveillante » envers une majorité de résidents de la ville ; 63 % des habitants de Memphis sont afro-américains selon le recensement de 2010. Peu après la décision du conseil municipal, un homme – il se présente comme Edward le cyclope exalté – a déclaré que son chapitre des Loyaux chevaliers blancs du Ku Klux Klan organisait un rassemblement massif pour protester contre ces changements de noms. « On ne sera pas vingt ou trente, a-t-il déclaré à WMC-TV, la filiale locale de NBC. Des milliers de klansmen de tout le pays vont venir à Memphis. » Plus tard dans le mois, la ville leur a accordé l’autorisation de se rassembler en public le 30 mars, sur les marches de l’hôtel de ville dans le centre de Memphis, la veille de Pâques et cinq jours avant le 45e anniversaire de l’assassinat de Martin Luther King au Lorraine Motel. Tout cela avait un goût de déjà-vu pour les habitants de Memphis. Le 17 janvier 1998, une cinquantaine de membres du KKK s’étaient rassemblés exactement au même endroit pour, comme ils le revendiquaient alors, défendre leur « héritage » à l’approche du Martin Luther King Day et des trente ans de son assassinat. Bien que dépassé par les contre-manifestants, le Klan avait déclenché une émeute, qui avait abouti à des pillages et une contre-offensive des forces de police au gaz lacrymogène. Un habitant de Memphis, membre autoproclamé des Grape Street Crips, a pris au sérieux les menaces de retour du Klan dans sa ville. Suite à l’annonce du rassemblement, DaJuan Horton, 20 ans, a posté une vidéo sur YouTube dans laquelle il expliquait qu’il organisait un consortium de gangs – dont certains rivaux – pour présenter un front uni et exprimer leur mécontentement le jour de la manifestation. Les médias locaux et nationaux se sont soudain intéressés à cet événement qui risquait d’aboutir à des affrontements ultraviolents. « Ils vont se pointer à Memphis, là où Martin Luther King s’est fait descendre, disait DaJuan dans la vidéo. Vous allez vous ramener, sérieux, juste pour parler, hein ? Non, ça va pas se passer comme ça. Quand vous arriverez à Memphis, on sera rassemblés devant vous. Y’aura des Young Mob, des Crips, des Bloods, des GD, des Vice Lords, des mecs du Goon Squad… Je les ai tous les jours au téléphone. Je parle aux gros bonnets, aux big kahunas. Je parle aux Bill Gates de la guerre des gangs. Venez à Memphis, on vous attend. Ramenez vos culs. On a tous les gangs que vous pouvez imaginer. » La décision du conseil municipal de renommer les parcs avait-elle déclenché, sans le vouloir, un affrontement potentiel entre la plus vieille organisation terroriste américaine et une méga alliance des gangs les plus violents du pays ? Ou le Klan essayait-il de conserver un peu de légitimité dans une région où les relations entre races ont tellement évolué que les États-Unis ont élu un président noir deux fois d’affilée ? Je suis allé à Memphis une semaine avant la manifestation afin de rencontrer toutes les parties impliquées.

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Cette statue en bronze du lieutenant-général confédéré Nathan Bedford Forrest a été érigée il y a plus de 100 ans dans un parc qui, jusqu’en février dernier, portait son nom. Photo : Robert King.

