À la gloire des « Crados » : une interview de Mark Newgarden

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À la gloire des « Crados » : une interview de Mark Newgarden

Le co-créateur des cartes pour enfants les plus détestées des adultes revient sur la légende qu'il a engendrée – et les haines qu'il a suscitées.

À la fin des années 1980, la série de cartes et de stickers Les Crados envahissait les cours de récréation de France, avant d'être supplantée par des jouets tels que les Pogs ou les Jojo's. Nés aux États-Unis sous le nom Garbage Pail Kids, ces stickers présentant des enfants dans des situations majoritairement scabreuses sont le fruit du cerveau malade des illustrateurs Art Spiegelman – qui décrochera plus tard un Pulitzer pour sa bande-dessinée Maus – et Mark Newgarden. La série a plus ou moins été créée en réponse aux poupées Cabbage Patch Kids que s'arrachaient tous les parents et à la niaiserie générale qui caractérisait l'Amérique de l'époque. Suite à sa première sortie en 1985, elle a connu un immense succès commercial avant d'être adaptée un peu partout dans le monde – provoquant systématiquement des polémiques de la part de professeurs outrés de voir les enfants s'échanger des autocollants plutôt que de suivre leurs cours.

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Lors de son arrivée en France en 1989, sous l'impulsion de l'ancien journaliste Alain Pinto, l'adaptation française de Garbage Pail KidsLes Crados – subira plus ou moins le même destin : nombre d'adultes se sont insurgés contre la nature « décadente » de ces cartes, allant jusqu'à les faire bannir de certaines cours de récréation. Pour traduire au mieux le nom des protagonistes figurant sur chacune des cartes, la journaliste Béatrice Bocard a adapté chacun des anglicismes, et le distributeur des Crados a organisé des séances de brainstorming avec des enfants de la banlieue parisienne pour s'assurer de la pertinence de son produit. Il en a résulté une version plus lisse, dépourvue de toute référence politique ou érotique. En 1989, Alain Pinto expliquait à Libération que cette autocensure était motivée par le fait qu'il ne souhaitait pas « nuire aux enfants ».

À la sortie du premier album, tiré à 55 000 exemplaires et rapidement épuisé, le commandant Jacques Cousteau s'est lui-même fendu d'une lettre ouverte au ministre de l'Intérieur et de l'éducation nationale pour inviter les parents à réagir « énergiquement contre cette pollution des esprits » et à ne pas s'étonner si leurs enfants « [partaient] à la dérive et [finissaient] à la cocaïne ». Suite à cette missive, les hommes politiques Michel Rocard et Lionel Jospin ont exprimé leur mécontentement, au moment même où la société Topps se remplissait tranquillement les poches. Cette année, Les Crados fêtent leur 30ème anniversaire. Pour l'occasion, je me suis entretenue avec Mark Newgarden par mail pour qu'il me parle de son travail sur la série de cartes pour enfants la plus détestée des adultes.

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Mark Newgarden à l'extérieur de Topps, Brooklyn, 1986

VICE : Vous avez bossé sur Garbage Pail Kids depuis le début, en étroite collaboration avec votre ancien professeur Art Spiegelman. Comment le projet a-t-il vu le jour ?
Mark Newgarden : Les Garbage Pail Kids sont nés d'une autre série, Wacky Packages, qui avait très bien marché pour Topps à la fin des années 1960 et 1970. C'était des autocollants vendus avec des chewing-gums, sur lesquels on pouvait voir des parodies illustrées de produits grand public. Par exemple, Crest Toothpaste est devenu Crust Toothpaste , Pepsi Cola est devenu Pupsi Cola, etc. Quand j'étais enfant, je les collectionnais et je prenais un certain plaisir à les coller partout sur la porte de la cuisine de ma mère.

En 1984, je me suis retrouvé à travailler pour Topps grâce à un de mes anciens profs à la School of Visual Arts de New York. Len Brown, qui était le directeur du départements des nouveaux produits à Topps, m'a donné pour mission de développer du matériel pour une nouvelle série Wacky Packages – la première après des années d'absence.

Lors de la première édition de la série, de nombreuses grosses entreprises ont envoyé des lettres de mise en demeure à Topps, qui cherchait alors à lancer de nouveaux projets. Les poupées Cabbage Patch Kids [introduites en France sous le nom de Patoufs, puis Câlinous] commençaient tout juste à prendre de l'importance en Amérique, et ça nous semblait être une excellente cible. J'ai appelé ma parodie Garbage Pail Kids et réalisé quelques croquis. Le concept a fini par être retenu et John Pound en a fait un autocollant, qui est sorti en 1985 avec le reste de la série. Puis finalement, les poupées ont commencé à avoir un énorme succès – et Topps était toujours enclin à surfer sur un énorme succès.

