Avec ceux qui débarrassent le Laos de ses bombes

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LE NUMÉRO DU JOUR MALADE

Avec ceux qui débarrassent le Laos de ses bombes

Au fin fond de la jungle laotienne, des locaux s'affairent pour nettoyer des vestiges mortels qui datent de la guerre du Vietnam.

Afin d'aider le Laos à se sortir de la situation causée par l'armée américaine, le Département d'État a embauché HALO, une organisation spécialisée dans le déminage. Le groupe emploie de nombreux Laotiens – comme la femme ci-dessus. Toutes les photos sont de Nicolas Axelrod

Cet article est extrait du numéro du « Jour malade »

Au printemps dernier, au fond de la forêt du Laos, des explosions déchiraient l'air. Un vieux fermier à la mâchoire carrée, Somphone, avait mis le feu à son champ pour le défricher afin d'y planter du riz. Ici, l'agriculture rend chaque nouvelle récolte de riz potentiellement mortelle. La flore brûle lentement, mais les centaines de billes mortelles qui jaillissent depuis les bombes à fragmentation de l'époque volent très vite. « Je suis toujours nerveux quand je dois brûler pour planter », a déclaré Somphone. « Je suis très prudent. »

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Somphone a vu sept ou huit cratères de bombes faits par des centaines de kilos de dynamite américaine ayant explosé 40 ans plus tôt. Les bombes à fragmentation sont différentes des autres en ce sens qu'elles s'ouvrent au-dessus du sol. Elles éjectent alors 665 mini-bombes qui ressemblent à des grenades. Pendant la Guerre du Vietnam, les États-Unis ont largué 270 millions de bombes à fragmentation sur le Laos. 80 millions d'entre elles n'ont jamais explosé.

Tandis que nous roulons sur une route de gravier au volant d'une voiture de HALO, un vieillard en treillis vert foncé nous interpelle depuis le perron de sa hutte. Lorsque nous freinons, il s'approche de la voiture, agitant ses mains, qui tiennent un sac en tissu noir. Il crie : « La berd. La berd. La berd. »

Somphone a scanné le sol pour trouver ces bombes. Au fond d'un cratère, il en a trouvé une intacte. Une autre, rouillée, dans le sol à côté d'un rocher. Encore une autre à côté d'un journal brûlé. Une dernière a creusé un trou dans la boue. Délicatement, Somphone a déplacé les quatre bombes en direction d'une crevasse, là où sa famille est le moins susceptible de passer. Il en a placé une autre au fond d'une souche. Plus tard, il a récolté les coquilles ouvertes de six de ces bombes et les a empilées avec de la ferraille à l'arrière de sa cabane. Les agriculteurs laotiens utilisent des réservoirs d'essence pour y faire fondre le métal. Ils l'utilisent ensuite pour en faire des pots, des casseroles ou des clôtures. Dans le village de Ka Toh, où vit Somphon, des boîtes entières de bombes à fragmentation portent la mention Dallas, Texas et Camden, Arkansas. Les habitants du village s'en servent aussi pour construire leurs cabanes. Le métal alimente également un commerce de la ferraille, fournissant aux pauvres du Laos une source de revenus.

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Il y a un demi-siècle, le village de Ka Toh était un passage à travers la jungle laotienne. Les Nord-Vietnamiens l'utilisaient pour contourner la zone démilitarisée du Vietnam et transporter, par ferries, des armes et des soldats pour l'insurrection communiste dans le sud du pays. De 1964 à 1973, les bombardiers américains ont déversé quatre milliards de tonnes de munitions sur le Laos. La majorité a été larguée sur cette fameuse route, via la nouvelle arme américaine : les bombardiers B-52.

De nombreux Laotiens se sont, par le passé, servis des métaux présents dans les bombes à fragmentation pour construire des habitations, diverses structures, ou encore cette cabane de stockage.

Pendant la guerre, Somphone et les autres habitants du village ont fui dans les montagnes pour échapper aux bombardements. « Lorsque nous sommes revenus, tous les arbres avaient disparu. Ils avaient été soufflés. » « Tout ça avait disparu pour ne laisser que des cratères. C'était comme ça, partout. »

La jungle est réapparue au Laos, cachant peu à peu les cicatrices de la guerre – et les munitions qui n'ont jamais explosé. Celles-ci restent néanmoins mortelles, et ont déjà causé quelque 20 000 accidents depuis la fin de la guerre. « Il y a beaucoup de bombes ici », dit Ton Keoduangdee, le chef du village Ka Toh. « Dans tous les endroits où les gens ne sont pas encore allés, ou ne veulent pas se rendre, vous trouvez des bombes. »

