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Drogue

Que se passerait-il si toutes les drogues étaient légalisées en France ?

Selon un expert en sciences criminelles, la légalisation est aujourd'hui la voie privilégiée d'une politique de sécurité.

Cet article a été initialement publié en mai 2015. Photo via Flickr

En mars dernier, l'Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) publiait un rapport annuel dans lequel il s'inquiétait de la légalisation du cannabis et l'apparition de nouvelles drogues. Pendant ce temps-là, certains estiment que la survenue de celles-ci est la conséquence logique d' une guerre contre la drogue futile à laquelle il faut désormais mettre un terme. Ce ne sont pas les arguments qui manquent : la simple légalisation du cannabis pourrait rapporter 2 milliards d'euros par an à l'État. Ainsi, le meilleur moyen de lutter contre le marché clandestin de la drogue, et l'apparition de nouvelles drogues qui cherchent à contourner le système pourrait être le contrôle de celles-ci. Personnellement, j'ai toujours vu les types qui luttaient pour la légalisation des drogues comme des mecs qui ont forgé leur conscience politique dans un grinder, près d'un stand de la fête de l'Huma ou en écoutant Ska-P. Mais aujourd'hui, le problème est devenu sociétal – un sujet que l'on peut s'approprier à droite comme à gauche, même si en France, le débat reste très fermé. À part EELV, personne ne semble en faveur de la légalisation des drogues – douces, tout du moins. Cette année, le sujet a été timidement abordé au Sénat pour la première fois, synonyme d'une ouverture d'esprit sur la question. Pour en savoir un peu plus, on a demandé à Renaud Colson, maître de conférences en sciences criminelles à l'Université de Nantes, ce qu'il se passerait si les drogues étaient légalisées en France.

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VICE : Pour commencer, pouvez-vous nous expliquer la différence entre la dépénalisation des drogues et leur légalisation ?
Renaud Colson : Ces deux termes désignent une transformation du régime d'interdiction générale et absolue applicable à un certain nombre de produits psychotropes (cannabis, cocaïne, héroïne, LSD-25…). Aujourd'hui, l'usage, la possession, le commerce et la production de ces stupéfiants sont passibles de lourdes sanctions répressives. Dans l'hypothèse d'une dépénalisation, on procède à un assouplissement de ces peines pouvant aller jusqu'à leur suppression pure et simple. En général, la dépénalisation concerne uniquement l'infraction d'usage de drogues et ne s'applique ni à la production ni au trafic. La légalisation relève, elle, d'une logique très différente. Elle implique la reconnaissance des libertés d'user, de produire et de faire commerce des drogues. La légalisation n'exclut pas une intervention de l'État régulateur qui peut imposer et organiser de manière plus ou moins restrictive l'exercice de ces libertés, comme c'est le cas pour l'alcool et le tabac. On parle alors de légalisation contrôlée.

Si l'usage de drogue était dépénalisé en France, verrait-on plus de gens se shooter à chaque coin de rue ?
Non, c'est très improbable. La dépénalisation de l'usage de drogues n'implique pas l'autorisation d'en consommer n'importe où. On peut renoncer à réprimer pénalement l'usage de drogues et maintenir des sanctions administratives l'interdisant dans l'espace public. En revanche, une politique de dépénalisation gagnerait à s'accompagner de l'ouverture de dispositifs d'accueil où les consommateurs de drogues pourraient consommer leurs produits tout en bénéficiant de conseils sanitaires visant à sécuriser leurs pratiques et réduire leur consommation.

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Plus généralement, il n'est pas certain que la dépénalisation conduise à une augmentation du nombre d'usagers de stupéfiants. Le volume et les modes de consommation de drogues relèvent de déterminants économiques et culturels sur lequel le droit a peu d'influence. Et les comparaisons internationales montrent que la consommation de drogues n'est pas directement corrélée à la sévérité du droit. C'est ainsi qu'en France, malgré une législation particulièrement rigoureuse, la population consomme proportionnellement bien plus de cannabis que dans des pays où l'usage de ce produit est toléré par la loi.

Photo via WikiCommons

Qu'en est-il des dealers – les verrait-on vendre leur drogue dans des endroits normaux, aux yeux de tous, plutôt que dans des ruelles sombres ou sous des ponts ?
Absolument pas. La dépénalisation de l'usage de drogues n'aurait pas pour effet d'en rendre légal le commerce, lequel resterait interdit et réprimé et à ce titre caché. Que les consommateurs de stupéfiants ne fassent plus l'objet de sanctions pénales n'aurait probablement que des conséquences marginales sur les modalités du trafic. C'est d'ailleurs la limite de la dépénalisation : si elle favorise la réduction des risques sanitaires et sociaux associés à la consommation de drogues, elle n'a guère d'impact sur les atteintes à la sécurité publique occasionnées par les trafics. Lutter efficacement contre cette menace criminelle impliquerait que soient légalisées la production et la distribution de stupéfiants.