Ma première mission à Memphis, ville incroyablement éclectique et durement frappée par les aléas économiques de ces dernières années, était d’interviewer les protagonistes de la situation sur place. Myron Lowery et Janis Fullilove, membres de longue date du conseil municipal, sont tous deux à l’origine de la décision de renommer les parcs. « Le changement induit de la controverse et c’est ce qui se passe ici », m’a dit Myron, un Noir de 40 ans au regard autoritaire et au comportement typique des politiques locaux expérimentés. « Beaucoup de gens ne veulent pas du changement, ils veulent vivre dans le passé, avec leurs souvenirs. Et quand l’idée de compromis fait surface, ils s’y opposent au motif que “C’est l’Histoire, et on ne peut pas changer l’Histoire”. » Je me demandais ce que Myron pensait de NBF, l’homme qui, bien que mort depuis plus de 130 ans, continue de hanter la plus grande ville du Tennessee du fond de son cercueil. « Nathan Bedford était raciste, m’a-t-il dit. Il était à la tête du Klan – “Ouais, mais c’était pas ce que c’est aujourd’hui”. C’est quand même le Klan. Je parle du Klan comme d’une organisation terroriste. Ce sont des talibans américains. » Habituée à la controverse, Janis, l’homologue de Myron, a été arrêtée quatre fois ces cinq dernières années pour des raisons d’alcoolémie (tout en siégeant au conseil) et m’a dit qu’elle s’était déjà fait tirer dessus par un policier lors d’une marche avec MLK (la balle avait troué sa perruque). Le jour où je l’ai rencontrée, elle portait un tailleur rouge feu et une coupe courte couleur platine. Elle disait que Forrest Park était source de tensions depuis 1904, lorsque les restes de NBF et de sa femme avaient été enterrés à la base de la statue après avoir été exhumés du cimetière voisin d’Elmhurst. Elle était à la manifestation de 1998 où elle avait été « piétinée et gazée » et m’a dit que cette fois, elle avait reçu plusieurs menaces de mort de la part d’anonymes qui désapprouvaient la décision du conseil de renommer les parcs. Je lui ai demandé si elle était prête à prendre la responsabilité de cette décision. « Oui, j’en prends la responsabilité, m’a dit Janis. Même si je reçois des menaces de mort. “On va t’avoir négresse.” Très bien. Je ne sais pas si c’était le Klan mais c’était quelqu’un… OK, et puis ? Pendez-moi. » Ma question suivante faisait référence aux accusations des membres du Klan et autres passionnés de l’histoire des confédérés : le conseil municipal de Memphis – composé de six Blancs et sept Noirs – essayait-il d’effacer le passé controversé de la ville ? « Le fond du problème, au final, c’est que ces parcs ne reprendront pas leur nom d’origine. Ça va changer. Nathan Bedford Forrest est leur héros ? Très bien. Qu’ils prennent sa statue et qu’ils la foutent dans leur jardin. » Plus tôt ce jour-là, j’avais rencontré Lee Millar, porte-parole du chapitre de Memphis des enfants des vétérans confédérés (SCV), dont la barbe grise évoquait une image mythologique du xixe siècle américain. L’an dernier, Lee et les membres du SCV ont levé des fonds pour ériger une énorme pierre gravée des mots FORREST PARK à la bordure du parc, face à la rue. Il m’a montré plusieurs e-mails envoyés par le service des espaces verts, qui avait l’air d’approuver l’emplacement. Mais quelques semaines plus tard, une équipe des services de la ville a enlevé la pierre en pleine nuit pour l’entreposer dans un garage municipal, pas loin du zoo. Selon Lee, personne n’a été averti. Il a par ailleurs ajouté qu’il considérait que toute cette démarche causait du tort à l’histoire de Memphis.

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Photo : Robert King.

