FYI.

This story is over 5 years old.

LE NUMÉRO DU TALION

Les larmes des Tigres

À la fin du mois d’août 2012, comme chaque année à la même période, Paris était vide.

Une immense couronne de fleurs en l'honneur du guerrier tamoul Mathinthiran Nadarajah — "M. Paruthi" — lors de la cérémonie funéraire, à Saint-Denis, en janvier dernier. Photos : Hugo Denis-Queinec.

À la fin du mois d’août 2012, comme chaque année à la même période, Paris était vide. Alors que les derniers aoûtiens chargeaient leur caisse, laissant temporairement la capitale aux pauvres et aux journalistes précaires, je me souviens d’avoir écumé la ville fantôme pour trouver de bons sujets à proposer aux rédacteurs en chef en vue de la rentrée. C’est comme ça que Sylla et moi nous sommes retrouvés à enquêter sur les affrontements entre les membres de la communauté tamoule dans le quartier indien de La Chapelle, « Little Jaffna », au nord du 10e arrondissement. Les Tamouls sont une ethnie du sud de l’Inde et du nord-est sri-lankais qui vit depuis 1976 une histoire tourmentée ponctuée de nombreux conflits ; ceux-ci opposent l’État cinghalais aux Tigres séparatistes, qui réclament l’indépendance d’une région du Sri Lanka nommée Tamil Eelam. Les Tigres ont capitulé en 2009 à la suite de l’assassinat de leur leader légendaire, Villupilai Prabhakaran. Le portrait de celui-ci orne aujourd’hui les devantures d’un magasin sur deux du quartier de La Chapelle – on le reconnaît à sa moustache fournie et à son uniforme tigré. En France, la guerre fratricide n’a jamais cessé. Depuis 2007, près de 80 assassinats ont été perpétrés dans la communauté sri-lankaise pour des raisons qui échappent à la police nationale. En 2010, on a recensé une quarantaine de blessés, dont dix graves, résultat de règlements de comptes à la machette, à la hache et au katana. Un grand nombre de ces crimes ont eu lieu à La Chapelle, à la fois lieu de travail et d’habitation d’une grande partie de la diaspora d’Asie du Sud en région parisienne. Ici, les boutiques sont ornées de devantures écrites en alphabet hindi, les boucheries vendent essentiellement de l’agneau et l’on compte un taxiphone tous les 20 mètres ; cet « espace d’échanges commerciaux et de socialisation » regroupe une large majorité de Tamouls. Avant de devenir le meneur spirituel de la communauté tamoule, Prabhakaran a fait ses armes à la fin des années 1960. À l’âge de 19 ans, il a fait exploser une Jeep de l’armée sri-lankaise puis assassiné le maire de la ville de Jaffna. En 1976, il a créé le LTTE (Liberation Tigers of Tamil Eelam) et s’est lancé dans la lutte armée contre l’armée sri-lankaise – après avoir éliminé les dirigeants des autres groupes tamouls qu’il jugeait « trop modérés ». Spécialiste des attentats-suicide et accusé d’intégrer dans ses rangs des enfants soldats, le LTTE est aujourd’hui classé « organisation terroriste » par le Conseil de l’Union européenne. Néanmoins, ils bénéficient du soutien de la communauté tamoule, qui accuse l’État sri-lankais de génocide et continue de revendiquer son indépendance dans l’indifférence la plus totale de la part de la communauté internationale. Les Tamouls ont créé des structures relais dans plusieurs pays du monde, comme le Comité de coordination tamoule en France (CCTF), à Paris. À la fin du mois d’août, nous rencontrions ses deux dirigeants : Thiru Thiruchchoti et « M. Paruthi ». Nous ne nous doutions pas alors que ce dernier serait assassiné – vraisemblablement par d’autres Tamouls – à peine deux mois plus tard. Paruthi, de son vrai nom Mathinthiran Nadarajah, était un homme apprécié de toute la communauté. Ancien Tigre gradé au Sri Lanka et blessé au combat, il a pris la tête du CCTF sur ordre de Prabakharan suite à son exil en France dans les années 1980. Depuis, il subissait régulièrement des coups de pression, pouvant aller de la menace verbale à l’attaque au sabre. Lorsqu’on a entendu parler de son assassinat le 8 novembre 2012, on est immédiatement revenus à La Chapelle. Des taches de sang épais, pourpre, les pleurs des passants et les impacts de balle dans les vitrines des commerces alentour ne faisaient que confirmer les sinistres rumeurs : M. Paruthi était bel et bien mort. Une semaine plus tard, les gens du quartier, convaincus de notre intérêt pour la cause tamoule, nous invitaient aux obsèques de feu leur dirigeant. C’est ainsi qu’on s’est retrouvés dans une gigantesque cérémonie funéraire hindouiste organisée de l’autre côté du boulevard périphérique, à Saint-Denis. Là-bas, 10 000 Tamouls rendaient un dernier hommage à M. Paruthi. Trois heures durant, personne ne s’est demandé ce que l’on pouvait foutre là. Nous avons écouté des éloges funèbres en langue dravidienne, bu du thé anormalement épicé et déposé des pétales de fleurs sur un corps sans vie avec lequel nous avions interagi quelques semaines plus tôt. L’automne a fini par toucher à sa fin. Les jours se sont écoulés, sans que le moindre média français ne s’intéresse à l’assassinat. En revanche, à Little Jaffna, tout le monde restait persuadé que le meurtre de Paruthi avait été fomenté par l’État sri-lankais lui-même via son ambassade à Paris. Selon le CCTF, cette dernière pourrait avoir instrumentalisé les Tamouls responsables de la mort de leur président en leur offrant de l’argent en échange du cadavre de Paruthi. Côté cinghalais, on accusait Paruthi d’extorsion de fonds et on mettait sa mort sur le dos des gangs de jeunes Tamouls isolés de banlieue parisienne. Face à ces informations contradictoires, nous avons décidé de retourner boire du thé épicé en compagnie des membres du CCTF qui organisaient, en mars dernier, une nouvelle cérémonie en l’honneur des Tigres morts au combat. Là, nous avons sympathisé avec un jeune membre du comité qui accompagnait Paruthi dans tous ses déplacements et qui se trouvait assis à ses côtés, sous le même abribus, le soir où il s’est fait tirer dessus. Ayant déjà frôlé la mort à plusieurs reprises, il a refusé que nous indiquions son nom – ni même ses initiales – par peur des représailles. En revanche, il nous a ouvert les locaux du CCTF, situés rue des Pyrénées à Paris, pour nous parler de la violence dans laquelle baigne la communauté tamoule de Paris sous les yeux bienveillants de Prabhakaran (son portrait, même si d’après notre interlocuteur, il semble que le leader des Tigres soit encore en vie).