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L'État pourrait-il se charger de cette distribution ?
C'est envisageable. Cette possibilité est bien sûr conditionnée à la légalisation préalable du produit psychotrope distribué. Elle a d'ailleurs déjà été mise en œuvre à certaines périodes de notre histoire, ainsi que l'illustre le cas de la régie française de l'opium en Indochine. Il me semble que cette option se justifie pour les drogues les plus dures, telles que l'héroïne, car elle facilite le suivi social et l'accompagnement médical des consommateurs, et permet de contrôler rigoureusement les conditions d'accès au marché et de confier celui-ci à des acteurs désintéressés. Je suis en revanche plus réservé pour le cannabis. Confier à l'État, garant de l'intérêt général et de la santé des populations, la production et la distribution d'un produit psychotrope massivement consommé et susceptible de générer d'importantes recettes fiscales engendrerait inévitablement des conflits d'intérêts. Il me semble plus pertinent de confier cette activité au secteur de l'économie sociale et solidaire et de l'encadrer rigoureusement en prohibant toute publicité, en interdisant la vente aux mineurs… Le modèle des cannabis social clubs est à cet égard prometteur. Il limite les risques de prosélytisme qu'entraînerait inévitablement une libéralisation totale de la vente de cannabis.

Photo via Flickr

Admettons que la France décide de dépénaliser toutes les drogues – pensez-vous que notre économie bénéficierait de l'argent des « touristes de la drogue » ?
C'est malheureusement improbable. Aucun mouvement de ce type n'a pu être observé au Portugal. Il est exact que le narco-tourisme est une réalité dans certains pays, notamment en Hollande. Mais cela tient notamment à la situation géographique des Pays-Bas, et notamment à sa proximité avec la France où les consommateurs, très nombreux, n'hésitent pas à faire le voyage. Mais dans une Union Européenne où la dépénalisation de l'usage de drogues est en passe de devenir la règle, et dans un monde où la circulation des hommes fait l'objet d'une sécurisation croissante, il est peu probable que la France ne se transforme en paradis touristique des consommateurs de drogues.

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Que risque-t-on en se faisant prendre pour possession de drogues dans un contexte où l'usage est dépénalisé ?
Tout dépend du volume de drogues, mais s'il s'agit d'une petite quantité destinée à l'usage personnel, le prononcé d'une peine est effectivement exclu. La saisie s'accompagne généralement de la confiscation du produit et peut éventuellement donner lieu à une gamme variée de mesures, du simple avertissement à l'invitation à participer à un stage d'information sur les risques associés à l'usage de drogues…

Loin des caricatures qui la décrivent comme une lubie libertaire défendue par une minorité de consommateurs irresponsables, la légalisation des drogues est aujourd'hui la voie privilégiée d'une politique de sécurité.

Et en cas de récidive ?
Là encore, tout est possible. Le législateur peut estimer qu'il convient d'établir une réponse spécifique en cas de réitération de l'usage et exiger, par exemple, le paiement d'une amende. Je suis pour ma part opposé à la possibilité de sanction, aussi modérée soit-elle. Sauf à renoncer à prendre au sérieux les idéaux libéraux et l'attachement aux droits fondamentaux qui caractérisent notre communauté politique, il faut admettre que la répression des producteurs et des vendeurs de drogues ne saurait légitimement s'étendre aux simples usagers. Si l'on admet que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » et que « l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits » (art. 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen) on voit mal comment un acte individuel mené à l'abri des regards et sans conséquence directe pour autrui pourrait justifier une répression pénale. La consommation de stupéfiants est peut-être un vice, mais ce n'est pas un crime, et si la puissance publique doit s'y intéresser, c'est sur le mode du soin et de l'éducation.

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Comment la dépénalisation fonctionne-t-elle dans d'autres pays?
Les modalités de la dépénalisation de l'usage de drogues varient singulièrement selon les pays. Dans certains, la suppression des sanctions pénales se fait par voie législative (on parle alors de dépénalisation de jure), dans d'autres, elle résulte de mécanismes institutionnels variés qui permettent de ne pas sanctionner l'usage à la mesure de ce que prévoit la loi (c'est la dépénalisation de facto).

Le cas portugais relève de la première hypothèse. En 2001, le législateur a décidé de dépénaliser la possession de drogues pour usage personnel. Si vous vous faites interpeller au Portugal avec une quantité de produit inférieur à l'équivalent de dix jours de consommation, vous n'êtes ni arrêté, ni condamné, mais simplement convoqué devant une commission réunissant un juriste, un psychologue et un travailleur social. Cette commission évalue votre situation et, si vous ne présentez pas le profil d'un usager problématique, se contente de vous livrer certaines informations sur les risques de votre consommation. La commission peut également inviter – mais non contraindre – les usagers dépendants à suivre un traitement visant l'arrêt du produit. Enfin, en cas de réitération, la commission dispose d'un pouvoir de sanction. Mais même lorsque ce pouvoir est mis en œuvre, le principe est que les usagers simples ne font plus l'objet d'une condamnation pénale donnant lieu à inscription au casier judiciaire. Combinée à une politique active de réduction des risques (programmes de substitution aux opiacés et de distribution de seringues…), cette nouvelle législation a eu des résultats très positifs sur un plan sanitaire et ne semble pas avoir occasionné de hausse de la consommation.

