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Breaking news: pour devenir « créatif », il faut être l'inverse de créatif

Quand était la dernière fois que vous vous êtes dit : « Mais elle est géniale cette pub » ? Sûrement pas en 2016.

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Cela fait maintenant un an que j'enchaîne les contrats ultra-précaires dans les entreprises de médias. Du lundi au vendredi, je passe 35 heures par semaine assis devant un écran d'ordinateur, pour presque rien. Voilà sept mois que j'accepte n'importe quel job qu'on me propose à côté, tant qu'il est un minimum lié à mes ambitions artistiques et professionnelles – à savoir, écrire. D'autant que ces petits extras me permettent de ne pas crever la gueule ouverte et d'avoir de quoi dépenser dans des trucs qui m'offrent plus d'excitation qu'un triste bol de nouilles chinoises – et m'aident à voir mon quotidien sisyphéen autrement que comme une succession d'e-mails, de documents Word et d'onglets Google Chrome.

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En tant que jeune journaliste, je fais partie de la catégorie de travailleurs qu'on appelle « les jeunes créatifs ». Ces jeunes occupent l'un des 1,3 million d'emplois des industries créatives et rapportent 84 milliards d'euros par an en France. Les secteurs dans lesquels ils travaillent vont des arts graphiques et plastiques au cinéma en passant par la télévision, la radio, l'édition et la presse.

Dernièrement, j'ai commencé à douter de mon choix de carrière, bien que mon réseau commence à ressembler à quelque chose et que je vive désormais de ma plume. Les raisons ? Le marché de l'emploi est tout simplement saturé ; la majorité des offres sur Profilculture sont des stages conventionnés et le reste des CDI dans le marketing, la communication ou la pub. En outre, j'ai de plus en plus de mal à concilier mes aspirations artistiques avec mes activités professionnelles concrètes – et accessoirement mes rentrées d'argent. Je n'ai pas choisi de m'orienter dans cette voie pour rédiger de courts articles « inspirants » vides de sens sur des endroits que je n'ai jamais visités. Pire, je fais des enquêtes de marché qui ressemblent beaucoup à de l'espionnage industriel pour des « investisseurs privés » dont j'ignore moi-même l'identité. Je veux bien croire que l'on commence en bas de l'échelle – mais avec un minimum d'humilité et de lucidité, vous verrez que des millions d'autres s'accrochent à chacun de ses barreaux, lorsqu'ils ne sont pas cassés.

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Bref, j'écris des choses médiocres en toute connaissance de cause. Autour de moi, j'ai vu que beaucoup de jeunes créatifs étaient prêts à tout pour survivre jusqu'à ce qu'ils percent. Regardez ces journalistes plutôt doués gaspiller leur talent dans des articles de brand content ; ces gars qui s'étaient lancés dans l'audiovisuel pour devenir les nouveaux Scorsese et n'ont jamais réussi à faire autre chose que du montage pour des campagnes de pub pour une marque de dentifrice ; et qu'en est-il de tous ces aspirants écrivains qui rédigent des guides du marketing et de la stratégie digitale ?

En somme, je me suis demandé si les termes « industries créatives » n'étaient pas complètement vides de sens. Thomas Paris, expert des industries créatives et culturelles, m'a expliqué que certains secteurs, comme la presse, l'édition et l'audiovisuel en particulier étaient touchés, car « leur public était parti vers des modes de consommation gratuits. » Bien qu'il n'ait pas voulu parler de crise, il m'a dit que du fait que ces produits étaient aujourd'hui accessibles gratuitement, il y a un « besoin de créer l'événement en mettant en place des moyens de promotion pour que la consommation soit immédiate, même si le contenu est moins audacieux ». D'où le fait que ces secteurs s'appuient de plus en plus sur le marketing ; ils ne prennent pas de risque et proposent des modèles qui fonctionnent, à défaut de lasser leur public.

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Je me suis demandé si j'étais le seul à travailler dans ces industries en étant conscient de créer quelque chose de complètement superficiel, plus dans un but de promotion que de création. J'ai demandé à des jeunes créatifs s'ils arrivaient à concilier les deux bouts – aspirations et réalité du boulot – et s'ils étaient OK avec le fait de parfois créer de la merde. Même si certains étaient catégoriques et d'autres plus nuancés dans leurs propos, tous s'accordaient à dire qu'il leur arrivait de se demander ce qu'ils foutaient.