La communauté tamoule rend également hommage aux généraux et soldats des Tigres tombés au Sri Lanka et en Europe.

VICE : Pourrais-tu me présenter Paruthi, feu-leader du CCTF ?
S. : M. Paruthi a été un des premiers combattants à rejoindre les Tigres. En 1995, il a été gravement blessé à la jambe et les Tigres l’ont envoyé en France. Il a fait des études, est devenu comptable et a fondé une famille. Mais il avait changé : il fumait, buvait et portait les cheveux longs. On l’a renvoyé au Sri Lanka, où Prabhakaran en personne lui a demandé de prendre ses responsabilités. Il faisait toujours partie des Tigres à ce moment-là ?
Ce n’était plus un soldat mais il respectait toujours le code des Tigres. Il est revenu en France, a pris ses fonctions à la tête du CCTF et tout s’est très bien passé. Avant lui, il y avait eu des abus, d'anciens dirigeants qui se servaient des gangs pour résoudre leurs problèmes. Paruthi a calmé le jeu dans la communauté. C’est à cause de ça qu’il s’est fait agresser une première fois ?
Oui. M. Parhuti savait depuis le 30 octobre 2011, quand il s’est fait agresser au sabre à 100 mètres du CCTF, qu’il allait lui arriver un truc. Ce n’était pas un avertissement. Ils voulaient le tuer. Que s’est-il passé ce jour-là ?
On sortait du bureau vers 22 heures. On a vu deux mecs avec un sabre. C’était Halloween, on s’est dit que c’était juste pour s'amuser. Tout à coup, l’un des deux types m’a maintenu au sol tandis qu’un autre s’est occupé de Paruthi, qui s’est pris plusieurs coups de sabre. Mais c’est un soldat, il s’est défendu. Ses agresseurs se sont enfuis à toute allure pour éviter d’attirer l’attention. M. Paruthi était blessé ?
Au début, je pensais qu’il n’avait rien. Mais son jean était déchiré et du sang en coulait. Il m’a dit : « Appelle les pompiers. » On n’a jamais su qui étaient ces types, l’enquête de police n’a pas abouti. Peut-être que M. Paruthi savait, mais il était du genre à se taire pour éviter d'aggraver les tensions au sein de la communauté. Et sa deuxième agression, celle qui lui a coûté la vie ?
Ça s’est passé fin 2012. On était quatre à l’arrêt de bus, et soudain, la vitre se brise. Il y avait un mec derrière nous, un flingue à la main. Capuche baissée, une écharpe dissimulant le bas de son visage. Il a tiré quatre coups en tout. J’ai vu Paruthi se tenir la poitrine, puis se retourner pour voir la tête de son agresseur. Selon toi, cet assassinat est politique ?
Oui, je pense que c’était commandité. Le Sri Lanka a les moyens de soudoyer des Tamouls, de les retourner contre leur propre camp. En 2007, la police a débarqué et ils ont interpellé 23 membres du CCTF. Pourquoi ?
Pour des motifs inventés de toutes pièces : extorsion, détournement de fonds, et pour avoir « aidé une organisation terroriste ». M. Paruthi, en tant que président de l’association, a pris sept ans de prison. Il est sorti en 2010. Il n’y a à ce jour aucune preuve concrète contre lui dans cette affaire. Je pense que c’est une volonté de déstabilisation politique, M. Paruthi était très respecté et écouté en Europe – je pense que ça vient de l’ambassade du Sri Lanka. La mort de Prabhakaran, leader des Tigres, a-t-elle changé quelque chose pour le peuple tamoul ?
Pour moi, M. Prabhakaran n’est pas mort. Le gouvernement sri-lankais a déjà annoncé deux fois sa mort, et à chaque fois, il est réapparu quatre ans plus tard, bel et bien vivant ! Même si, dans dix ans, il n’est pas réapparu, pour nous il sera toujours vivant.