“ C’est idiot, a-t-il dit. Regardez les Juifs en Allemagne, ils gardent des morceaux de camps pour se souvenir. C’est l’Histoire de Memphis et de l’Amérique, et l’Histoire ne devrait pas être effacée. On devrait s’y intéresser et ne pas s’en débarrasser ; il faut connaître son passé pour aller de l’avant. » Lee a ajouté que le fait que le KKK ait misé sur cet événement à des fins personnelles le frustrait : « J’ai l’impression que le Ku Klux Klan a capitalisé sur cette controverse pour organiser une manifestation à Memphis et tirer la couverture à lui. » Une heure plus tard, Lee et moi allions voir ce qui, un mois plus tôt, s’appelait encore Forrest Park. La statue de NBF régnait sur son domaine, nous observant comme si nous nous apprêtions à mener sa garnison au front. L’artiste à l’origine de la statue, Charles Henry Niehaus, était au sommet de son art. Ce sculpteur américain, fidèle à la formation néoclassique qu’il avait reçue en Allemagne, est connu pour ses représentations du président américain James A. Garfield, de Moïse, de Louis IX et d’autres statues de personnages historiques méticuleusement exécutées tout au long du xixe siècle – aujourd’hui dispatchées un peu partout aux États-Unis. Sa représentation de NBF est sans doute son œuvre la plus controversée mais comparée au reste de sa production, Charles n’a fait que son travail : NBF a bien l’air sans pitié et déterminé. Lee m’a présenté un homme assis devant la statue de NBF, un cigare à la bouche. Affublé d’un chapeau à bord large, il ouvrait de son gant blanc une veste qui recouvrait à moitié un authentique uniforme de général de l’Union. Il s’est présenté comme étant le général Ulysses S. Grant ; en effet, la ressemblance était frappante. J’ai demandé au bon général son avis sur NBF, son éternel rival. « J’ai le plus profond respect pour Nathan Bedford Forrest », m’a-t-il répondu avec la scansion typique des gentlemen du Sud. Plus tard, quand je lui ai demandé son avis sur la décision du conseil de changer le nom du parc – décision à laquelle il était opposé – il est sorti de son personnage et s’est à nouveau présenté, sous le nom de E. C. Fields cette fois. Principal d’un lycée du coin, policier réserviste, membre du SCV et réalisateur de reconstitutions historiques, E. C. est l’exemple typique de l’homme bien élevé qui ne semblait avoir aucune autre raison de s’offusquer du changement de nom du parc, si ce n’est en vertu de son amour pour l’Histoire. Sentant que la réalité m’échappait, je suis allé droit au but et ai demandé à E. C. s’il pensait que NBF était raciste.
« Non, a-t-il répondu d’une voix traînante. Il possédait la culture de son pays à cette époque. Il n’avait aucun grief contre un groupe de personnes en particulier ; il se battait pour ce en quoi il croyait. » Mais en quoi croyait NBF exactement ? C’est ce que je me demandais mais j’ai pensé qu’il était inutile de poser la question à un homme qui aimait tant l’Histoire et la guerre de Sécession. C’était pourtant le nœud du problème ; l’éthique obscure d’un homme qui restera dans les annales pour avoir systématiquement divisé. Plus tard, en parcourant les quelques livres consacrés à NBF, j’ai peut-être trouvé ma réponse. Dans la préface à l’édition de 1989 de la biographie référence de NBF, écrite par John Allan Wyeth, le professeur d’histoire de l’université de Western Michigan Albert Castel écrivait : « Malgré la rhétorique des politiciens du Sud et des éditeurs concernant les “Droits des États” et le “nationalisme sudiste”, [NBF] ne se faisait pas d’illusions quant aux vrais buts [de la guerre civile] : “Si nous ne nous battons pas pour conserver l’esclavage, pour quoi diable nous battons-nous ?” » Après sa mort – liée à des problèmes de diabète – en octobre 1877, NBF a été enterré dans le cimetière d’Elmhurst, comme il le souhaitait. L’exhumation de son corps et son transfert à Forrest Park par des sympathisants des Confédérés vingt-cinq ans plus tard suscite toujours des interrogations. Il est déjà difficile d’enlever la statue (Mme Fullilove m’a expliqué qu’une injonction de la Cour serait nécessaire) mais le corps de NBF confère en sus un élément macabre au problème, élément que les hommes politiques ont largement évité de considérer. La tombe de NBF n’est pas éloignée de l’homme qu’il a été : elle est têtue et résolue. Né dans la pauvreté le 13 juillet 1821 à Chapel Hill, dans le Tennessee, NBF est le plus invraisemblable des héros. Aîné de sept frères et trois sœurs, il est devenu le chef du foyer à 16 ans, à la mort de son père forgeron. Illettré toute sa vie, NBF a amassé une fortune considérable en tant que propriétaire de plantation et marchand d’esclaves. Après que la guerre fut déclarée, il s’est enrôlé dans l’armée confédérée malgré son absence de formation militaire. C’était pourtant un tacticien inné et un homme courageux ; il a vite gravi les échelons. Lorsqu’il a été nommé lieutenant général, NBF avait déjà recruté une force loyale et nombreuse issue du grand Sud. La plus grande contribution de NBF à l’humanité tient sans doute dans ses stratégies de combat, dont certaines ont servi de base aux techniques militaires de l’armée américaine cent ans plus tard. L’écrivain et poète du Tennessee Andrew Lytle a un jour décrit NBF en ces termes : « consolateur spirituel », du fait du statut mythique qu’il a atteint les décennies après la guerre civile. C’est peut-être pour ça que NBF a été nommé premier chef du Ku Klux Klan à la fin du XIXe siècle.