Le mois dernier, Barack Obama est devenu le premier président américain en poste à visiter le Laos, pays communiste de sept millions d'habitants coincé entre le Vietnam et la Thaïlande. Obama s'est rendu à Vientiane, la capitale du pays, loin des villages de campagne et de la pauvreté. Assumer l'héritage de la guerre du Vietnam a toujours été un souhait revendiqué d'Obama. Durant sa dernière année de mandat, le gouvernement a tenté de renouer des relations avec plusieurs pays ayant, par le passé, fait les frais de la puissance américaine. Au Laos, cela se traduit par un financement du nettoyage des bombes qui n'ont pas encore explosé et une assistance aux victimes, laquelle coûte près de 3,2 millions de dollars par an depuis 1995. En 2015, le département américain a débloqué 15 millions de dollars supplémentaires juste pour ce financement.

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Bien que les ONG travaillent depuis les années 1990 à nettoyer la zone de toutes ces bombes, il reste de fait beaucoup de travail à accomplir. En 2012, le département d'État américain a recruté HALO, une société de déminage, afin qu'elle s'active dans le pays. Aujourd'hui, la société compte 243 employés. Ces fermiers, mères de famille ou jeunes adultes ont tous été formés en tant que démineurs, et se sont vus attribuer une tente avec un lit, ainsi que le salaire de 330 dollars par mois – soit le triple du revenu minimum dans le pays.

Chaisouk Sisouvanna travaille chez HALO en tant que médecin et technicien de surveillance.

Tandis que nous roulons sur une route de gravier au volant d'une voiture de HALO, un vieillard en treillis vert foncé nous interpelle depuis le perron de sa hutte. Lorsque nous freinons, il s'approche de la voiture, agitant ses mains, qui tiennent un sac en tissu noir. Il crie : « La berd. La berd. La berd. » Ça signifie bombe en laotien. À quelques mètres de la voiture, le conducteur et le traducteur lui disent de s'arrêter et de poser son sac sur le sol, calmement. Richard Bowyer, chef des opérations HALO au Laos, examine alors, avec précaution, le contenu. Le vieillard vide le sac de son contenu et révèle une bombe de forme conique.

« Il y en a plein des comme ça », dit-il. Le jour suivant, Bowyer dirigera en effet une équipe sur une zone où pas moins de six bombes à fragmentation encore armées gisaient à même le sol. L'équipe les désamorça toutes.

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Lapoukham Vilaiveng est chef d'équipe chez HALO ; c'est elle qui s'occupe des munitions et des bombes. Elle porte une armure, une visière en plexiglas, mais aussi un patch tête de mort, collé à sa veste. Elle dit qu'elle a désamorcé pas moins de 1 000 bombes dans sa carrière. « C'est très risqué – mais à la fin, vous n'y pensez plus. »

« Il y a 10 ans, mon beau-frère a trouvé une bombe. Il a joué avec et s'est fait exploser. » Son mari travaille également chez HALO, dans une autre équipe. « C'est bien plus qu'un boulot pour nous. C'est une question d'ordre moral. »

HALO divise ses équipes en deux pôles : recherche et désamorçage. Tous se lèvent au lever du soleil pour se munir de leurs larges armures et de leurs détecteurs de métaux. L'équipe de recherche s'occupe de scanner une zone afin de visualiser où les bombes se trouvent. S'ils en trouvent une, alors l'équipe de désamorçage prend le relais, balayant chaque centimètre de terrain.

Par une chaude d'après-midi, Vilaiveng est en train de peser 50 grammes de C4. Elle s'apprête à les utiliser afin de détruire plusieurs bombes trouvées par un fermier dans la matinée. Pour ce faire, elle enrobe un détonateur avec une mine de C4 avant de la cacher dans une boîte à outils ; puis, elle transporte ladite boîte jusqu'à la zone forestière où se trouvent les bombes non explosées. Sur le site, on voit plusieurs techniciens empiler des sacs de pommes de terre au-dessus de la bombe, les entourant d'un fil de détonation d'une longueur de 200 mètres. Vilaiveng s'accroupit et s'apprête à presser le détonateur. Puis elle enfile les fils dans le détonateur, tandis que derrière elle, un homme égrène les secondes dans un talkie-walkie : « Trois, deux, un. » Le C4 explose alors, envoyant tous les sacs de patates dans les airs – et les bombes avec eux.

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Les bombes à fragmentation comme celle-ci représentent 71 % des 25 531 objets que HALO a désamorcés jusque-là. Un tiers des accidents au Laos sont dus à ces bombes.