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Photo via Flickr

Que se passerait-il en cas de dépénalisation pour les gens qui sont déjà en prison ou ceux qui ont un casier judiciaire pour usage de drogue ?
Une évolution du droit n'aurait aucune conséquence pour les personnes ayant déjà été condamnées. En effet, la loi pénale ne s'applique qu'aux faits intervenus après son entrée en vigueur. Les faits antérieurs restent régis par la loi applicable au moment de la réalisation du comportement incriminé. Certes, quand la loi nouvelle est plus douce que l'ancienne, elle peut s'appliquer rétroactivement aux faits incriminés mais seulement à condition que ceux-ci n'aient pas déjà été jugés définitivement. Seule une loi d'amnistie permettrait d'effacer le casier judiciaire des usagers de drogues condamnés pour ce délit.

La dépénalisation ne réglerait donc pas le problème de la surpopulation carcérale.
Non, en effet. Même si des milliers d'usagers de stupéfiants font l'objet de peines de prison chaque année, celles-ci sont de courte durée et ne contribuent que marginalement à la surpopulation carcérale. L'économie pénitentiaire serait en revanche modifiée par une légalisation des drogues. En effet, celle-ci permettrait de rapatrier dans le giron de l'économie légale toute une série d'activités commerciales qui donnent lieu aujourd'hui à de lourdes condamnations pénales. Plus généralement, la prohibition des drogues engendre une criminalité indirecte : celle des toxicomanes qui se livrent à des délits pour financer leur passion. En prenant ces derniers en charge dans le système de santé et en leur prescrivant les produits auxquels ils sont dépendants, on peut espérer réduire une partie des infractions contre les biens et les contre les personnes qu'ils commettent, et les envoient derrière les barreaux.

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Les hôpitaux seraient-ils pleins ?
Certains consommateurs dépendants, ceux qui ne contrôlent pas leur usage, ceux qui souhaitent arrêter mais n'y parviennent pas, peuvent aujourd'hui renoncer à se tourner vers le système médical compte tenu de l'illicéité de leur pratique et du risque pénal qui en résulte. On peut supposer que ceux-là franchiront le pas dans un contexte où ils n'auront plus à redouter la prison. En revanche, je ne crois pas que la dépénalisation des drogues conduira à une augmentation importante des consommations problématiques donnant lieu à hospitalisation. On doit certes attendre des évolutions par nature incertaine (par exemple une baisse des intoxications aiguës liées à des produits frelatés et une hausse des intoxications chroniques liées à une augmentation des usagers d'habitude) et à des phénomènes de substitution, avec espérons une baisse de la consommation d'alcool et d'antidépresseurs. Mais rien ne laisse augurer un afflux massif d'usagers de drogues dans les hôpitaux.

Quelle serait la réaction des autres pays si la France venait à dépénaliser les drogues ?
Probablement aucune. Une telle évolution a déjà été menée pas plusieurs États sans qu'aucune conséquence diplomatique significative ne s'en suive. Un tel choix politique relève au demeurant de la souveraineté des États. Il ne porte pas atteinte au droit international. Les choses sont un peu plus compliquées dans l'hypothèse de la légalisation car celle-ci est théoriquement exclue par plusieurs traités internationaux dont la France est signataire. Mais le contexte idéologique évolue rapidement. Inconcevable il y a quelques années, la possibilité d'un abandon progressif du régime prohibitionniste ne relève plus désormais de la science-fiction.

If faut malheureusement reconnaître que malgré le durcissement de la répression au cours des dernières décennies, l'usage et les trafics de drogue n'ont pas diminué. Ils ont au contraire augmenté, révélant les limites d'une stratégie qui, malgré ses effets pervers en termes de santé et de sécurité publiques. Loin des caricatures qui la décrivent comme une lubie libertaire défendue par une minorité de consommateurs hédonistes mais irresponsables, la légalisation des drogues est aujourd'hui la voie privilégiée d'une politique de sécurité, tout entière dédiée à la réduction des dommages et des risques sanitaires, ainsi que des menaces criminelles engendrées par l'usage et le trafic de stupéfiants. De manière contre-intuitive, la rigueur du droit est, en ce domaine, génératrice d'insécurité, et c'est la désescalade pénale qui pourrait constituer.

Ce constat de bon sens porté par les sciences sociales est désormais de plus en plus partagé au niveau international. En 2016, l'Assemblée générale des Nations Unies tiendra une session extraordinaire sur la question des drogues. Peut-être sera-t-elle, pour les États, l'occasion de s'engager dans la voie d'une réforme du régime prohibitionniste international désormais appelée par un nombre croissant d'acteurs politiques.

Renaud a publié La prohibition des drogues. Regards croisés sur un interdit juridique et Les drogues face au droit. En collaboration avec Henri Bergeron, il prépare actuellement un ouvrage comparatif consacré aux politiques des drogues en Europe (European Drug Policies : The Ways of Reform, Routledge, à paraître en 2016).

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