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Les réalisateurs de reconstitution E. C. Fields Jr. et son épouse, grimés en Ulysses S. Grant et sa femme. Ils pensent que la décision de la mairie de Memphis de changer le nom des parcs est une abomination. Photo : Robert King.

Mon premier contact avec Edward, l’imposant et mystérieux Cyclope exalté (le titre qu’on donne aux chefs des « Klavernes », les chapitres locaux) à l’origine du rassemblement et que j’avais vu à la télé de Memphis caché sous une cagoule, avait eu lieu trois semaines avant mon arrivée en ville. J’avais composé le numéro d’une « hotline du Klan », trouvée sur le site des Loyaux chevaliers blancs du Ku Klux Klan. J’avais laissé un message vocal en demandant une interview et quelques jours plus tard, je répondais à un appel masqué. Edward me proposait de rencontrer ses associés avant la manifestation de Memphis, puis d’assister à une cérémonie d’allumage de croix qui aurait lieu juste après dans le Mississippi, à deux heures de route. Nous avions convenu de faire l’interview à mon hôtel juste après mon arrivée. « N’aie pas peur si tu vois un mec de 135 kilos avec une cagoule devant ta chambre. » Je lui ai dit que je ferais de mon mieux. Le rendez-vous à l’hôtel n’a jamais eu lieu et après une série d’appels manqués et plusieurs longs mails, Edward a fini par fixer un rendez-vous avec l’un de ses lieutenants devant un resto du coin. Il m’a conseillé d’ouvrir l’œil et de repérer une voiture violette « qui fait un boucan d’enfer ». Devant le restaurant à l’heure convenue, j’ai remarqué un coupé violet. Son chauffeur, qui portait un masque intégral camouflage et le genre de capuche qu’on met pour aller à la chasse aux oiseaux, s’est engouffré sur la route et a décollé. On l’a suivi sur plusieurs kilomètres, jusqu’au croisement avec un chemin de terre qui menait vers un champ d’ordures. L’endroit rêvé pour filmer une scène de meurtre. Le conducteur masqué est sorti, révélant sa silhouette en forme de poire engoncée dans un treillis noir, sur lequel plusieurs patchs à l’effigie du Klan étaient cousus. Il était au téléphone, avec Edward j’imagine, et me gardait à distance. Il a raccroché et m’a dit : « OK, c’est bon. » Quelques secondes plus tard, un vieux camion pété s’est garé à côté de nous. Trois jeunes de 20 ans en sont sortis. L’un d’eux était noir. « Super, me suis-je dit. Ils vont penser qu’on les a piégés. » Le membre anonyme du Klan avait l’air nerveux. Il m’a fait signe de reculer et a collé le téléphone à son oreille. « On doit changer d’endroit », a-t-il dit après avoir raccroché, et il nous a ordonné de le suivre. On a conduit encore quelques minutes derrière la voiture violette lorsqu’Edward m’a appelé : « C’est bon, revenez. Le mec qui assure ma sécurité a eu peur des petits. Ils bossent ici, pas de bile. » De retour à la carrière abandonnée, notre guide masqué nous a dirigés vers l’arrière du terrain. Sur le chemin, on a croisé un homme, la vingtaine, vêtu d’un hoodie noir et qui tenait en laisse un berger allemand qui montrait les dents. La scène était tellement absurde que je