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Le premier croquis de Mark Newgarden pour Wacky Packages, 1984. ©2015, Mark Newgarden

Mais comment ce sticker a-t-il donné lieu à toute une série ? J'ai lu que les mecs de Topps avaient essayé de s'associer officiellement au fabricant de Cabbage Patch Kids.
Si j'ai bien compris, les employés de Cabbage Patch Kids n'étaient simplement pas intéressés par les cartes vendues avec les bubbles-gums, les stickers, ou même Topps en général. J'imagine qu'il se sont dit que c'était un produit trop bas de gamme auquel associer leur marque. Il faut comprendre que ces poupées étaient des produits de luxe, plus ou moins « créés à la main » et vendus pour des prix relativement scandaleux, lesquels avaient fait l'objet d'un plan marketing très élaboré.

Bref, Arthur Shorin [le P.-D.G. de Topps] a décidé que s'il ne pouvait pas avoir les Cabbage Patch Kids, il se débrouillerait à sa manière. Lors d'un meeting produit d'Arthur, quelqu'un lui a demandé s'il pouvait voir la cover Wacky Package que j'avais imaginée, qui se trouvait quelque part sur mon bureau. Après le rendez-vous, on m'a redonné la peinture et Len Brown m'a dit « OK, celle-ci n'a pas été retenue. Mais maintenant, il va falloir qu'on en imagine 44 de plus ! »

Comment avez-vous choisi les artistes et les écrivains qui vous ont accompagné sur ce projet ?
On a eu de la chance. À l'époque, de nombreux talents bossaient chez Topps. John Pound faisait déjà partie de la boîte et avait travaillé sur les Wacky Packages. Il a fini par devenir l'artiste principal de GPK, et je pense sincèrement que le succès de la série tient en grande partie à la grande qualité de son travail. John avait les aptitudes idéales pour ce type de boulot – notamment grâce à son passé de dessinateur humoristique et de peintre de science-fiction et de fantasy.

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On a demandé à John et à deux autres artistes de tester différents concepts pour GPK. Et John a tapé en plein dans le mille, en plus de nous soumettre une pléthore d'idées brillantes. Je pense que lui et moi avons « écrit » environ la moitié de la première série.

Je ne sais pas si Les Crados pourraient marcher aujourd'hui. Il y aurait de grandes chances que la police du politiquement correct exige un avortement en milieu de grossesse.

Tomas Bunk s'est mis à illustrer le verso des cartes, avant de devenir notre deuxième peintre principal. C'était un illustrateur underground venu d'Allemagne qui avait rencontré Art Spiegelman après son arrivée à New York. Son approche dense, frénétique et cartoonesque était parfaitement complémentaire avec le travail de John, plus emblématique.

Notre troisième grand artiste était James Warhola, un autre illustrateur spécialisé dans la fantasy (et, croyez-le ou non, le neveu d'Andy Warhol). Ses rendus avaient une vibe terrifiante et morose qui s'accordait parfaitement avec le reste.

Après les deux premières séries, la plupart des gags visuels étaient imaginés par Art et moi, quand ils n'étaient pas proposés par les artistes eux-mêmes. John Pound avait une imagination particulièrement fertile. J'écrivais la plupart des versos, avec Jay Lynch et quelques autres. C'était vraiment un travail de groupe.

Il paraît que vous étiez le seul employé à être enthousiaste sur cette série.
Je pense qu'il y avait un ennui général et une attitude blasée chez les « cerveaux » de Topps. Au départ, je trouvais ça surprenant, mais je comprends mieux pourquoi aujourd'hui. Je crois qu'on m'a aussi engagé parce que j'étais jeune et passionné (et peut-être un peu naïf). Je trouvais ça marrant de bosser sur ce genre de trucs. Ce n'était pas un fardeau. Ce n'était pas ennuyeux. Je n'avais pas des décennies d'expérience là-bas, et je n'avais pas à suivre de formules établies. Du coup, ils en ont profité et j'ai eu une grosse marge de manœuvre ! J'avais 23 ans quand j'ai commencé, et je devais être le plus jeune mec du bureau. Ben Solomon, l'ancien chef du département de production était toujours confortablement installé chez Topps et il devait avoir un demi-siècle de plus que moi !

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Bref, quand la série est devenu un vrai succès, tous les employés – y compris ceux qui étaient indirectement liés au projet – voulaient en être.

Comment expliquez-vous le succès des Crados chez les enfants ? Vous vous attendiez à ce que les adultes râlent autant ?
GPK représente tout ce que les enfants aiment bien. Je n'étais pas vraiment surpris par la controverse suscitée par les Crados, mais je ne sais sincèrement pas si les cartes marcheraient maintenant. Aujourd'hui, il y aurait de grandes chances que la police du politiquement correct exige un avortement en milieu de grossesse.

J'ai lu que vos parents étaient incroyablement fiers de votre implication dans le projet, et ravis que vous ayez « trouvé un défouloir pour exprimer l'aspect le plus pervers de votre personnalité ». Vous étiez comment, enfant ?
J'étais l'aîné d'une fratrie de six gosses. Je lisais beaucoup, je dessinais énormément et je divertissais mes frères et sœurs à grand renfort d'histoires dérangeantes et d'images répugnantes. C'était le background idéal pour ce job.

