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Quartiers nord de Marseille : faites du shit, pas la guerre

Mohamed Bensaada veut reconvertir les dealers en producteurs locaux.

Les toits de Marseille. Photo via

Rien ne se perd, tout se transforme. À Marseille, il ne s'agit pas d'un vieil adage néo-écolo, mais plutôt d'une citation servant à illustrer une tradition sordide : celle du trafic de drogue. Inaugurée dans les années 1970 par Francis Le Belge, narcotrafiquant notoire d’héroïne, cette coutume à la sauce aïoli a été reprise aujourd'hui par les jeunes des quartiers Nord.  Désormais, on deale du shit à la Rose, à la Castellane, entre deux barres d'immeuble ou dans une cage d'escalier. Ce commerce juteux a toutefois un prix. Dans ces quartiers gangrenés par le chômage, certains dealers se font plomber en raison d'obscures guerres de territoire. Depuis le début de l'année, une dizaine de jeunes sont tombés sous les balles, victimes de règlements de compte.

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J'ai rencontré Mohamed Bensaada, membre du collectif des quartiers populaires de Marseille qui propose une solution radicale pour endiguer la violence dans les quartiers : légaliser le cannabis et assurer la reconversion des dealers de shit en producteurs locaux ou en employés de coffee shops.

Mohamed Bensaada lors d'un meeting à Marseille en 2012.

VICE : Vous pensez vraiment que la légalisation du cannabis pourrait changer la situation des quartiers ?
Mohamed Bensaada : Il s'agit d'une opinion personnelle, je n'ai pas encore réussi à convaincre l'ensemble de mes camarades. En France, le débat fait toujours rage et je pense qu'il continuera tant qu'on ne sortira pas de la dimension morale de ce problème. Moi, j'essaye d'être pragmatique, malgré la prohibition du cannabis, les problèmes d'addiction ne sont pas traités parce que ce sujet est tabou. Et en plus, je remarque que la prohibition ne limite en rien la violence, au contraire, elle l'augmente puisqu'elle produit un système économique parallèle.

Si ça marche en Uruguay, ça pourrait fonctionner à Marseille.
C'est un peu ça. Pour étayer mon argument, je m'appuie sur des expériences qui ont été menées dans d'autres pays, que ce soit en Europe, aux États-Unis ou en Uruguay. Dans ces pays, on a établi une corrélation entre le fait de légaliser les produits à base de cannabis et la diminution de la violence. En gros, on casse un marché et pour peu qu'on arrive à mettre en place des franchises régies ou contrôlées par l’État, on enlève cette chape de plomb et on arrête du même coup cette compétition mortifère. Les gens qui sont dans une économie parallèle ne respectent aucune règle, il faut donc y mettre un peu d'ordre.

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Si demain, on légalise le cannabis, que vont devenir les dealers ? Des producteurs locaux, des patrons de coffee shops ?
Je sais que je choque les gens. Mais, à la base, il faudrait établir un véritable contact avec les réseaux de deal, discuter avec des gens qui n'ont pas de sang sur les mains, proposer une amnistie par rapport aux actes délictueux qu'ils ont commis pendant des années et  les obliger à embaucher ! Ça peut faire sourire, mais c'est une légalisation sociale, transformer une économie parallèle en une économie réelle. Les gens dans les quartiers disent souvent en rigolant que les plus grands pourvoyeurs d'emplois sont les réseaux de deal, alors essayons de remettre du droit dans cette jungle !

Il n'est pas possible que des jeunes d'une vingtaine d'années continuent à travailler comme ça à leurs risques et périls. Si une société tolère ce genre de situation, c'est qu'elle est déjà dans une décadence telle qu'elle ne comprend pas que ce n'est pas une problématique propre aux quartiers nord ou aux quartiers populaires. On est ici dans une problématique sociétale.

Des plants de sativa. Photo via

Vous n'avez pas peur qu'on vous accuse d'incitation à la consommation de cannabis ?
Parallèlement à la légalisation du cannabis, il faut évidemment mettre en œuvre une véritable campagne de santé publique ainsi que des structures pour dispenser des soins, faire de la prévention, de l'éducation et de la pédagogie. Je sais les ravages que provoque le cannabis, je ne suis pas en train d'en faire sa promotion mais je dis juste qu'à un moment donné, il faut prendre le taureau par les cornes. Il faut arrêter de fermer les yeux et de se dire que le problème de la violence lié à la drogue dans les quartiers n'existe pas. On ne peut pas continuellement envoyer des cars de CRS tous les deux mois, appeler les médias, faire des interviews et puis attendre que ça se passe.

Certains de vos détracteurs pensent que le trafic de drogue ne s'arrêtera jamais et qu'après le shit, les dealers se mettront à la drogue dure. Que leur dites-vous ?
Pour moi, cet argument est caduque. Quand j'entame un travail de réflexion, j'essaye de m'appuyer sur des exemples concrets. Il n'existe aucun endroit où la légalisation a permis d'augmenter le trafic de cocaïne ou d’héroïne. Ceux qui travaillent de près ou de loin avec des toxicomanes savent très bien que les gens qui ont commencé à fumer du cannabis ne finissent pas par se piquer. C'est un discours que l'on entend au café du commerce, mais qui n'a aucun fondement scientifique.

Comment cette solution est-elle perçue par les jeunes des quartiers ?
Ça fait marrer les jeunes qui sont en rapport de près ou de loin avec les réseaux. Ce ne sont pas les jeunes qui sont choqués par ce genre de proposition, mais plutôt les gens de mon âge, les pères de famille qui reviennent sur l'aspect moral de la question. Ils ont peur que ça incite leurs enfants à consommer du cannabis. Mais si on regarde les choses en face, l'alcool est légal, et pourtant tous les gens ne sont pas alcooliques. On finit toujours par trouver des réactions épidermiques vis à vis de ce sujet : « le shit c'est mal, c'est la porte vers la toxicomanie ! ». Mais quand on aborde froidement le problème, on se rend compte qu'il faut mettre en place un système qui régule tout ça.

Comment expliquez-vous que la situation ait à ce point dégénéré dans les quartiers ?
Pour les politiques, tant que le trafic et les spots de shit sont cantonnés à l'intérieur des quartiers, ce n'est pas un problème. Moi, ce genre de propos m'interpelle sur le statut des citoyens et des habitants. Je me demande si ces territoires n'ont pas été tout simplement abandonnés par la République ? A-t-on déjà vu un ténor local avoir le courage de dire « la solution : c'est la légalisation du cannabis » ? Je ne crois pas, car ils ont tous peur de se suicider politiquement.C'est totalement hypocrite, on a d'un côté un rejet institutionnel et une population qui consomme du cannabis, ça n'est plus possible ! Si on ne trouve pas de solution, d'autres gamins des réseaux vont mourir – c'est ça la réalité.

Stéphanie Plasse est une jeune journaliste française qui collabore notamment avec Slate. Elle est sur Twitter.