n’arrivais pas à avoir peur. Un gros camion noir est apparu dans mon champ de vision. Deux hommes étaient à l’intérieur, dont un avec une cagoule. C’était Edward. Il est sorti et s’est approché pendant que son chauffeur nous dévisageait derrière ses lunettes de soleil. Je me suis présenté et lui ai demandé combien de temps on avait pour l’interview. « Jusqu’à ce qu’il fasse trop chaud, non ? » m’a répondu Edward avant de m’expliquer que plus tôt dans la journée, il avait reçu des informations selon lesquelles d’anciens tireurs d’élite afro-américains étaient venus de Détroit pour les traquer, lui et ses acolytes, avant la manifestation. J’ai trouvé ça ridicule, jusqu’à ce que je me souvienne qu’on était en 2013 et que je discutais avec un membre du Ku Klux Klan au beau milieu d’une décharge. Notre interview dans le champ n’était pas particulièrement intéressante et s’est résumée à une répétition de la rhétorique qu’on trouve sur la plupart des sites du Klan, agrémentée de quelques resucées de ce qu’Edward avait déjà dit aux médias : le Klan reposait sur des principes chrétiens, ils se battaient contre « la perte des droits » de la race blanche et critiquaient le président Obama. (« Ouais, je suis très content que ce soit lui. [Rires] Je dois dire qu’il a renforcé le Klan. ») Il m’a aussi dit que sa première rencontre avec le Klan datait de quand il avait 3 ans. La presse locale avait rapporté que si le Klan était autorisé à se rassembler à Memphis, ses membres n’avaient pas le droit d’avoir le visage couvert tout le temps de la manifestation. J’ai trouvé ça drôle, sachant que les deux membres auxquels je m’adressais portaient des masques. Avaient-ils peur des représailles ? « Oui, parce qu’ils ne nous comprennent pas, a dit Edward. Ils croient qu’on est un groupe haineux qui veut tuer des gens. J’ai peur qu’ils sachent qui je suis. J’ai des enfants et des petits-enfants et je veux pas, tu vois… On a déjà tiré deux fois sur ma maison depuis qu’elle est passée à la télé. » On entendait des grondements au loin et comme sorti de nulle part, un homme d’âge moyen est apparu en quad avec une jeune Noire assise à l’arrière. Quand ils sont passés, j’ai demandé à Edward ce qu’il pensait du « mélange des races », comme le Klan qualifie généralement les relations entre Noirs et Blancs. « C’est dégoûtant. Chacun avec sa race. C’est un truc affreux. » Quelques minutes après le passage du quad, Edward a affirmé que les flics étaient en route. Il a ajouté qu’il avait remarqué une radio de police sur la CB et qu’on se verrait plutôt à la manifestation de samedi. Tout ça n’avait aucun sens ; je me demandais si c’était un coup monté. Ils étaient déjà dans le camion. Le gros type masqué qui nous avait guidés jusqu’ici s’est traîné jusqu’à sa voiture et j’ai rejoint la mienne : il était temps de rentrer à l’hôtel..

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Un membre du KKK – il s’est présenté sous le nom de Edward le Cyclope – (à droite) et son associé, ont accepté d’être interviewés dans une décharge quelques jours avant le grand rassemblement de Memphis. Photo : Robert King.