AXEL, 29 ANS, JOURNALISTE / MARKETING *
J'ai fait des études à l'Institut d'Études Politiques puis dans une école de management et de gestion. Je prenais clairement une orientation marketing et j'ai fait un stage de fin d'études dans une entreprise de médias où j'ai eu l'opportunité d'écrire quelques articles et de chroniquer des livres. J'ai tout de suite trouvé ça beaucoup plus intéressant, mais je n'avais aucune formation en la matière. Ensuite, j'ai travaillé dans le marketing tout en faisant des piges à côté, de l'édit et des traductions. En 2013, à la fin de mon CDD, j'ai décidé de tenter le coup en freelance parce que j'avais l'impression que c'était le meilleur moyen de passer du temps « sur le terrain ». J'avais déjà l'assurance d'une rentrée d'argent à peu près régulière en écrivant pour la rubrique « Sports de glisse » d'un journal. Je suis parti assez serein, mais ça s'est arrêté et les choses sont devenues plus difficiles : sans travail fixe, les entrées d'argent sont sporadiques. Dès lors que je n'étais pas en CDD, j'ai accepté presque tous les boulots qu'on m'a proposés. Grâce à ma formation initiale dans le marketing, j'ai assez vite travaillé avec la pub. J'ai écrit des articles – brand content ou publireportage – pour des marques d'opérateur mobile et d'alcool ou des banques et tenu un blog sur les loups-garous ; interviewé des lycéens pour MTV ; tourné des vidéos et écrit des articles pour Adidas ; traduit des vidéos de promotion ou des textes pour Netflix ou des films.

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J'ai aussi été Community Manager pour une marque de riz. Récemment, j'ai écrit des articles pour faire la promotion de The Revenant (du genre « des destinations de vacances inattendues ») pour une agence de pub. Depuis quelques mois, je traduis aussi sur une base régulière des « news people » pour une agence londonienne, ce qui s'apparente à mes yeux à de la création de contenu.

Je trouve la plupart de ces boulots d'appoint foncièrement déprimants et ils me donnent l'impression de constamment travailler à entretenir les pires aspects de la société, ce qui génère beaucoup de frustration. D'un autre côté, ce sont eux qui me permettent de payer mon loyer et m'assurent une certaine liberté – économiquement précaire et effrayante à long terme, certes.

Le marketing se nourrit de tout ce qui l'entoure et bouffe à tous les râteliers, s'inspire de toutes les tendances, surfe sur toutes les vagues. Alors, si la société est créative, on peut sans doute en déduire que le brand content l'est aussi. Ceci dit, j'ai travaillé avec des clients très frileux : soit qui avaient peur du procès, soit qui ne voulaient pas prendre de risques et préféraient faire ce qui se faisait ailleurs. Les deux aboutissent forcément à un manque de créativité. Mais bon, est-ce que c'est nouveau ou est-ce que c'est inhérent à la pub ? C'est déjà ce que disait Beigbeder dans 99 francs, non ?

Et puis honnêtement, que la pub soit aussi chiante que possible ! Ça ne me dérange pas, au contraire. Plus les ficelles seront grossières, plus on s'en détournera.

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En fait, on devrait rassembler tous les budgets marketing dans une grande enveloppe dédiée à un revenu universel : ça permettrait de mettre fin à ce que les Anglais de Strike ont appelé les Bullshit Jobs et ça laisserait le temps à certaines personnes de se consacrer pleinement à leurs velléités artistiques.

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SACHA*, 26 ANS, COMMUNICATION / JOURNALISME
J'ai un profil atypique, selon les recruteurs : j'ai étudié l'anthropologie pendant un an, puis j'ai planché quatre ans en droit et enfin un an en école de commerce. Tout de suite après l'école, je me suis retrouvé dans une agence de communication éditoriale, dont l'objectif premier est de parler à la place des marques. C'est comme être le valet du roi. Ces pseudos milieux créatifs semblaient être un bon compromis entre travailler dans un bureau au 32 e étage d'une tour de la Défense à faire des réunions avec des personnes ayant l'âge de mes parents et bosser avec des jeunes créatifs tournés vers l'avenir. Puis, j'avais surtout besoin de tune.

