FYI.

This story is over 5 years old.

News

Les Kurdes gueulent sous la pluie depuis six mois

Mercredi dernier, les Kurdes de Paris se sont rassemblés une nouvelle fois ; au début de l'année, l'une des leurs se faisait assassiner...

Il est 14h ce mercredi 18 septembre lorsqu'une foule clairsemée se rassemble devant l'Académie des Arts et Culture du Kurdistan, au 16 rue d'Enghien, dans le Xe. Six jours sur sept, cette petite voie sans charme, pleine de restos exotiques toujours vides et de réparateurs de chaudière au bord de la banqueroute, est l’une des plus calmes de Paris ; le mercredi, un peu moins.

La porte du Centre d'information du Kurdistan. Motif de l'infraction : assassinats

Publicité

Ils sont à peine une quarantaine à faire le déplacement chaque semaine pour crier dans des haut-parleurs rafistolés des trucs genre : « Nous sommes tous Sakine » ou « Justice pour les victimes », le tout dans un français approximatif. Il y a des hommes, des femmes, des jeunes, des vieux, mais surtout des vieilles femmes. Et des tracts aussi, avec des revendications en trois lignes qui ressemblent à des haïkus. C'est comme ça tous les mercredis, à côté de nos bureaux. Et aujourd'hui, pas de chance, il pleut des trombes et la manif se meut rapidement en fiasco indolore.

En fait c'est comme ça depuis que, le 9 janvier dernier, un mec est entré au 147, rue Lafayette, siège du Centre d'Information du Kurdistan, pour buter trois activistes kurdes à l'arme à feu. Pas n'importe quels activistes, en fait : Sakine Cansiz était l'une des fondatrices du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, l'un des groupes sécessionnistes les plus virulents en Turquie) et Fidan Dogan, la représentante en France du Congrès National du Kurdistan. Quid de la troisième victime, Leyla Soylemez ? « Dommage collatéral ; elle se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment », déclare Zilan, 18 ans, manifestante française d'origine kurde, qui attend devant les portes closes du Centre d'Informations.

Une cinquantaine de militants (douze, selon la police).

En réalité, l’affaire est un peu plus compliquée que ça. Une affaire de triple assassinat à l'arme à feu en plein Paris a peu de chances de passer inaperçu, et lorsqu’en plus ça touche à des sensibilités régionalistes datant de la création de la Turquie, il y a cent ans, on a des chances d'en entendre parler. D’autant plus que Ömer Güney, le tueur présumé, n'est pas n'importe qui non plus. Arrêté en juin, il serait affilié à l'extrême droite turque, proche des services secrets et déjà connu d'Interpol. « Il a été arrêté en Allemagne et dans d'autres pays d'Europe. Un mois avant l'assassinat, il faisait encore des allers-retours entre la France et la Turquie », indique Mehmet Ulker, président de la Fédération des Associations Kurdes en France (FEYKA), avant de lancer : « Les services secrets turcs étaient parfaitement au courant de sa présence. Comment se fait-il que les services secrets français ne sachent rien ou ne veuillent rien divulguer ? » Précisons quand même qu'Ömer Güney a opéré avec un silencieux et des manières qualifiées de « très professionnelles » par la presse.

Publicité

Pour la majorité des manifestants que j’ai rencontrés, la France a, sinon participé, en tout cas fermé les yeux. « La France est une alliée de la Turquie. Elle a plein d'intérêts économiques là-bas », clame Vedat, étudiant de 28 ans. Du coup, la manifestation du mercredi est devenue plus qu'un défilé en mémoire des victimes, elle est désormais la seule représentation d'une guerre invisible à trois belligérants. Au-dessus du cortège flotte en plusieurs exemplaires le portrait du leader kurde Abdullah Öcalan, histoire de rappeler que le mec est enfermé à perpétuité sur l'île-prison d'Imrali. Sur les drapeaux à fond jaune et vert, celui-ci ressemblait à un mélange d'icône révolutionnaire, d'intellectuel colombien à la Gabriel Garcia Marquez et de Jimmy Cliff.

Le terroriste kurde Öcalan flotte sous la flotte.

Vu qu'il flottait comme jamais, tout le monde se foutait plus ou moins du cortège et de ses drapeaux – à part les flics qui l'encadraient. On s'est dit que les manifestants méritaient qu'on les écoute un peu, bien que leurs théories soient nébuleuses. D’autant plus que dans le même temps, le PKK venait d'annoncer qu'il interrompait le retrait de ses troupes du territoire turc.