L’après-midi suivant, je suis arrivé devant l’appartement de DaJuan Horton pour discuter avec les membres des Grape Street Crips de leurs plans pour la contre-manifestation. DaJuan a clarifié les déclarations qu’il avait faites sur YouTube et qui m’avaient mené jusqu’à lui, disant qu’il avait rassemblé plusieurs gangs locaux sous la bannière d’une alliance, la Divine United International, ou DUI. Il m’a expliqué qu’ils ne cherchaient pas les problèmes ni la violence, mais qu’ils voulaient simplement montrer au Klan comment faire une manifestation à Memphis. En les voyant fumer joint sur joint, je les imaginais facilement organiser un événement sobre et pacifique. Vite, j’ai eu quelques doutes. La volonté et la mission des Crips semblaient se perdre dans les volutes de fumées lorsque DaJuan disait des trucs type : « Le KKK ne peut pas porter de masques pendant la manifestation, mais ça veut pas dire que nous, on ne peut pas en porter. » Il a aussi demandé à son ami, un dénommé Shooter, de nous montrer son arme. Shooter a dit que DaJuan n’avait pas le droit d’en avoir une parce que celui-ci tirait à tout bout de champ. J’ai demandé à DaJuan ce qu’il pensait de NBF et du fait qu’on change le nom du parc. « J’ai fait des recherches et j’ai découvert qui c’était. Il a vraiment fait des trucs pour eux mais je m’en fous. Ils peuvent appeler ce parc comme ils veulent. Je me fous de ce qu’ils font de son corps, c’est pas important. Je ne veux pas avoir l’air méchant, mais c’est ce que je pense. Je me mets à leur place, il compte vraiment pour eux – c’est leur affaire. » On a décidé de se revoir deux jours plus tard, un jeudi, pour que je puisse passer du temps avec DaJuan et son équipe tandis qu’ils conduiraient dans les quartiers de Memphis pour enrôler des manifestants qui, avec eux, s’opposeraient au Klan le samedi d’après. Je les ai suivis dans une rue de l’Est de la ville, qui s’est vite remplie de jeunes dévoués à la cause. On a entendu pas mal de « Nique le KKK » et de plaintes diverses quant à la permission de manifester du Klan, mais peu d’arguments faisant état d’une vision d’ensemble. Après ce rendez-vous improvisé en ville avec ses amis, DaJuan m’a amené à Robinhood Park – un quartier HLM qui, selon ses dires, était aux mains des Bloods locaux. Environ 150 habitants du quartier nous ont regardés entrer, la plupart habillés en rouge, et les enfants nous tiraient dessus avec des pistolets à pétards. On a zoné un quart d’heure alors que DaJuan essayait d’expliquer le but de sa mission et pourquoi il espérait qu’autant de membres de gangs que possible fassent le déplacement. Quelques-uns l’écoutaient, la plupart refusaient de parler. Finalement, une sexagénaire blanche s’est pointée et nous a demandé de partir avant qu’on cause des problèmes. DaJuan a accepté et on s’est séparés. Je n’étais pas convaincu qu’il parvienne à fédérer les gangs contre le Klan mais, vu les étranges événements des jours précédents, ce n’était pas non plus à exclure.

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Une semaine avant le rassemblement du Klan à Memphis, un chapitre du Mississippi qui prévoyait d’assister à l’événement a organisé une répétition devant la Cour de Justice deTishomingo County. Photo : Robert King.

Le samedi matin, le jour de la manifestation, on annonçait de la pluie. Je devais accompagner DaJuan et ses camarades à la Cour de Justice du comté mais il m’a dit qu’ils n’étaient pas tout à fait prêts et m’a dit de passer à son appartement une heure plus tard. Quand je suis arrivé, il n’était pas là ; il est arrivé vingt minutes à la bourre. Pendant ce temps, une fine bruine tombait du ciel. DaJuan m’a dit qu’il n’irait pas à la manifestation et que ses recrues non plus parce que le Klan ne méritait pas qu’ils passent la journée sous la pluie. « Les Blancs se foutent de la pluie. Je le sens pas bien. » Il m’a dit qu’il y réfléchirait à nouveau s’il arrêtait de pleuvoir mais qu’il devenait évident qu’il n’y aurait pas d’affrontement à la Orange mécanique entre le Klan et les gangs. D’un côté, c’était un soulagement et vu les dépêches des médias locaux, il semblait