« Le Laos et le Vietnam sont analogues », me dit Susanna Smale, la program manager de chez HALO. « On ne trouve pas autant de bombes ailleurs. » La Convention sur les bombes à fragmentation, traité qui bannit définitivement l'utilisation de ces bombes, a été ratifiée par 119 pays. Le 30 juin, la France a annoncé avoir détruit tout son stock de 15 millions de bombes à fragmentation. Les États-Unis n'ont pas signé le traité. Selon Amnesty International, l'armée américaine aurait encore utilisé des bombes de ce type au Yémen en 2009.

« Il est clair que si les choses avaient continué dans cette voie, nous aurions des bombes partout », affirme Smale. La première enquête nationale doit commencer début 2017 avec l'aide financière du département d'État américain, dans le but de quantifier la contamination au Laos et d'identifier les zones prioritaires à désamorcer. Mais comme tout projet organisé dans cette région du monde très pauvre, trouver les fonds afin de compléter la recherche s'annonce difficile.

HALO conduit régulièrement des détonations afin de mettre hors d'état de nuire toute bombe n'ayant pas encore explosé. Celles-ci sont échafaudées dans d'énormes cratères où les bombes à fragmentation ont déjà laissé leur marque.

Le travail de HALO a toutefois permis d'ouvrir de nouvelles fermes afin de permettre aux Laotiens de cultiver à nouveau. Jusqu'ici, la seule ressource financière provenait de la vente de métal trouvé sur les bombes non explosées. Il faut dire que le métal américain est facile à troquer, contrairement au riz. Néanmoins, la conjonction de la forte baisse du prix du métal au Laos (de l'ordre de -20 %) avec l'interdiction de commercer la ferraille a mis nombre de Laotiens dans l'embarras. « Plus personne ne vient en acheter », explique Sumta, au sujet des bombes qu'il avait l'habitude de vendre aux trafiquants vietnamiens. Avec l'argent récolté, Sumta, 55 ans, s'achetait de la nourriture et avait même eu assez pour se construire une nouvelle cabane, munie d'un toit décent.

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Aujourd'hui, les seuls revenus de sa famille sont contenus dans les 30 à 50 sacs de riz qu'il récolte sur son terrain. « Ce n'est pas assez pour survivre », souffle Sumta. Lorsque je l'ai rencontré, il revenait de la forêt, une fronde à la main. Il venait de tuer un oiseau. Lorsque j'ai demandé où était passé le pauvre volatile, son sourire a disparu : « Je l'ai mangé », m'a-t-il dit. Car la faim est toujours un problème au Laos. Un rapport de l'Unicef datant de 2005 et conduit par le Centre international humanitaire de Genève pour le déminage a déterminé que près de 70 % des familles laotiennes récupéraient et vendaient la ferraille trouvée sur les bombes.

Ces dix dernières années, ce commerce de la ferraille a coûté la vie à plusieurs citoyens laotiens. À Kokmak, trois vies ont été fauchées. Trois autres villageois sont morts à Gaang, quatre à Pakay, mais aussi quatre adultes et deux enfants à Ka Toh, le village de Somphone.

« On vend cette ferraille ou bien on l'échange contre des vêtements ou de la nourriture. Nous n'avons pas assez de nourriture pour manger à notre faim. » En 2007, son fils aîné, Koi, 37 ans, a trouvé une bombe dans la jungle et l'a rapportée à la maison pour la démonter et la vendre. Ça ressemblait à une grosse balle de pistolet. Il a voulu trafiquer le détonateur avec une machette. Lui et sa cabane ont explosé.

Le chef de Ka Toh sait que les habitants n'ont pas d'autre choix que de vendre cette ferraille. « Quand le prix du métal était élevé, tout le village chassait la ferraille. Qu'est-ce qu'on pouvait bien faire d'autre ? »

Les bombes américaines ont contaminé les terres agricoles et entravé le développement économique du pays. Dans une mine de fer, la production a ralenti à cause des bombes. La construction d'un barrage hydroélectrique dans la zone nécessite de toutes les retirer. De même pour la plantation d'eucalyptus par une société européenne de papier, ainsi que la construction d'une école à Ka Toh. Toutes ces infrastructures nécessitent un déminage complet de la zone.

Avec peu d'alternatives pour échapper à la pauvreté, les fermiers laotiens sont toujours en attente des trafiquants de ferraille vietnamiens. « Quand le prix sera de nouveau à la hausse, nous retournerons chercher le métal – dans les bombes. »