Quand j'ai commencé à bosser dans ce milieu, je savais très bien que ce n'était pas « mon rêve » en soi. Je voyais déjà cela comme quelque chose de temporaire. Le fait est que, à cette époque, je ne savais pas ce que je voulais faire de ma vie. Ça m'a surtout servi d'apprentissage. Cette expérience a fait naître chez moi une envie d'écrire. J'avais tellement le sentiment de faire de la merde toute la journée que ça m'a donné envie de faire les choses à ma façon. C'est comme ça que j'ai commencé à écrire des tribunes. Travailler dans une agence de communication m'a donc plutôt ouvert les yeux, plus que détruit mes idéaux.

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Les industries créatives ne le sont évidemment qu'en façade ; avec leurs beaux bureaux design et leurs looks à la Mad Men. Mais au fond, c'est quand la dernière fois que quelqu'un s'est dit « Mais elle est géniale cette pub » ? Le problème ne vient pas des gens qui composent ce milieu, car ils ont souvent d'excellentes idées. Mais à la fin, c'est la marque qui décide et elle n'a souvent que de la merde dans la tête. C'est pour ça qu'une bonne idée termine souvent au fond des chiottes après quelques mercis. Comme je disais, les bonnes idées sont à la merci des marques. Aucune agence de pub ne dira à son client « Écoutez moi, c'est de la merde votre truc. Laissez-nous faire ». Non, ils diront « Très bien, comme vous voulez ». Les industries créatives ne sont plus là pour innover mais plutôt pour satisfaire. Je me contente donc de satisfaire.

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TIM, 24 ANS, AUDIOVISUEL
J'ai travaillé pendant trois ans dans l'audiovisuel, où j'exerçais mes talents de monteur. J'ai le parcours classique du « technicien » (entre guillemets parce que, en théorie du moins, le métier de monteur est aussi créatif que technique, en tout cas la part de travail artistique est – en théorie toujours – plus importante que pour le gars qui bosse dans un car régie) : option audiovisuel au lycée, BTS audiovisuel public entre 2010 et 2012, obtenu brillamment, et ensuite, l'aventure à Paris pour le petit écran.

Je me suis lancé pour les mêmes raisons que tout le monde, j'imagine : mon goût prononcé pour le cinéma – le cinéma en général d'abord, puis le documentaire en particulier. Même si je gagnais suffisamment pour payer mon loyer et ma bouffe et qu'il me restait assez pour me payer le rouge et la weed qui me permettaient d'oublier, je perdais un peu plus une partie de moi-même chaque jour.

J'avais l'impression d'être un gigolo qui te fait la totale. J'ai fait des vidéos pour L'Oréal, (de la publicité à la vidéo corpo pour l'anniversaire du DRH), de la téléréalité, du jeu de midi… J'ai même fait du docu pour RMC Découverte. Je suis cégétiste par mon père, NPA par ma mère, alors bosser dans la pub, c'était pas le top… Au-delà de la blague, j'ai vraiment fini par me sentir sale. Un jour, j'ai fait la vidéo de mariage d'un milliardaire libanais qui avait privatisé l'Opéra Garnier pour l'occasion. À la base, mes ambitions artistiques soutiennent et prolongent mes idéaux humanistes, alors j'ai décidé de calculer : sur une année, je fais environ 10 % de trucs intéressants d'un point de vue artistique ou humain. Voilà pourquoi j'ai quitté le navire. Aujourd'hui, je prépare les concours pour être prof de français. Ça me botte, je reste en contact avec les arts et la philosophie, et j'ai toutes les vacances scolaires pour faire mes documentaires et m'investir dans les collectifs artistiques que je fréquente.

Il suffit d'ouvrir un programme télé pour se rendre compte à quel point les industries créatives ne le sont plus du tout. C'est compliqué d'expliquer pourquoi en trois lignes, bien que j'aie des idées très précises sur la question, à force d'y réfléchir. Mais l'explication est éminemment politique. Qui détient les télés, les grosses boîtes de production ? Qui commande les pubs sur lesquelles tout le modèle économique de la production audiovisuelle est basé ? Les grosses fortunes, les dominants, ceux qui possèdent l'outil de production, n'ont pas du tout intérêt à ce que ça change. Le temps de cerveau disponible, c'est bon pour eux. Ils n'ont pas du tout intérêt à ce que les gens prennent l'habitude de réfléchir ou de s'émouvoir.

Et pour continuer de nous obliger, nous les « artistes » et « techniciens », à renier nos idéaux et nos ambitions, et à nous tenir en servage, quoi de mieux que le chantage à l'emploi, la précarité organisée, le boulot avec le flingue sur la tempe ?

*Certains noms ont été modifiés.

Robin est sur Twitter et sur son site.