impossible que les Crips ou qui que ce soit d’autre parvienne à s’approcher du Klan. Environ dix pâtés de maisons avaient été bouclés par la police de Memphis en plus d’un assortiment d’autres forces de l’ordre de la région, ce qui faisait un total d’environ 700 fonctionnaires déployés sur la zone. Les membres du Klan seraient isolés, acheminés en bus puis confinés dans une zone cernée de barrières au bas de la Cour de Justice. Les spectateurs et les contre-manifestants seraient, de leur côté, acheminés vers une zone séparée et devraient passer au détecteur de métaux et se soumettre à des fouilles aléatoires. Le centre de Memphis serait verrouillé et beaucoup de quartiers commerçants devaient être fermés pour la journée. Selon les estimations, le rassemblement avait coûté 175 000 dollars à la ville. La présence policière importante, qui incluait plusieurs unités des SWAT, des centaines de véhicules, des tours mobiles de caméra de surveillance et des policiers en tenues antiémeute, devait assurer le bon fonctionnement de la manifestation. Quand une cinquantaine de membres du Klan sont descendus des cars pour s’installer devant la Cour de Justice, ils brandissaient des drapeaux du KKK aux côtés de ce qui semblait être des skinheads et plusieurs membres d’autres unités white power. On était loin des milliers promis par Edward. Les membres du Klan se relayaient au mégaphone mais il était difficile de voir et d’entendre quoi que ce soit depuis la tente médias, stratégiquement placée derrière un camion du SWAT. Ils scandaient « White power ! » à l’unisson de temps en temps. La pluie continuait de battre et le petit groupe de contre-manifestants antifascistes rassemblé à quelques blocs de la manifestation fut dispersé. DaJuan et son équipe n’en étaient pas. Tandis que les reporters locaux se plaignaient de devoir patienter sous la pluie un samedi, je me suis pris à penser que le Klan d’aujourd’hui ressemblait à l’une de ces associations de reconstitution historique qui regrette le « bon vieux temps » sans qu’on sache trop ce que ça signifie. J’ai quitté la manifestation assez vite et suis rentré à l’hôtel pour me sécher avant la cérémonie d’allumage de croix dans le Mississippi, prévue plus tard ce soir-là. Je suis arrivé un peu avant le coucher du soleil dans un petit village paysan près de Tupelo, à deux heures de route de Memphis. J’ai été chaleureusement accueilli par Nicole, la femme de Steven Howard, le Sorcier impérial des Chevaliers blancs du KKK du Nord du Mississippi, devant chez eux, où la cérémonie allait avoir lieu. Elle m’a dit que Steven était encore sur la route et que, pour sa part, elle n’avait pas pu y aller à cause des enfants. Steven, réputé pour sa robe du Klan de couleur rouge, était l’un des principaux orateurs de la manifestation de l’après-midi, mais je n’avais aucune idée de ce que lui et ses camarades avaient bien pu dire ; les policiers les avaient disposés de façon à ce qu’ils s’expriment face à un mur de briques.

Le rassemblement de Memphis fut un non-événement, la faute à une présence policière massive qui a réussi à séparer les membres du Klan des contre-manifestants – et empêché les médias de prendre la moindre photo.

Vu la poignée de personnes rassemblées sur la propriété de Steven – un grand mobile-home déposé au milieu d’un terrain boisé – il ne fallait pas s’attendre à grand-chose. Soudain, une équipée de véhicules est arrivée et les voitures se sont garées l’une après l’autre dans le jardin de Steven. J’ai compté une centaine de membres du Klan réunis. Après le repas, une demi-douzaine de mecs se sont mis à construire la croix pour la cérémonie à venir, assemblant des planches de bois recouvertes de toile de jute et versant de l’essence çà et là sur leur construction. Puis, l’heure est venue d’enfiler les robes. J’ai saisi l’occasion pour parler à Steven – qui, à 31 ans, parle avec le charisme enthousiaste des grands meneurs d’hommes – quelques minutes tandis qu’il revêtait sa chère robe rouge. Il m’a dit qu’il avait été marine en Irak et que certains de ses compagnons du Klan avaient aussi servi dans l’armée. « Quand ils l’ont