On a donc décidé de faire le tour des organismes kurdes de Paris ; après la porte fermée du Centre d'Informations, on s'est rendus à l'Institut Kurde qui nous a gentiment répondu qu'il valait mieux s'adresser à l'Académie des Arts et Culture du Kurdistan. Là, on nous a dit que le président de la FEYKA nous rappellerait sans faute, qu'il tiendrait parole, que c'était « un mec sympa ». Et c'est vrai, Mehmet Ulker est un mec sympa.

Publicité

Mehmet Ulker, visiblement déterminé. Photo via.

VICE : Le PKK a-t-il joué un rôle dans l'organisation de la manif ?
Mehmet Ulker : Non, le KCK (Front national de libération du Kurdistan) est aussi très présent. Toute idéologie est acceptée dans le cortège. L'organisation, on la doit principalement à l'académie, et surtout à des associations de femmes.

Cette manifestation s'affiche comme un mouvement de soutien aux trois militantes assassinées, mais on peut y voir des drapeaux à l'effigie d'Abdulah Öcallan. Est-ce un moyen d'embrasser le problème kurde au sens large ?
Abdulah Öcalan est un combattant, un leader pour tous le Kurdes, pas seulement les Kurdes de Turquie. Son image est devenue un signe de ralliement pour notre peuple. Vous savez, toutes les manifestations de Kurdes sont toujours plus au moins générales. Le triple assassinat touche indirectement le problème du Kurdistan, que ce soit en Turquie, en Syrie, en Iran ou en Irak. Donc oui, quand on manifeste pour ces femmes, on manifeste pour le Kurdistan tout entier. C'est un avertissement, on dit juste qu'on n'oublie pas. Et on veut que le vrai coupable soit condamné.

Qui, selon vous ?
C'est au gouvernement français de le dire. Le meurtrier n'a pas pu agir seul ; il a fait plusieurs allers-retours en Turquie jusqu'en décembre 2012, et puis soudain, en janvier, il a décidé d'aller tuer des militantes kurdes en pleine journée. Qui a-t-il vu en décembre ? La France aurait dû être alertée.

Publicité

Vous pensez que la France a joué un rôle dans ces assassinats ?
Probablement pas. Mais qu'elle l’a laissé faire, oui. L'opinion publique kurde en est convaincue. Comment les services secrets  pouvaient-ils ne pas savoir que cet homme était un militant d'extrême droite, arrêté plusieurs fois en Allemagne et aux Pays-Bas, entre autres ?

Des rumeurs couraient selon lesquelles il aurait fait partie du PKK et aurait été proche des victimes.
Il venait juste dialoguer avec les jeunesses kurdes, à Villiers-le-Bel (Val d’Oise). Quant aux victimes, il les avait déjà vues, leur avait sûrement déjà parlé, mais c'était un moyen de s'infiltrer.

On a aussi dit que des Kurdes hostiles à Sakine étaient impliqués dans l’assassinat. Qu'en pensez-vous ?
C'est faux. Dès le 8 juillet, le juge a abandonné cette piste pour s'intéresser uniquement à l'extrême droite turque, liée aux services secrets de là-bas. C'est à la police française d'enquêter. L'opinion publique kurde pense que les services secrets français sont également impliqués. Pour ma part, je ne peux pas dire ça. Je dis cependant qu'il est impossible que les services secrets n'aient rien trouvé. Ils auraient pu demander des renseignements à la police turque.

Imaginons que la France accepte d'aller plus loin dans son enquête. Les manifs continueraient-elles ?
C'est au comité des femmes de décider. Elles veulent connaître les vrais assassins.

En France ?
Aux États-Unis aussi. L'Amérique est aussi trempée. C'est elle qui a arrêté Öcalan [avec les services secrets turcs et israéliens, NDLR]. La Turquie est dans l'OTAN, c'est un allié à la fois de la France et des États-Unis.

Publicité

Mmh, OK. Croyez-vous que la situation du Kurdistan change dans les années à venir ?
Le PKK vient de retirer ses troupes du territoire turc, mais le gouvernement n'a pas bougé d'un iota. Erdogan parle de démocratisation de son pays et du Kurdistan, mais il pourrait très bien s’agir d’une manœuvre électoraliste : les élections municipales auront lieur en mars prochain. Je suis assez pessimiste.

Merci, Mehmet.

Suivez Matthieu Carlier sur Twitter : @MattCarlier

Plus de Kurdistan :

LES FEMMES-SOLDATS DU KURDISTANVidéo

LA MANIFESTATION FANTÔME DES KURDES D’EUROPE À PARIS

D’OÙ ÇA, LA FIFA ?Les exclus du football international s’affrontent au Kurdistan