Est-ce qu'il est arrivé qu'un autocollant en particulier soit refusé ? Quelles étaient les limites de Topps ?
À chaque fois que l'on sortait une série, on prévoyait une ou deux peintures en plus pour le « round d'élimination » final. Si jamais Arthur Shorin s'opposait à une de nos images, on avait des suggestions moins tendues à lui proposer. Lors de la série suivante, on proposait à nouveau les images précédemment refusées, encore et encore jusqu'à ce que ce pauvre Arthur n'en puisse plus et finisse par accepter. Mais je pense quand même que quelques cartes n'ont jamais vu la lumière du jour. Je me rappelle notamment d'un bébé marinant dans un bocal, d'un gosse en fauteuil roulant en train de sauter d'un plongeoir, ou encore de l'ombre d'un Garbage Pail Kid rescapé d'un holocauste nucléaire projetée sur un mur. Finalement, nous avons produit 16 séries (environ 660 images), et la plupart de nos peintures ont été incluses.

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L'adaptation française de GPK, Les Crados, était très populaire également. En 1989, 500 000 albums et 48 millions d'images ont été vendues. Mais j'ai vu que de nombreuses blagues politiques et érotiques avaient été évincées – avez-vous supervisé les éditions internationales ?
Nous n'avons eu aucun lien avec ces adaptations. En fait, je ne les ai découvertes qu'après leur première impression. De manière générale, Topps avait une attitude fuyante qui se pourrait plus ou moins se résumer à « prenons l'argent et barrons-nous ». Il n'y avait pas de contrôle qualité quand GPK était autorisé à être distribué par une autre entité. Topps ne voulait définitivement pas que les créateurs « perdent de leur temps précieux » sur quoi que ce soit qui puisse retarder la sortie d'une autre série de cartes.

Après la première sortie française, le commandant Jacques Cousteau a écrit une lettre pour se plaindre de la nature « luxueusement ignoble » des Crados, allant même jusqu'à prétendre qu'il ne faudrait pas s'étonner que nos enfants finissent à la cocaïne. Vous en pensez quoi ? Vous avez eu des réactions aussi extrêmes aux États-Unis ?
Jusqu'à aujourd'hui, je n'en avais même pas entendu parler ! Je suis actuellement en train de sourire, si ça répond à votre question. Pour accompagner les autocollants, est-ce que les distributeurs français ont empaqueté de la cocaïne en lieu et place des chewing-gums ?

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Aux États-Unis, Topps s'est efforcé d'empêcher l'équipe créative d'être en contact direct avec le public. Nous n'avons jamais été crédités pour notre travail sur la série. Il arrivait parfois qu'un secrétaire me fasse passer un courrier si jamais c'était susceptible de me faire marrer, mais je n'ai jamais reçu de menace de mort. Bien entendu, on a vu de nombreux présentateurs TV et de journalistes de la presse papier déverser toute la haine qu'ils avaient pour GPK. La plupart du temps, c'était aussi absurde qu'amusant, et ça a évidémment relancé considérablement les ventes. Pour Topps, c'était une aubaine.

Mark Newgarden feignant de se tirer une balle sous une pancarte promotionnelle du film adapté des Crados, Los Angeles, 1987. ©2015, Mark Newgarden

L'adaptation cinématographique des Crados est sortie en 1987. Il y a dix ans, vous avez déclaré ne jamais avoir vu de film aussi mauvais. Vous avez vu pire, depuis ?
Non. Je ne peux même pas expliquer comment un film peut être d'une telle nullité.

J'ai l'impression que pas mal de gens sont surpris quand ils apprennent qu'Art Spiegelman a co-créé la série – comme si c'était impossible de concevoir le fait qu'un artiste puisse à la fois décrocher le Pulitzer et faire des blagues scatophiles.
Je pense qu'Art et moi-même sommes devenus dessinateurs sous l'influence de Harvey Kurtzman et les premiers comics MAD, et il en va de même pour tout le travail satirique qui est sorti chez Topps. À mes yeux, l'humour et le sérieux vont souvent de pair. Mon travail personnel a toujours été très porté sur l'humour – mais il n'empêche que c'est un sujet que je prends très au sérieux.

De nos jours, vous pensez qu'il y a toujours de la place pour la satire adressée aux enfants ?
J'aime sincèrement me dire qu'on pourra toujours sortir des trucs humoristiques à destination des enfants (et j'œuvre toujours en ce sens), mais je dois avouer que je vois de moins en moins de travaux intéressants, créatifs et sincèrement drôles – et ce dans n'importe quel médium. Le climat général n'est pas idéal. On ne voit plus vraiment d'entreprises privées (comme Topps) sortir des produits directement adressés aux enfants sans que des parents, des enseignants ou des libraires ne viennent s'interposer. Je pense que l'humour (et la satire en particulier) rendent les adultes protecteurs très, très nerveux.

Retrouvez Mark Newgarden sur son site, et Julie sur Twitter.

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