pendu sur le pont et tout, son corps brûlé et tout, c’est à ce moment-là que j’y étais », a-t-il dit, faisant référence aux quatre personnes embauchées par Blackwater Security ayant été tuées, brûlées et pendues à un pont de Falloujah, au-dessus de l’Euphrate. Je lui ai demandé ce qu’il avait pensé du rassemblement de l’après-midi : « La police nous cernait. C’est ridicule. Beaucoup de gens ont dit qu’ils ne nous avaient même pas entendus ; beaucoup de gens ont dit qu’ils ne pouvaient même pas nous voir ! » Steven a embrayé en me disant que si la cérémonie se déroulait si tard, c’était parce que le convoi de klansmen qui l’avait accompagné depuis Memphis avait été inquiété par un véhicule, qui semblait les suivre. Ils s’étaient alors garés sur le bord de la route, forçant leur poursuivant à faire de même. Le véhicule en question transportait une équipe de télé locale. « Quand ils sont sortis, il y avait deux Blancs, mais leur équipe – les cadreurs – c’était des Indiens… Pas des Indiens, mais des chinetoques, des faces de citron et des nègres. Je leur ai dit qu’ils n’avaient pas le droit de venir chez moi. » Puis il m’a remercié d’être venu et m’a dit que je serais toujours le bienvenu. Tandis que les amis de Steven terminaient les préparatifs pour la cérémonie, j’ai parlé à un type de Baltimore, 26 ans, qui venait de créer un chapitre local du Klan après le licenciement de sa femme de chez Walmart – pour des motifs racistes, selon lui. Il m’a dit qu’il avait participé au développement d’un logiciel d’adhésion et de vérification en ligne destiné aux Chevaliers blancs du Nord du Mississippi et que son Klan local – qui, à ce moment-là, était constitué de lui, sa mère et d’un ami – faisait beaucoup de bien à la communauté. Quand j’ai demandé plus de détails, il m’a dit qu’ils organisaient parfois des récoltes de déchets dans les parcs des environs. J’ai parlé à un autre type, 26 ans, un Grand dragon de Virginie qui m’a montré sa robe verte vintage. J’ai aussi rencontré deux membres de l’Alliance blanche suprême, un groupe de skins white power. Ils m’ont dit qu’ils avaient conduit toute la nuit, depuis Cincinnati, dans l’Ohio, pour assister à la manifestation et qu’ils feraient de même le soir suivant pour être à l’heure au boulot le lundi matin. Alors que je leur parlais, quelqu’un nous a invités à prendre les torches improvisées qui venaient d’être plongées dans un baril d’essence, afin de les allumer et nous rendre dans le renfoncement, derrière chez Steven, qui avait l’air construit spécialement pour l’allumage de croix. Je regardais les membres alors qu’une cagoule leur demandait, l’un après l’autre : « Klansman, acceptes-tu la lumière ? » Tous l’acceptaient. En regardant les visages réunis en cercle autour de la croix, j’ai été surpris de voir tant de jeunes parmi les membres. Certains avaient l’air d’adolescents. Pendant la cérémonie qui a suivi, un hommage a été rendu à Nathan Bedford Forrest. Avant, Steven avait rempli ses obligations rituelles de Sorcier impérial. Une bannière du KKK rouge et un drapeau SS noir flottaient, menaçants, derrière nous. « Membres du Klan, pour Dieu ! » a-t-il crié, avant d’être repris en chœur par ses invités. « Membres du Klan, pour le Mississippi ! Membres du Klan, pour les loyaux Chevaliers blancs ! » Steven a ordonné à son public de marcher dans le sens des aiguilles d’une montre, avant de reprendre ce qui avait l’air d’une incantation. « Membres du Klan pour le mouvement national-socialiste, membres du Klan pour la race blanche, membres du Klan, approchez de la croix ! »
« On ne tourne pas le dos à la croix de feu ! » a hurlé une voix dans la foule avant que la croix s’enflamme. Sachant que quelques heures plus tôt, j’étais persuadé que le Ku Klux Klan était à l’agonie et qu’une Amérique nouvelle l’avait balayé, la mise en garde du klansman était le meilleur conseil que j’avais reçu de la semaine. La bigoterie américaine a, en effet, encore de beaux jours devant elle.

Retrouvez le KKK, les Grape Street Crips et la ville de Memphis dans notre documentaire qui retrace l’intégralité de l’événement :

VICE NEWS - TRIPLE HAINE